En Prusse orientale, de génération en génération, les filles Karsten, droites et intègres, subissent une sorte de fatalité en épousant des hommes qui se révèlent indignes d'elles. Gina Karsten n'échappe pas à la règle. Elle épouse un veuf, père d'un enfant, qui n'a pas plus de coeur que d'honnêteté : Albert Zerrgiebel. L'enfant qui va naître de leur union sera-t-il un petit Zerrgiebel, ou héritera-t-il des qualités de la lignée Karsten ? Tel est le fil conducteur de ce livre qui nous mène de l'enfance de Jean à son entrée dans l'âge adulte.
Jean commence son éducation dans les forêts chères à Ernst Wiechert. Comme dans d'autres de ses romans, c'est en effet au contact de la nature que l'homme se régénère et se purifie des influences mauvaises dont il a pu être victime. Il y retrouve la place première qui lui a été attribuée lors de la Création.
Là, des figures d'hommes simples et droits contribuent à son éveil : son grand-père Karsten, le garde-chasse dit « l'homme à la barbe noire », le berger qu'il surnomme David ou encore le pêcheur qui l'appelle « l'enfant élu ».
D'autres rencontres, elles, vont le confronter à la découverte du bien et du mal : le mal, à travers la malhonnêteté de son demi-frère, Théodore, et la méchanceté de M. Knurrhahn, l'instituteur, et de M. Weishaupt, son professeur au lycée ; le bien à travers la gentillesse d'amis qui "savent l'importance des choses inexprimées" (page 149) et de M. Luther, un autre de ses professeurs.
Enfin, Jean va connaître « l'obscur instinct qui transforme en unité la dualité » (page 192) et frissonner devant « le mystère de la possession » (page 222). A Lisa, sa tentatrice, Jean va demander s'il a été un instrument ou un but (page 212). Lisa aura peur, au point de se demander « si Dieu ne se tient pas au coin de la rue pour la regarder, comme si l'odeur de la première pomme se trouvait encore sur ses lèvres » (page 229).
Karsten ou Zerrgiebel, de quel côté la pièce va-t-elle tomber ? Et, même si le tribunal tranche pour attribuer à Jean le nom de Karsten, le côté sur lequel elle va tomber sera-t-il le seul fait du hasard ? Ou bien Jean a-t-il la capacité de faire tomber la pièce du bon côté, en orientant le sens du mouvement, c'est-à-dire en donnant un sens à sa vie ?
Roman plein de poésie, dans lequel les mots sont utilisés tantôt au sens propre, tantôt au sens figuré, conduisant le lecteur à relire la phrase pour en déceler la signification. Roman onirique aussi, où l'on est parfois perdu entre la part de réalité et la part de rêve. Roman au rythme lent, où l'usage de l'imparfait ou du passé simple fait place, tout d'un coup, au présent, comme pour mieux associer le lecteur à ce que l'auteur s'apprête à lui révéler. Roman profond surtout, où les références à la bible sont autant de repères qui jalonnent l'apprentissage de la vie du héros. Roman dense enfin, où il est beaucoup question de destin et du « Pays-sans-Peur » auquel Jean aspire et « que la nature lui destine » (page 80), celui où « une lumière brûle pour qu'on sache qu'on n'est pas perdu » (page 58).
Ernst Wiechert ? Décidément, un grand auteur !
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Devant la porte de sa chambre,dans l'obscurité, elle saisit la tête de Jean entre ses mains ,et le regardant dans ses yeux invisibles.《 Jean,dit- elle,le sang et les larmes de tous les tiens,tu les as déjà essuyés.Toutes les filles Karsten sont rassemblées ici dans l' obscurité, libres ,sauvées..... Je te remercie, mon Jean.....》
Elle leva alors la main vers ce qui brillait dans l'ombre et qui était le front de son fils et par deux fois frôla doucement l'étroit espace entre les sourcils, comme naguère lorsqu'il n'était encore qu'un enfant. ( Page 255).
Le prêtre déclara que Dieu lui- même les avait réunis.Les prêtres ont coutume de dire ces choses,mais souvent la volonté divine ne se manifeste que bien plus tard: chez les enfants,ou même chez les petits enfants,à la troisième où à la quatrième génération.Il arrive que cette révélation jaillisse comme une flamme s'élève d'un toit ,brillante et terrifiante,dans la nuit obscure; il arrive aussi qu'ellese borne à un sourire énigmatique le jour des noces d'argent,à une larme qui perle lorsque s'élève une chanson évocatrice des jeunes années,à une ride qui ne s'efface pas d'un visage qui déjà repose dans le cercueil.( Page 5).
Quand le dîner fut fini, Jean se leva et passant de l'un à l'autre les remercia pour tout. Mais il ajouta que sa joie en ce jour était incomplète parce qu'il venait de voir lapider une femme adultère et de contempler le visage d'un mort. Et aussi parce qu'il était de la lignée des Karsten et que c'étaient les siens qui lui avaient permis de connaître ce qui est grand et ce qui est juste, la forêt et l'eau, les étoiles et les animaux. Et qu'ayant reconnu qu'ici-bas les choses grandes et justes étaient déformées ou n'existaient qu'en quantité infime, il avait décidé de ne pas devenir poète ou paysan, mais de veiller à ce que la justice et la grandeur fussent instaurées sur cette terre (pages 253-254).
Gina posa sa main sur le bras de Jean, et ce geste révéla au jeune homme que les images de la vie se déplaçaient lentement, que le balancier quittait son point d'équilibre pour se mettre en mouvement, que le protégé se muait en protecteur, le guidé en guide, que la mère allait s'arrêter à la limite que les Karsten avaient atteinte en elle et que c'était à lui maintenant d'assumer le fardeau, de le porter jusqu'à l'endroit où celui qui lui succéderait l'en déchargerait à son tour (page 254).
Jean marche à côté de la charrue qui trace des sillons montants et descendants. Il aime la démarche pesante des chevaux, le crissement des mottes, cette progression silencieuse vers l'éternité. Le poids de la vie s'allège au fur et à mesure que passe et repasse la charrue; tandis que s'étendent les bandes foncées du champ, la foi dans ce qui est possible s'accroît, la peur de l’impossible s'atténue. Jean avance dans la grandeur, mais dans une grandeur qui ne dépasse pas l'homme (page 75).