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EAN : 9782330073886
120 pages
Actes Sud (04/01/2017)
3.96/5   94 notes
Résumé :
Vingt-neuf textes parus dans la presse au cours des dix dernières années – chroniques politiques, réflexions sur l’écriture et l’exil, essais mixtes sur les actions gouvernementales, les pesanteurs archaïques et les clichés à l’oeuvre dans la vie quotidienne en Turquie – qui éclaireront le profil d’essayiste engagée de Aslı Erdoğan et permettront de comprendre pourquoi l’auteur, victime de la chasse aux sorcières déclenchée en juillet 2016, est actuellemen... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (40) Voir plus Ajouter une critique
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« Je suis dans l'un des angles morts du destin, un noeud formé de toutes ces routes qui n'en finissent plus de se chevaucher, sans lumière, sans issue et sans retour comme dans un cercueil… » p. 13

Le témoignage d'Asli Erdogan est un brûlot « grave et nécessaire ». Pour la liberté, pour le droit d'expression, pour le droit des femmes à exister et celui des enfants à grandir en paix. Contre les mensonges et les exactions ininterrompues envers les intellectuels et les opposants au régime politique de son pays.

Physicienne et, aujourd'hui écrivain à part entière, Asli Erdogan aura 50 ans dans quelques jours. Ses parents avaient déjà eu à connaître la prison et la torture parce qu'ils militaient pour les droits de l'homme.

Les différents écrits de Ce Silence sont des cris, des cris de désespoir, de détresse, de désarroi, d'incompréhension, de désolation, de déchirement, de dévastation face à la violence et à la haine qui surgissent à n'importe quel moment, à n'importe quel coin de rue. Une répression qui, un jour ou l'autre, vous tombe dessus parce que vous défendez la cause kurde, parce que vous voulez que le génocide arménien soit reconnu, parce que vous soutenez la condition des femmes, parce que vous dénoncez l'oppression, la torture et la terreur institutionnalisées.

Asli Erdogan veut être le porte-parole de tous ces êtres brisés par la souffrance, de ce qu'elle-même a vécu dans le Bâtiment de Pierre où elle a été enfermée, de tous ces témoignages qui lui ont été confiés, de la peur devenue une compagne au quotidien, dans tous les gestes, tous les regards, tous les bruits de pas. Elle veut briser le silence, ces non-dits universels et millénaires, qui nous concernent tous. Cela ne se passe pas à l'autre bout du monde, dans une république bananière, il y a très, très longtemps, un temps que l'on peut regarder avec détachement, un temps qui n'existe plus.

Cela se passe à nos portes, aujourd'hui, dans un pays qui veut entrer dans l'Europe.

Le 14 mars 2017, Asli Erdogan sera fixée sur son sort qui pourrait être la prison à perpétuité.
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La nuit dernière, j'ai lu l'ouvrage d'Asli Erdogan d'un trait , comme s'il s'agissait d'un thriller.
Vu les nombreuses critiques favorables sur Babelio et surtout la superbe chronique de ClaireG, il n'y a pas grand-chose que je puisse ajouter de sensé. Sauf peut-être que je ne connaissais pas Asli Erdogan et que c'est grâce à une autre babélienne, ATOS, que je l'ai, enfin, découvert. Décidément, combien de bons auteurs et d'excellents livres n'aurions-nous, bibliophiles, pas manqué sans notre site préféré ?

Bien que je doive avouer que cela me chipote de n'avoir rien su de cette talentueuse turque jusqu'à il y a quelques jours.
Une des raisons réside sûrement dans les priorités de la presse de mon pays, qui relate fréquemment les frasques de son homonyme, le président-dictateur et les troubles, à cause de cet éminent chef d'État, dans la communauté turque de la province de Limbourg en Belgique, mais semble ignorer les écrivains méritoires de ce pays.

Ainsi, une jeune étudiante belge d'origine turque, Bilen Çeyram, a été incarcérée, en septembre dernier, lors d'une visite à sa famille à cause de prétendues "sympathies gauchistes". Une réaction véhémente de toute la presse belge, de gauche comme de droite, wallonne comme flamande, a incité les pouvoirs publics à entreprendre une action concertée et intelligente, qui lui a assuré une libération relativement rapide. Mais cela n'a pas empêché à la pauvre, pendant sa garde à vue, d'avoir été maltraitée et battue par des policiers de ce sinistre Recep Tayyip Erdogan. Comme pour beaucoup de mes compatriotes une visite à la glorieuse ville d'Istanbul est exclue tant que règne Recep Il Magnifico. Mes commentaires dans un magazine des Flandres risqueraient de me coûter des années de tôle ou même d'y pourrir, car je n'ai pas mâché mes mots pour attaquer sa politique 'éclairée'.

Depuis le coup d'État avorté l'année dernière, dont on ignore s'il n'était pas lui-même l'instigateur, ce fait a été largement exploité pour élargir son emprise sur son pays et son peuple, même les millions de turques résidant à l'étranger. Son obsession et sa haine de son ancien camarade, Fethullah Gülen, selon lui la cervelle derrière le coup, lui auront, en tout cas, permis une mainmise de la presse, et la liquidation virtuelle de toute opposition réelle ou seulement supposée. Il est impossible de donner un chiffre précis du nombre de prisonniers politiques, mais la population carcérale se compte par dizaines de milliers. En juin 2016, le grand leader à fait libérer 38.000 prisonniers, la plupart de droit commun, pour justement faire de la place aux comploteurs intellectuels.

Selon Reporters Sans Frontières, à la fin de l'année dernière 160 journalistes et 28 auteurs se trouvaient derrière les barreaux, parmi lesquels donc Asli Erdogan. C'est également le cas pour Murat Uyurkulak, connu pour son ouvrage "Tol" , Hasan Cemal, auteur de "1915 : le génocide arménien ", et de Pinar Selek, qui a écrit "La maison du Bosphore" et "Parce qu'ils sont armeniens", deux ouvrages appreciés sur Babelio.

Sans oublier que ce nouveau prophète cause de sérieux problèmes à l'Union Européenne. Encore récemment, au cours d'un entretien avec Angela Merkel (en marge du G20 à Hambourg) il a menacé de se retirer de l'Accord de Paris sur le climat, sous-entendu : s'il ne voyait pas beaucoup de sous. Il est vrai que l'important secteur du tourisme a baissé, l'an dernier, de 24,6 % en nombre de visiteurs et de presque 30 % en revenus. Turkish Airlines, considérée une des meilleures compagnies aériennes d'Europe, après des années de vache grasse, est évidemment en inquiétante perte de vitesse.
Mais davantage préoccupant est sa déclaration de vouloir restaurer la peine de mort. Il y a vraiment de quoi avoir une nostalgie à l'époque que la Turquie était dirigée par une femme, Tansu Çiller, de 1993 à 1996.

J'ai hâte de lire quelques autres ouvrages d'Asli Erdogan, comme "Le bâtiment de pierre" , "Les oiseaux de bois" et même "Je t'interpelle dans la nuit". Je termine en citant une phrase d'elle, relevé du magazine 'Diacritik' : " Je suis là, à cette heure sombre où j'aurais souhaité être ailleurs, dans un autre temps".
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Parce que le temps nous est compté ...
et parce que je l'ai promis,

Bien que je n'ai pas la force de Picasso et ...
quand bien même Guernica à endiguer la folie des hommes n'a suffit,

Alors je joins mon souffle à la voix forte d'Atos
Je le veux doux et chaud,
zéphyr bienveillant et universel

Et en dernier recours je mise tout sur l'effet papillon
Regardez le voler qu'il est beau de son battement d'ailes dont ...
Le silence même n'est plus à toi

Hélas
Le temps s'insinue
insensiblement
où seuls
les poètes
pourront
par leurs
pleurs
en rédemption
de l'innocence
qui meurt
arroser
les fleurs
de l'espérance
en nos coeurs
asséchés

Alors pourquoi les mettre en prison ???
Tuez un poète, réduisez le au silence et...
c'est le coeur de l'humanité
que vous am -putez

Voilà pourquoi ...
Astrid
pour ensemble
aviver l'espoir
...
de finalement retrouver le nom de ce bal perdu
https://www.youtube.com/watch?v=UGN1SeZ4r54

Non vous n'aurez pas ma haine
et s'il le faut je me ferai fontaine

A lire donc; à lire absolument !
Tant qu'il est encore temps...
Pour que volent à moi les papillons
En plein bouquets
butiner mes pleurs
Qu'ainsi rafraîchis ils essaiment la vie

Pour mieux comprendre ce dont je parle, lire ce livre, manifestement

et si je ne vous ai pas convaincu et si Atos non plus
je vous renvoie à cette très humaine lettre d'Elif Shafak postée par Joe5 le 22 novembre 2016,
moi non plus je n'ai pas oublié, ainsi se tissera la frêle chaîne de l'espoir ...
http://www.babelio.com/auteur/Elif-Shafak/22574/citations/1091675

A la vie,
Avec tendresse
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Qu'est-ce que le courage?

Asli Erdogan répond à la question lancinante que nous nous posons en lisant ces 29 articles écrits dans l'ombre noire de la répression, dans le massacre des libertés , dans l'étouffement du droit des femmes, dans la violente épuration ethnique, politique, intellectuelle qui sévit sous la dictature turque.

Qu'est-ce que le courage?

C'est désespérer et écrire quand même.

C'est avoir l'obstination de la vague qui se brise et revient contre la falaise. C'est renouer sans cesse le premier mot avec le dernier, et le dernier avec le premier, dans un cycle infini, un inachèvement éternel, de plus en plus las- mais toujours inlassable.

C'est ressentir, dans la solitude et la peur, la fraternité des chiens en maraude,et d'en tirer juste assez de force vitale pour ne pas mourir d'abandon.

C'est continuer à réclamer, contre les dénis et les années, la reconnaissance du génocide arménien, de celui - en marche- des kurdes.

C'est vouloir être aux côtés des femmes qu'on voile, des journalistes qu'on musèle, des opposants qu'on arrête, qu'on torture..avec son arme à soi : les mots, la poésie, les mots si fragiles et si puissants de la poésie.

Qu'est-ce que le courage?

C'est être faible, être seule, être désespérée, être malade, être arrêtée, mais continuer pourtant..

En lisant Asli Erdogan - avec quelle émotion- j'entendais, derrière ses mots, ceux d'un grand poète urugayen, Jules Supervielle, dans un de mes poèmes préférés: "Attendre que la nuit.." :

"Attendre que la Nuit, toujours reconnaissable
A sa grande altitude où n'atteint pas le vent,
Mais le malheur des hommes,
Vienne allumer ses feux intimes et tremblants
Et dépose sans bruit ses barques de pêcheurs,
Ses lanternes de bord que le ciel a bercées,
Ses filets étoilés dans notre âme élargie,
Attendre qu'elle trouve en nous sa confidente
Grâce à mille reflets et secrets mouvements
Et qu'elle nous attire à ses mains de fourrure,
Nous les enfants perdus, maltraités par le jour
Et la grande lumière,
Ramassés par la Nuit poreuse et pénétrante,
Plus sûre qu'un lit sûr sous un toit familier,
C'est l'abri murmurant qui nous tient compagnie,
C'est la couche où poser la tête qui déjà
Commence à graviter,
A s'étoiler en nous, à trouver son chemin."

A la voix de Jules Supervielle, me semblait répondre celle , fragile et forte, d'Asli Erdogan:

" Ecrire, contre la nuit, avec la nuit..Avec ses hésitations, sa langue, ses répétitions... A l'aide de ses mots somnambuliques, de sa mémoire qui se terre en elle-même... A la flamme vacillante d'une bougie qui brûle dans le coeur, au point de bascule ... A la lueur d'une étoile qui continue de briller, bien que morte depuis longtemps, et que tu as rapportée des confins...Regarder la nuit où ne pénètre aucun regard, enfermer le vide infini entre les points et les lignes, tracer des embranchements dans l'obscurité, toucher de ses mille doigts effilés les ombres et leurs objets....S'ouvrir de toutes ses forces à un cri noir auquel tu n'as pas su répondre, l'emplir d'une voix errante... "

Qu'est-ce que le courage? C'est "attendre que la nuit", c'est écrire contre la nuit avec la nuit. Lutter contre l'ombre avec les mots de l'ombre. C'est trouver, dans la nuit même, les mots qui, s'étoilant en nous, trouveront son chemin , à elle...

Qu'est-ce que le courage quand le silence même n'est plus à vous?
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Pour comprendre et avoir accès à la profondeur de ce livre, j'ai dû user d'empathie. Fragments du vécu, témoignages et articles, qui ont valu à l'auteur d'être incarcérée en Août 2O16 dans l'une des prisons turques pour femme, racontent l'innommable, l'indicible arrachés au silence. le silence même qui n'est plus à elle puisqu'ayant choisi de dire la vérité. Une réalité crue et sombre de la Turquie d'aujourd'hui dans la lignée d'Auschwitz qui révèle toutefois la lumière de l'espoir par ces textes sur les actes de résistance, la solidarité. Un cri, un arrachement qu'il faut savoir entendre. Une mise en garde, une nécessité de vigilance face à la montée dans le monde de ces « démocratures ». Asli Erdogan en liberté provisoire doit le 14 mars 2017 se présenter à son troisième procès où elle risque la condamnation à perpétuité. Elle ne se taira pas…
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critiques presse (1)
Telerama
18 janvier 2017
Ses articles ont valu à Asli Erdogan son incarcération par le régime turc. Les voici publiés en recueil.
Lire la critique sur le site : Telerama
Citations et extraits (64) Voir plus Ajouter une citation
Asli Erdogan, chroniqueuse d’une Turquie face à ses dénis
Free Aslı Erdoğan·mardi 3 janvier 2017
Parution d’un recueil d’articles de la romancière turque, libérée le 29 décembre 2016 après cinq mois de prison à Istanbul.
LE MONDE | 03.01.2017 à 10h22 • Mis à jour le 03.01.2017 à 10h31 | Par Marc Semo (Article réservé aux abonnés)

Ces mots, « le silence même n’est plus à toi », sont ceux d’un vers du grand poète Georges Séféris, prix Nobel de littérature en 1963, Grec d’Asie mineure hanté tout au long de sa vie par l’exode forcé, après la première guerre mondiale, de centaines de milliers des siens qui y vivaient depuis des siècles. Inlassable combattante des droits des minorités, physicienne et romancière, Asli Erdogan, incarcérée depuis le 16 août dans la sinistre prison pour femmes de Bakirköy, à Istanbul, à laquelle elle avait consacré un bouleversant roman (Le Bâtiment de pierre, Actes Sud, 2013), a finalement pu bénéficier de la liberté provisoire le 29 décembre. Mais de son propre aveu, « une partie d’elle-même reste en prison ».

Lors de son arrestation, ses notes de travail et trois de ses livres traitant des massacres des Kurdes et des alévis, fidèles d’une secte issue du chiisme persécutés par les Ottomans comme par la République, ont été saisis. Jamais elle n’a cessé de dénoncer les silences de son pays hanté par les fantômes d’une histoire jamais assumée, dont la « grande catastrophe » qui a anéanti les Arméniens de l’Empire ottoman en 1915, les répressions massives après les coups d’Etat militaires (1960, 1971, 1980), la « sale guerre » contre les nationalistes kurdes. « Peut-être qu’il ne faut pas juger le passé à la lumière du présent, mais en nous taisant et en faisant la sourde oreille, c’est notre crime originel que nous perpétuons », rappelle la romancière, accusée de participation à une organisation terroriste – le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, qui mène la lutte armée contre Ankara depuis 1984) – pour avoir fait partie du « comité consultatif » animant le quotidien prokurde Ozgür Gündem.
Sous un déluge de feu
Ecrits au cours des dix dernières années pour ce journal, interdit comme des dizaines d’autres médias après le coup d’Etat raté de juillet 2016 – les uns pour de présumés liens avec la confrérie islamiste de Fethullah Gülen, accusée d’en être le maître d’œuvre, les autres mis en cause pour leurs liens avec le PKK –, ces vingt-neuf textes (sur un total de cinquante de l’édition originale en turc) racontent l’éternel retour de ces tragédies devenues encore plus présentes avec l’intensification des opérations militaires contre la rébellion kurde dans le sud-est du pays. « Corps déchiquetés comme ensevelis sous les fondations d’une autre époque… Ames déchiquetées, mots en lambeaux, yeux plus morts que les morts. Et le seul reste d’un enfant, d’une enfance qui a duré douze ans : l’os noirci d’une mâchoire, brûlé jusqu’à la désintégration – qui sait par quel genre de flamme – gisant à l’entrée d’une cave tout imprégnée de l’odeur des corps brûlés vifs », écrit la romancière dans la chronique qui donne son titre au recueil. « Je ne veux pas être complice de l’assassinat des hommes, ni de celui des mots, c’est-à-dire de la vérité », souligne-t-elle.
Ces scènes se déroulent à l’automne 2015, quand la rébellion kurde du PKK lance une série d’insurrections urbaines, notamment dans la petite ville de Cizre, toute proche des frontières syrienne et irakienne. Les autorités turques répondent en assiégeant les quartiers insurgés avant de les reconquérir rue par rue, sous un déluge de feu, alors même que des civils y restaient piégés. Publié dans l’urgence après l’arrestation de la romancière, ce recueil ne date pas les chroniques et ne les contextualise pas, même dans une préface, au risque de perdre un lecteur français. Celui-ci risque de ne pas être suffisamment au fait de l’actualité turque pour comprendre à quoi se réfère la romancière dans chacun de ces textes écrits dans le feu de l’actualité – certains ont d’ailleurs été versés au dossier de l’accusation.

Prose imagée et puissante
L’indétermination des événements évoqués donne un caractère encore plus universel à sa prose imagée et puissante. Asli Erdogan verse certes parfois dans l’excès de pathos ou dans de hasardeuses analogies historiques comme dans la chronique « guerre et guerre », histoire d’un voyage « qui commence à cent kilomètres d’Auschwitz et s’achève cent kilomètres avant Cizre », deux réalités tout aussi « irracontables » : « La retraite désespérée face à l’immensité de l’inaudible, de ce qui est à jamais inaudible. » Toujours elle met la plume dans la plaie, racontant l’inexorable basculement de son pays vers un régime toujours plus autoritaire. Jamais jusqu’ici, malgré ses engagements, la romancière n’avait été arrêtée. « Ce n’est pas Asli qui a changé, c’est la Turquie », relevait récemment l’une de ses plus anciennes amies.
Ces chroniques ne parlent pas seulement de l’actualité, des engagements, des rêves fracassés. « Ma recette “personnelle” – il est certain que nul ne saurait enseigner à l’autre comment exorciser ses traumatismes – est d’approcher chaque existence avec le sens du destin », relève la romancière, soulignant que « cette coupe avec laquelle je puise dans l’océan amer de notre monde, et surtout de notre propre géographie, si elle m’a permis de goûter à l’amertume de l’autre, alors elle n’aura pas été bue en vain », écrit-elle. Asli Erdogan raconte aussi bien l’infinie désolation d’une nuit d’hiver dans la forêt, « où la lune surgit entre des nuages lourds et effrayants, telle une plaie violacée », que son émotion devant trois perruches en cage à la vitrine d’une animalerie, qui lui font penser à la prison où un ami élevait de tels oiseaux dans sa cellule.
La sensibilité est à fleur de peau dans les petites choses du quotidien comme pour les tragédies de grande ampleur comme cette nuit du 15 au 16 juillet 2016, celle du coup d’Etat raté. C’est le premier texte du livre et sa dernière chronique publiée avant l’arrestation. Le jour se lève après une nuit de sang et de combats : « Venue d’un soleil plus lointain et plus froid, la lumière ne réchauffe ni ne console, elle ne promet rien aux vies qui ont été sauvées ou perdues. »

Marc Semo
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« Que faut-il écrire ? Que peut bien faire l’écriture (la tienne), que peut-elle bien mettre en « mots », et au nom de quel monde peut-elle transformer celui-ci ? Jusqu’où peut-elle se baser sur la réalité ? Trois heures du matin, la pluie tombe par intermittences, bientôt à verse. Comme si c’était le bruit des secondes qu’on entendait battre sur le pavé. Je suis à ma place habituelle, dans ma nuit où j’entre comme on se faufile dans une tente. Problèmes « éternels », s’obscurcissant à mesure que l’ombre s’étend, pris dans l’étroit défilé qui coupe toute issue… « L’écriture est soit un verdict, soit un cri. »

Mot tant de fois prononcé, il lui arrive parfois de s’accrocher à l’homme telle une anaphore, de l’éparpiller entre ciel et terre. Puis il le jette subitement dehors, et l’abandonne sur les rives du silence. L’écriture, comme cri, naissant avec le cri… Une écriture à même de susciter un grand cri qui recouvrirait toute l’immensité de l’univers… Qui aurait assez de souffle pour hurler à l’infini, pour ressusciter tous les morts… Quel mot peut reprendre et apaiser le cri de ces enfants arméniens jetés à la fosse ? Quels mots pour être le ferment d’un monde nouveau, d’un autre monde où tout retrouverait son sens véritable, sur les cendres de celui-ci ?

Les limites de l’écriture, limites qui ne peuvent être franchies sans incendie, sans désintégration, sans retour à la cendre, aux os et au silence… Si loin qu’elle puisse s’aventurer dans le Pays des Morts, l’écriture n’en ramènera jamais un seul. Si longtemps puisse-t-elle hanter les corridors, jamais elle n’ouvrira les verrous des cellules de torture. Si elle se risque à pénétrer dans les camps de concentration où les condamnés furent pendus aux portes décorées et rehaussées de maximes, elle pressent qu’elle n’en ressortira plus. Et si elle en revient pour pouvoir le raconter, ce sera au prix de l’abandon d’elle-même, en arrière, là-bas, derrière les barbelés infranchissables… Face à la mort, elle porte tous les masques qu’elle peut trouver. Lorsqu’elle essaie de résonner depuis le gouffre qui sépare les bourreaux des victimes, ce n’est que sa propre voix qu’elle entend, des mots qui s’étouffent avant même d’atteindre l’autre bord, avant les rives de la réalité et de l’avenir… La plupart de temps, elle choisit de rester à une distance relativement sûre, se contentant peut-être, pour la surmonter, de la responsabilité du « témoignage »…

Aussi excessivement facile, tardif et vain que cela soit, il faut le dire explicitement : nous sommes coupables. Nous avons commis, dans ce pays, un crime atroce ; ceux qui en ont été les victimes ont trouvé ces mots pour le nommer, « Grande Catastrophe », nous avons éradiqué un peuple. Après avoir appelé les hommes à combattre dans nos armées, nous avons massacré à la pelle leurs femmes et leurs enfants, en les faisant marcher le ventre vide sur des routes interminables ».
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«  Sobrement, personnellement , simplement : je ne veux pas être complice.Je ne veux pas être complice de ces rafales de balles qui s'abattent sur des femmes, des enfants, des vieillards essayant de s'extirper des décombres, cramponnés à un drapeau blanc. Je ne veux pas être complice de cette mâchoire entièrement brisée qui appartient à un enfant de douze ans retrouvé dans une cave. Ni de ce sac à gravats qu'on dépose en disant «  voici ton père », qu'on dépose en disant « voici ton enfant », « environ cinq kilos d'os et de chair »...Ni du sort atroce qu'on fait subir à une mère qui attend depuis des semaines devant un hôpital en se répétant « un bout d'os calmerait ma peine »...Je ne veux pas être complice de l'assassinat des hommes, ni de celui des mots, c'est à dire de la vérité ».
p38
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Autrefois, il y a bien longtemps, en cet âge d'or qu'on ne reverra jamais, alors que l'éternité ne se heurtait pas encore au temps, il y avait de la lumière. Et le verbe. Et le coeur né du verbe. La terre et la forme. Mais rien de tout cela n'était suffisant pour que s'épanouisse le monde des hommes.

p. 133
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« L’air s’obscurcit tôt, la pluie se change en blizzard. Le vent âpre de la steppe tourbillonne au-dessus de la ville et de la vallée déjà couverte de neige. Le long hiver de l’Europe de l’Est, rude et impitoyable… Les chutes brutales de température, les orages, le froid insoutenable, l’obscurité… Les heures et les années pétrifiées dans une nuit devenue bloc de cristal. Monde d’horizons lointains et brumeux, presque imaginaires, dans la léthargie opaque et pesante d’un hiver qui ressemble au coma. La vie retirée au plus loin d’elle-même, attirée vers l’arrière, vers l’intérieur, vers ses propres profondeurs. Toutes les étoiles sont invisibles, et la lune surgit entre les nuages lourds et effrayants telle une plaie violacée, une flaque de sang qui goutte puis coagule dans des bandelettes de toile. Un œil injecté de sang, la pupille éclatée, qui essaie péniblement de s’arracher à l’obscurité, mais dont le regard révulsé, empli de douleur, se refuse à voir. Il ne dit rien, ne donne aucune réponse.

Je marche dans la nuit froide, sinistre et terrifiante, dans le silence glacé. Je suis seule dans la forêt spectrale. Comme la dernière survivante sur terre, comme une petite plaie surgie d’entre les bandelettes… Les arbres, secs et nus, ont perdu la mémoire en même temps que leurs feuilles, désespérés ils ont renoncé à être eux-mêmes, à se souvenir, à se tourner vers la lumière… De leurs longs doigts griffus, ils invoquent un temps vierge où les jours et les saisons n’ont pas cours, un temps réduit à une pure attente. Pure attente, pure perte… Je marche sur les traces d’une voix, d’un mot qui éclipsera la nuit. En route pour les tréfonds de la forêt nocturne… Pas une étoile en vue, on dirait que les mots s’éparpillent dans le silence comme des cristaux de glace que mon souffle exhale, les souvenirs, les existences et les émotions reposent inertes et sans vie sous l’épaisse couche de neige. Je ne ressens plus que le froid, et mes doigts gelés au point ne plus rien tenir, la nuit s’obscurcit au fur et à mesure que je marche, mes morts se retirent dans leurs tombes et grelottent… »
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