Mais, comme j'avais dit que je l'aimais, je n'allai pas chez elle. Je rentrai chez moi tout droit. La première chose que j'y rencontrai fut la glace, et moi dans la glace.
Je restai suspendu à mon propre regard sans battre la paupière. Un ruisseau d'ombres passait entre les îlots pâles du visage, qui peu à peu les entraîna, les noya, les mêla.
Puis le mélange se sépara : les éléments de boue et d'eaux s'écoulèrent, ceux de roche durcirent, ceux de glace et de feu se ramassèrent au milieu dans le regard qui commençait à creuser la masse solide, à éventrer les souterrains pourris.
Les dents me frappèrent, comme une poignée de cailloux une vitre. Je cessai d'être moi-même pour devenir celui qui, de la glace me regardait. Puis j'hésitai ne sachant qui j'étais.
Le visage de ma mère couvrit ma laideur et pleura. Puis la face de mon père se plaça devant la mienne, dure, pour me défendre et puis pour m'accuser.
Une auréole de ténèbres et de vide circulait autour de ma tête. Un grand trou s'ouvrit derrière mes épaules et d'un moment à l'autre une main allait me saisir par la nuque et me tirer en arrière, mais doucement, délicatement, pour ne pas me tuer, pour m'enfermer face à face avec mon infamie pendant toute l'éternité.
Je regardai la clarté de la bougie tourbillonner au plafond. Je m'accrochai avec acharnement à la pensée que, l'année passée, à cette heure, exactement, je rentrais dans notre chambre.
Abri contre tout le mal et la laideur du monde, où était-elle, à présent notre chambre ? Elle flottait à la dérive, en arrière dans le temps, et nul effort humain ne pouvait me la rendre.
"Tu as de l'appétit, j'espère," disait ma mère en versant la soupe. Mais la cuillère restait suspendue entre l'assiette et les lèvres, et je la regardais.
Il me vint un désir violent de la voir. J'ouvris dans un coin une mallette. J'en tirai une photographie.
Elle était là sous une ombrelle dans un jardin, jeune fille et telle que j'aurais voulu la connaître. Je m'arrêtais au bord de l'image. Rien ne pouvait me faire pénétrer sous le glacis, marcher, courir sur le gravier de l'allée, l'appeler, lui faire relever la tête et tourner vers moi ses yeux qui fixaient un autre que moi.
Elle sortit des joncs en secouant ses cheveux.
Elle dit : "Je suis Plumette la fille d'ici", et elle montra la ligne flottante des herbes, la courbe de l'eau et les peupliers sages.
"Moi je suis le commis, je tire la charrette.
- C'est lourd ?
- Non, mais ce qui est lourd c'est l'indifférence des autres.
- J'ai compris", et elle m'entraîna.
Alors j'ai su que l'herbe des rivières cache des vallées sans charrettes, des palais sans hommes, des royaumes habités de courant, de reflets et de bulles.
Elle me permit d'être roi et quand je parlais tout le monde m'écoutait et personne ne me dit que j'étais bête.
C'était une chambre pleine de passé. Sur le mur il y avait un militaire avec des moustaches, un collégien à casquette galonnée, une première communiante et tous ces gens-là étaient morts. Sur la cheminée, dans un vase noir, séchaient des monnaies-du-pape. Le piano, les fauteuils, le guéridon se souvenaient de ceux qui étaient morts. L'usure du tapis conduisait leurs pas vers la porte. Seul le feu vivait dans sa grille.
Je rentrai à la tombée de la nuit, après de longues marches. Je me couchai, et couché je m'aperçus que je pleurais : c'est que, marchant au hasard, je n'avais pas trouvé ce que j'allais cherchant ; j'avais suivi çà et là un manteau dans une foule, une taille effacée : sait-on tous ceux qui sont dans une foule : comment peut-on savoir si quelqu'un n'y est pas ?
[RARE] Luc DIETRICH – Une Vie, une Œuvre : La soif d'être (France Culture, 1994)
Émission "Une Vie, une Œuvre", par Jacqueline de Roux, diffusée le 3 mars 1994 sur France Culture. Invités : Michel Random, Frédéric Richaud, Yann de Tourmelin et Jean Daniel Jolly Monge.