C'est avec une délectation à peine dissimulée que j'ai entrepris la lecture de la deuxième partie du domaine de l'écureuil.
Dans la première partie, comme le rappelle le résumé ingénieusement placé en prologue, «Mickie Katz est engagée pour remettre en état le manoir de Savannah Warlock célèbre romancière disparue il y a dix ans, dans des conditions demeurées obscures.»
J'écrivais moi, dans ma chronique postée le 19 avril, :
Mickie va jouer les détectives et découvrir que l'histoire de Savannah traverse «...tous les fantasmes des années soixante à soixante-dix : la paranoïa, la peur de l'apocalypse nucléaire, le mysticisme béat, l'exploration des paradis artificiels, la sexualité débridée...»
La deuxième partie du Manoir de l'écureuil est à la hauteur des 91 pages qui l'ont précédé.
Mickie y directement est confrontée au passé de sa mère dont elle retrouve le journal dans de mystérieuses circonstances. Son titre «Confessions d'outre-tombe» la laisse songeuse. Elle s'attelle sans tarder à sa lecture :
«Quand tout commence, je viens d'avoir vingt ans, je débarque de la caravelle Swissair, à l'aéroport de Zurich…»
Anna Katz, orpheline mineure, de parents concertistes, est placée sous la tutelle de « (...) Gérald Étienne-Marie de Gozzanova, (...) un vieux rapin qui a brûlé la chandelle par les deux bouts et culbuté une pleine armée de modèles. (...) très vite (elle l'appellera) « Gozzo ».
Il lui transmet sa passion pour le dessin et c'est grâce à lui qu'elle devient l'illustratrice de renom qui, des années plus tard, se verra confier en exclusivité, pour son plus grand malheur, les couvertures de tous les romans de Savannah Warlock.
La boucle est bouclée. Entre les deux extrémités de la boucle, Mickie apprend dans quelle circonstances elle est née ; «J'ai été imprudente. Un jour, je prends conscience que je suis enceinte. En Suisse, il me serait facile d'avorter mais je ne parviens pas à me décider. Je ne sais pas pourquoi. La peur de la solitude sans doute.» ; quelles sont les relations entre son père et sa mère, « Quant à Russell… Il est là sans l'être. Nous n'avons pas grand-chose à nous dire. Notre histoire était affaire de peau. de lit. de sexe. Une fureur qui a fini pas s'étouffer.» ; et comment sa mère vivait sa maternité «Ma fille me méprise. (...) A-t-elle seulement conscience que si je ne me tuais pas à la tâche, nous serions à la rue, car son père n'a jamais ramené une thune à la maison ? Bon, je ferais mieux de me taire. Voilà que je déconne encore.»
Mais ce n'est pas le plus important. Elle doit poursuivre la mission confiée par Benjamin Lovssonn à l'Agence 13.
En attendant, elle s'efforce de démêler peu à peu, allant de découvertes en désillusions, de fausses joies en vrais déceptions, l'écheveau des liens complexes tissés entre Savannah et sa mère.
Quand Anne Katz évoque Savannah Warlock :
«Savannah parle comme elle écrit, avec le même souci d'efficacité. J'hésite à la prendre au sérieux. Je ne veux pas dire par là qu'elle ment consciemment, non. Mais peut-être a-t-elle fini par se persuader que cette histoire, inventée de toutes pièces, est vraie. Autohypnose ?»
Lorsque Savannah Warlock engage Anne Katz :
« Vous ne travaillerez pour personne d'autre, insiste Savannah qui me devine hésitante. Je vous engage pour dix illustrations, ce qui représente environ cinq ans de labeur. Je dois cependant vous avertir que vous ne vous tournerez pas les pouces. Il est possible que je vous demande de recommencer dix fois la même peinture, voire davantage, car je suis perfectionniste et j'ai une idée très claire de ce que je veux. »
Le roman est habilement construit. La deuxième partie est toute en contre point des présomptions que Mickie en commençant son enquête. Mais, seront-elles confirmées par les éléments du journal de sa mère ou non ? A vous de le découvrir.
Serge Brussolo excelle dans ces romans courts bien calibrés sans brader l'essentiel du style de l'auteur, notamment son inventivité, son art du rebondissement et sa verve nostalgique. du concentré, de la substantifique moelle dans lequel le lecteur se plonge sans vergogne.
Pour le style brussolien :
«Et, nous plantant là, il est parti s'étendre dans le bureau voisin dont il a ostensiblement claqué la porte. Finch, lui, n'a pas bougé d'un poil et continué à tirer sur son étron puant en me couvant d'un oeil inexpressif.»
Pour la verve nostalgique :
«Un antique juke-box Rock-Ola de 1962 diffusait Chica, Chica, Boom, Chic de
Carmen Miranda.»
«Dans mon dos,
Carmen Miranda chantait Bananas is My Business.»
«Je me suis fait la réflexion qu'elle ne m'avait pas demandé des nouvelles de mon père. Au centre du cendrier, le short robusto était maintenant éteint et
Carmen Miranda chantait Mama Yo Quiero.»
Pour l'inventivité :
«J'ai pensé à Gary, l'ancien enfant-loup, l'unique survivant du jardin d'hiver, qui avait appris à tuer dès son plus jeune âge. Finch et ses copains, vieux — trop vieux — routiers des polices parallèles, étaient-ils encore capables de l'affronter ? Rien de moins sûr !Je me suis redressée. du coin de l'oeil, j'ai inventorié le contenu de la pièce à la recherche d'une arme de remplacement.— Vous devriez prévenir vos amis que Gary dispose d'un fusil de vétérinaire tirant des fléchettes soporifiques, ai-je murmuré. Avec ce truc, il n'aura même pas besoin d'aller au contact pour les neutraliser.— Un fusil à fléchettes ?»
Pour les rebondissements :
«— Le sénateur n'a pas apprécié. L'affaire prenait mauvaise tournure. Il a eu peur du scandale et nous a ordonné de laisser tomber. Dans ce pays, porter atteinte à la protection des sources journalistiques, c'est pire que de tenter d'assassiner le président. On m'a accusé d'avoir saboté la mission, j'ai écopé d'une mise à la retraite anticipée. Je me suis reconverti dans la police municipale. Et c'est là, en écoutant radoter mes collègues autour de la machine à café, que j'ai appris la disparition de Savannah et de son trésor.»
Comment ai-je pu vivre jusqu'à présent sans lire
Brussolo ?