Mon bonheur était là. Simple. Une femme que j’aime, une petite fille merveilleuse, des voisins sympathiques et attachants, une aisance matérielle inhabituelle pour la petite famille que nous étions.
Ce bonheur était insolent. Peut-être n’avais-je pas le droit d’être aussi heureux sur mon île verte et fleurie. Pourtant, je ne l’avais pris à personne. Je l’avais construit moi-même, patiemment, avec l’aide de Claudia, sans jamais faire de mal à qui que ce soit. Je le pensais assez solide pour être éternel. Je le découvrais éphémère, ne tenant au fond qu’à un cheveu. Fragile.
Détruit par trois mots : Sarah a disparu !
Il y a une éternité, ma vie s’est écroulée comme un château de cartes. Je croyais pourtant que rien ne pouvait ébranler le havre de bonheur dans lequel j’évoluais, baigné dans l’amour de ma femme et de ma petite Sarah. Ses « Pa, pap, papa, ma, mama, boouh...» étaient pour moi les plus belles chansons a capella que l’on puisse entendre, et je les préférais de loin aux plus belles mélodies de MTV. Mais elle grandissait vite. Trop vite. J’avais encore dans le nez son odeur de bébé, senteur exquise qu’aucun parfum sur Terre ne pouvait égaler.
En se donnant la peine de gratter un peu la fine couche de respectabilité qu’arbore notre société, on découvre très vite les pires excès de corruption et de vice. Vous me direz que c’est vieux comme le monde, et vous aurez raison. Ce qui est malheureux, c’est que l’on feint de ne rien voir, on évite de trop y croire pour ne pas gâcher sa propre vie. Jusqu’au jour où le mal vous touche personnellement et vous attaque dans votre propre chair.
Je me demandais ce qui pouvait pousser un être humain à faire tant de mal à ses semblables. Question éternelle, que j’avais abordée en son temps avec mes élèves. Question pour laquelle nous ne trouvâmes jamais aucune réponse. Ni Socrate, ni Platon, ni les philosophes contemporains ne pouvaient éclairer sous un jour nouveau les raisons de cette cruauté de l’homme pour l’homme. Éternel recommencement de Abel et Caïn. Immuable répétition des erreurs de l’histoire, de ses pages qui se tournent sur des exterminations chaque fois renouvelées. Indiens, Noirs, Arméniens, Juifs, Bosniaques… à qui le tour demain ?
Quand on ôte la vie à quelqu’un, on n’en ressort pas complètement indemne, croyez-moi !
— Quand on tue un serpent venimeux, cela ne peut faire que du bien.
— Pourquoi le tuer s’il ne vous mord pas ?
— Ses morsures sont marquées dans ma chair. Je suis en sursis, et le poison est en train de me tuer petit à petit. Il est des êtres nuisibles dont il vaut mieux se débarrasser pour les empêcher de faire du mal. Savoir que l’on risque de partir en laissant d’autres malheureux subir les mêmes souffrances que celles que l’on a endurées est une chose que l’on ne devrait pas tolérer.