Le 09 avril prochain aura lieu le centenaire de la méconnue bataille d'Arras, la commune qui m'a vu naître et où je réside encore aujourd'hui. Elle se déroula du 09 avril au 16 mai 1917 et avait pour objectif de percer les défenses germaniques et d'engager l'Allemagne dans une guerre de mouvement. Etaient présents les alliés britanniques, canadiens, australiens et néo-zélandais. Au prix de lourdes pertes, les soldats canadiens s'emparèrent notamment de la crête de Vimy, un point stratégique.
Pour cette commémoration, ces communes attendent la venue du président de la république, du premier ministre canadien, de la famille royale d'Angleterre, ainsi que de très nombreux "touristes" qui viendront des quatre coins du globe honorer leurs morts et accomplir un devoir de mémoire.
Ce sont 150.000 soldats de l'alliance qui ont alors succombé sur les terres d'Artois.
Dans la nouvelle de Thomas H Cook, c'est le cinquantenaire de l'armistice de la grande guerre qui est célébré dans la liesse, le 11 novembre 1968.
A cette occasion, Franklin Altman prononce un discours dans une librairie de New York lors duquel il revient notamment sur l'oeuvre "Les héros" de Thomas Carlyle : Aucun héros ne peut changer l'histoire d'une nation. Il ne peut ni la réguler ni en changer le cours ; pas même Jules César ou Napoléon Bonaparte.
"Ce qui fait l'histoire, ce sont les grandes forces, et non les grands hommes."
Mais ce que le lecteur va surtout retenir, c'est cette partie : "Cinquante années avaient passé depuis la fin de la Grande guerre, et les prédictions improbables de quelques optimistes à tout crin s'étaient avérées justes. Ce fut vraiment la guerre qui avait mis un terme à toutes les guerres."
- Euh, monsieur Cook ? Vous n'avez jamais entendu parler de la seconde guerre mondiale ?
Diplômé en philosophie de l'Histoire, Thomas H Cook a probablement eu vent de la guerre 39-45, qui est d'ailleurs au centre de son roman La vérité sur Anna Klein. En revanche, Franklin Altman n'en n'a pas eu connaissance puisque Le secret des tranchées est une uchronie dans laquelle cette deuxième guerre n'a jamais eu lieu. Le cours de l'Histoire a-t-il été modifié ? Pourtant, dans la nouvelle de Cook, il est toujours question des conflits en Palestine qui perdurent.
A la fin de son élocution, un homme attend Altman et engage la conversation. Tout oppose les deux protagonistes.
Ils sont d'origine allemande tous les deux, ils sont âgés, ils ont fréquenté le même établissement secondaire ... Oui bon, ok, tout ne les oppose pas mais Franklin - autrefois Ziegfried - a eu une scolarité parfaite, a fait la guerre planqué dans les renseignements puis quand son pays natal a été vaincu et humilié, il a migré aux Etats-Unis. Issu d'un milieu favorisé, il a pu refaire sa vie, devenant collectionneur de livres : La terre promise lui a plutôt bien réussi.
"Il était devenu un homme qui, désormais, vivait heureux parmi sa collection de livres et de manuscrits".
Le second homme lui n'était pas si doué à l'école, était le souffre-douleur de ses camarades. Il a quant à lui connu les tranchées et a vu pendant la guerre des soldats mourir trahis par les services de renseignements de son propre pays.
"Il était clair que le malheureux, visiblement infirme, n'avait pas eu la vie facile."
Il y a donc bien une dualité entre Altman et "ce revenant si frêle qu'il paraissait transparent, persécuté." La vie a souri au premier tandis que le second semble avoir tout raté. Dès le début de leur échange, Altman sent une menace, une accusation muette. Son interlocuteur l'a reconnu, mais l'inverse n'est pas vrai. Même physiquement, ils sont différents : "C'était un vieillard cacochyme. Que pouvait craindre de lui un homme tel qu'Altman, robuste et bâti comme une montagne ?" Dans un sursaut de patriotisme, Altman invitera son dernier auditeur à dîner. Les deux hommes iront ensemble au restaurant et partageront quelques souvenirs de jeunesse, parleront de la difficile reconstruction de l'Allemagne et partageront leurs points de vue sur l'Histoire suite à l'allocution d'Altman.
Courte de 79 pages, la nouvelle de Thomas H Cook a été écrite en 2014 et était initialement disponible en e-book. L'éditeur ombres noires la propose sous format papier avec une interview de l'auteur clôturant le récit proprement dit. Le choix de la traduction du titre original est curieux : What's in a name ? - Ce qu'il y a dans un nom - était beaucoup plus approprié.
La nouvelle évoque en effet l'importance du patronyme davantage qu'un quelconque secret des tranchées, illustrant dans ce monde où l'Holocauste n'a jamais eu lieu les théories contraires de Marx et de Carlyle. Sans se noyer en réflexions philosophiques, Cook évoque l'aveuglement des hommes et introduit ce grain de sable venu perturber les rouages de l'Histoire, et qui ne nous sera révélé qu'à la fin de l'uchronie.
Pour cet écrivain, dire que c'est bien écrit relève du pléonasme, mais on ne retrouve pas non plus la magie de la plume d'Au lieu-dit Noir-Etang. La nouvelle est également bien trop brève pour permettre au lecteur une réelle immersion dans ce New York parallèle de 1968.
Mais la taille du texte n'empêche pas la force du message qu'il laisse passer. Et si un minuscule détail avait suffi pour épargner des dizaines de millions de vies ?
Un récit qui demeure donc néanmoins marquant et dérangeant avec sa chute, point d'orgue faisant tout l'intérêt de la nouvelle, que j'ai d'ailleurs aussitôt relue une seconde fois avec un tout autre regard.
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Quand la soupe fut servie, il devint clair pour Altman que son compagnon de table ne mangeait pas à sa faim. Il aurait sans doute pu le deviner à la minceur de sa silhouette, à sa peau distendue. Il avait déjà vu la faim, c'est pourquoi il trouva curieux, voire un peu dérangeant, que ses années d'abondance en Amérique lui aient fait oublier l'aspect fantomatique qu'elle donnait - les joues cireuses, les yeux creux, cette façon dont le pauvre diable ne pouvait s'empêcher de prendre deux bouchées à la fois du pain servi avec la soupe en s'essuyant vivement la bouche, avant d'en prendre deux autres. En allemand, on appelait cela fressen : manger comme un animal.
- Une nation peut toujours rechercher un héros capable de lui redonner son optimisme et sa foi en elle-même, poursuivit-il, mais ce qui fait l'Histoire, ce sont les grandes forces et non les grands hommes. C'est, dit-il avec un sourire, la conclusion à laquelle j'ai abouti au bout de nombreuses, très nombreuses années de recherches.
Evidence Of Blood Trailer 1998