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EAN : 9782021296556
208 pages
Seuil (21/09/2017)
4.1/5   5 notes
Résumé :
Ce qui distingue la fiction n'est pas un défaut de réalité mais un surcroît de rationalité. Selon Aristote, elle dédaigne l'ordinaire des choses qui viennent les unes après les autres pour montrer comment l'inattendu advient, le bonheur se transforme en malheur et l'ignorance en savoir. La fiction moderne a remis ce modèle en cause pour épouser le rythme des existences quelconques et occuper le bord extrême qui sépare ce qu'il y a de ce qui arrive. De Stendhal à Joã... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Jacques Rancière montre dans « Les bords de la fiction » comment chaque époque est caractérisée par une configuration plus ou moins souterraine qui dessine sa culture, une grille du savoir qui rend possible tout récit, toute production d'énoncés. Cet a priori historique, c'est peut-être une épistémè foucaldienne : des socles profonds qui définissent et délimitent ce qu'une époque peut fictionner– ou ne peut pas fictionner. Tout énoncé semble avec Jacques Rancière se développer dans le cadre de cette sorte d'épistémè et avoir partie liée avec les autres champs qui lui sont contemporains. Jacques Rancière montre comment vient se loger dans l'élaboration de ces différents modèles fictionnels la figure de l'homme comme objet de connaissance : l'homme qu'on aperçoit, l'homme qui parle, l'homme qui travaille, l'homme qui vit.


Les principes aristotéliciens de la rationalité fictionnelle forme encore aujourd'hui la matrice stable du savoir que les sociétés produisent d'elles-mêmes. Ils permettent de dire comment en généralité les choses peuvent arriver. Les évènements selon ces principes en effet n'arrivent pas par hasard, ils sont la conséquence nécessaire de causes et d'effets. le malheur et le bonheur du héros tragique aussi ne sont-ils pas des fatalités imposées par les Dieux mais les conséquence d'erreurs et de vérités. Simultanément également, l'effet doit être alors contraire à ce qu'il laissait attendre et révélateur de quelque chose. La rationalité de la fiction est qu'un état mène à l'état inverse – prospérité et infortune, attendu et inattendu – et que du même coup ce qui était ignoré devient connu. Il s'agit de montrer comment des causes produisent des effets en inversant les apparences et les attentes, comment la prospérité nous attend au terme des épreuves subies ou le désastre au terme des illusions du bonheur. Les principes aristotéliciens sont ceux d'une causalité paradoxale où la vérité s'impose comme le retournement de ce que les apparences laissaient attendre. Cette rationalité causale de plus ne doit concerner que ceux qui agissent et qui peuvent attendre quelque chose de leur action. Pour elle, la plupart des humains n'agissent pas et donc la réalité fictionnelle ne devrait concerner qu'une très petite partie des gens et de leurs activités. Elle ne serait concerner la masse des êtres et des situations appartenant à l'univers répétitif des choses et des évènements matériels qui viennent simplement les uns après les autres sans créer d'attente, ni susciter d'erreurs, ni générer évidemment des renversements de fortune.


Ce sont les mutations de cette épistémè classique à l'origine du récit occidental, qu'au long cours de brillantes lectures, Jacques Rancière traque dans son ouvrage. La science sociale et la littérature à l'âge moderne ont en effet opéré une transformation déterminante de la réalité fictionnelle ancienne. Ce qui les fonde toutes les deux désormais, science sociale et littérature, c'est l'abolition de la division qui opposait la réalité fictionnelle des récits à la succession empirique des faits. L'individu engagé dans la réalité globale d'une histoire et l'individu quelconque capable des sentiments les plus intenses, les plus complexes ne font plus un seul et même sujet. La science sociale s'est emparé de l'individu engagé, la littérature s'est attaché l'individu quelconque. La science sociale, si elle a repris à son compte les principes aristotéliciens de la rationalité fictionnelle articulant temporalité et causalité, c'est pour en abolir les frontières qui délimitaient un champ trop étroit de validité. Pour elle, le monde obscur des activités matérielles et des faits quotidiens est maintenant susceptible de la même rationalité que les agencements de l'action tragique des élites. La littérature quant à elle, pour inclure dans son travail toutes les activités humaines, a détruit purement et simplement le principe même de rationalité fictionnelle aristotélicien. Récusant les anciennes formes d'articulation entre temporalité et causalité, elle a fait de la puissance inhérente aux choses, aux évènements et aux êtres le principe d'une rupture avec les grands schémas de passage de la fortune. C'est à ce prix que la littérature, mélangeant les temporalités, a pu creuser les potentialités du moment quelconque, du moment vide où la reproduction du même et la possible émergence du nouveau sont en balance.


Les différentes lectures de Jacques Rancière mettent à jour ces nombreuses transformations de l'épistémè originelle. Gustave Flaubert ainsi avec « Madame Bovary », au grand dam d'une certaine critique, inscrit sur le blanc des pages ce qui s'aperçoit au loin : la trivialité des petites gens et l'embarras des choses ordinaires. Son regard se porte ailleurs, il fait briller la fille de province et reconnait son semblable dans cette femme quelconque qui souffre et espère. Victor Hugo, quant à lui, n'ouvre que furtivement « Les misérables » à ce qui ne peut l'encombrer, ce qui malgré tout est secondaire : le bonheur stupide de Cosette dans les bras de Marius. Cette ouverture furtive cependant porte en germe la nouvelle qui fait un tout du simple malheur de vies qui, comme chez Guy de Maupassant, ne sont rien. Pour Rainer Maria Rilke, dans ses « Cahiers de Malte Laurids Brigge », ce sont au contraire l'agression directe du dehors indigent qui sont la condition même de l'écriture. Ce qui donc autrefois séparait hermétiquement les classes, séparait également la fiction romanesque de la réalité ordinaire. Les nouvelles visibilités sont désormais, comme on le voit, propres à rapprocher les âmes autant qu'à séparer les conditions en mettant sous le regard des lecteurs aisés la face honnie ou apitoyée de la société. Il faudrait maintenant évoquer la longue la lecture que fait Jacques Rancière de « Sous les yeux d'Occident » ou de « Au coeur des ténèbres » de Joseph Conrad, évoquer tous les personnages que le romancier libertarien peut imaginer parce qu'il les a rencontrés, parce qu'il peut sympathiser avec leur chimère, y reconnaitre le réel d'une illusion auquel un individu sacrifie sa vie. Il faudrait sans doute aussi évoquer ici la parole du muet dans « le bruit et la fureur » de William Faulkner telle qu'elle est perçue par Jacques Rancière : cette parole singulière que l'écrivain étasunien prête à celui qui ne peut absolument pas s'exprimer n'est pas celle de la douleur de l'idiot mais celle d'un sans voix ; elle est le bruit de l'idiot qui réfute toute hiérarchie aristotélicienne entre ceux qui exprime la peine ou le plaisir et ceux qui manifeste ou discute le juste et l'injuste.


L'épistémè en transformation a aussi partie liée avec le champ de la science qui lui est contemporain. Ainsi, « A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust est pour Jacques Rancière un roman de la connaissance où le savoir s'acquiert comme fruit de l'expérience qui dissipe les apparences mensongères. Il n'y a pas pour l'auteur d'âme sincères, comme le croyait Stendhal, pour la simple raison qu'il n'y a pas d'âme qui sache le vrai sur elle-même. Les corps n'avouent que si on les prend sur le fait, si on ne leur demande rien. le siècle de la science est passé par là. La démonstration de Karl Marx dans « le capital », quant à elle, est pareillement un récit scientifique qui s'enfonce au coeur d'un secret bien gardé. Une tragédie aristotélicienne véritable où les personnages sont les marchandises et où la production d'un savoir coïncide avec le retournement nécessaire d'une situation. Pas une comédie à la Proudhon où ce retournement est remplacé par une rémunération, équitable qui récompenserait les bons et punirait les méchants. La logique normale de la science est cependant ici doublement opposée à la bonne tragédie puisque les amis deviennent ennemis et que les effets des causes s'inversent. La science marxiste est encore aristotélicienne mais elle retourne le jeu en faisant du monde obscur de la production et de la reproduction de la vie le monde de la rationalité causale. L'invention du roman policier avec le « Double assassinat dans la rue Morgue » d'Edgar Poe est également marqué du sceau de la science. Mais il nait d'une conception bien spécifique de la science de l'époque qui inscrit tout indice dans une chaine, une liaison spirituelle avec tous les phénomènes. le crime est tout autre chose alors qu'une victime dont il faut retrouver l'assassin, il est l'état isolé d'une chaine d'évènements dont il faut reconstituer l'articulation globale. Ce roman policier naissant est naturellement une machine de guerre contre la nouveauté réaliste de la science positive qui s'installe durablement dans le genre.


« Les anneaux de Saturne » de W. G. Sebald, loin de l'épistémè originelle, dessine une fiction d'un genre nouveau, une fiction où les évènements n'obéissent plus à aucun enchainement aristotélicien de causes et d'effets. Cette fiction moderne semble alors se distinguer comme la suppression pure et simple de la péripétie. le temps y cesse de se hâter vers une fin. Les anneaux aussi paraissent, amoncèlement d'évènements et désordre du temps, tenir d'un seul bloc. le chaos apparent de digressions, de détours y définit sans conteste un autre ordre, une autre manière de lier l'espace, le temps et le savoir. le moment quelconque des anneaux ainsi, détaché de l'épistémè classique, ne construit plus rien, ne détruit rien, ne se tend vers aucune fin, elle se déroule, non comme un enchainement convenu de temps, mais comme un rapport entre des lieux.


Accompagnant les mutations de l'épistémè traditionnelle, la critique a changé de statut. Elle ne dit plus comment les oeuvres doivent être faites pour satisfaire les règles de l'art, elle dit comment elles sont faites, quel monde sensible elles construisent et comment se réfléchit dans ce monde le temps qui les a engendrés. La critique ainsi s'interrogent sur ce qui fait et ne fait pas le coeur du réalisme moderne. Pour Georg Lukacs, la littérature doit certainement montrer les choses du point de vue des personnages agissant dans la dynamique de leur action. Les fins qu'ils poursuivent et les affrontements dans lesquels ils s'engagent doivent permettre de saisir le mouvement social global dans lequel leur action s'inscrit. Honoré de Balzac ainsi, dans « Les illusion perdues », fait voir le théâtre du point de vue de Lucien de Rubempré. La décadence du réalisme, qu'il condamne dans « Raconter ou décrire ? », est le renversement exact de la hiérarchie entre narration et description comme il se produit avec « Nana » d'Emile Zola ou d'avantage encore, comme il s'affiche avec James Joyce et John Dos Passos quand l'expérience se fragmente et la vie intérieure s'artificialise. le mouvement du réalisme salué par Erich Auerbach dans « Mimesis », allant du « Père Goriot » à « Vers le Phare » ressemble étrangement à la décadence déplorée par Georg Lukacs. Virginia Woolf en effet semble détruire cet enchainement concerté des actions et mettre l'accent sur les choses que les vies ont en commun, les moments quelconques. Mais le bouleversement du réalisme moderne opéré par ce surgissement du moment quelconque ne tient pas seulement à ce qu'il y a partout des humains qui se livrent à de activités identiques. Il tient surtout au fait que le moment quelconque ne sépare plus, comme le recommandait l'épistémè traditionnelle, ceux qui vivent dans le monde de l'action et ceux qui vivent dans l'inframonde de la répétition. le moment quelconque est un temps partagé qui ne connait plus cette hiérarchie entre ceux qui l'occupent. le moment quelconque n'est en réalité pas si ordinaire puis qu'il est aussi celui de la bascule entre l'évènement et le non évènement. Walter Benjamin a d'ailleurs donné à ce déplacement sa signification politique en opposant au temps horizontal et continu la fiction d'un temps brisé avec ses arrêts, chevauchements, retours et conflagrations.
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Dans son dernier livre, "Les bords de la fiction", Jacques Rancière décortique quelques grandes oeuvres de la littérature pour nous aider à les lire. Et c'est bien souvent éblouissant d'intelligence de relire en quelques pages, sous son regard, La Chartreuse, Madame Bovary, La Recherche, Les Cahiers, le Capital, le Double assassinat, Au coeur des ténèbres, La promenade au phare, Les anneaux de Saturne, Lumière d'août ou Premières histoires... Il nous fait entrevoir une logique qui parcourerait l'évolution de la littérature, un sens caché, allant de la description du réel, à la vérité du sensible, de faire se rejoindre le réel et l'imagination, des péripéties construites en histoires au choses désoeuvrées de la vie ordinaire, un passage des personnages aux événements jusqu'à leur absence même (ce moment entre le rien et le tout)... La littérature consiste à recouvrir la réalité par ce qu'en produit le cerveau humain, à un voyage entre les formes de la réalité, aux bords des mondes, dans l'entremêlement du temps. "l'oubli seul est la condition du souvenir, l'absence d'amour est le lieu où se déploient les histoires d'amour ; et la vraie vie est ce qui n'existe qu'en marge de la vie (...)"

La fiction est plus rationnelle que la réalité explique-t-il : "Ce qui distingue la fiction de l'expérience ordinaire, ce n'est pas un défaut de réalité mais un surcroît de rationalité". de la fiction aux théories du social, nous ne cessons de chercher à développer, de rechercher, l'enchaînement des causes. Nous sommes des machines irrationnelles qui produisent de la rationalité, partout, tout le temps, à tout moment. Jusque dans la plus pure poésie, nous n'échappons pas à notre condition.
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Restituer l'autre rationalité de la fiction, les disensus temporels et spatiaux de la littérature ; inventer une politique romanesque. Par une éclairante lecture d'Aristote et de Marx, Jacques Rancière replace l'exigence de la fiction, son invention d'un temps autre, racheter l'oeuvre de destruction et contredire l'oeuvre de domination par le partage de ces instants quelconques au bord du rien qu'unit Les bords de la fiction.
Lien : https://viduite.wordpress.co..
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critiques presse (1)
NonFiction
31 octobre 2017
Jacques Rancière montre comment la littérature, à la fois acte et vision politique, rend justice aux personnages qu’elle invente.
Lire la critique sur le site : NonFiction
Citations et extraits (1) Ajouter une citation
Marx, Freud ou Braudel nous l'ont enseigné chacun à sa manière : la bonne science des actions et des comportements humains se reconnaît à sa fidélité aux structures fondamentales de la rationalité fiction elle : la distinction des temporalités, le rapport du su au non-su et l'enchaînement paradoxal des causes et des effets. Et si la formule bachelardienne de la rationalité scientifique "Il n'est de science que du caché" ressemble si fort à la raison du détective Rouletabille, c'est que toutes deux ont leur commune origine dans le principe aristotélicien de la causalité paradoxale : la vérité s'impose comme retournement de ce que les apparences laissaient attendre. (p. 8)
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Vidéo de Jacques Rancière
Jacques Rancière professeur émérite au département de philosophie de l'université de Paris VIII, il est l'auteur entre autres de la Nuit des prolétaires (Fayard, 1981), La Mésentente. Politique et philosophie (Galilée, 1995), le Partage du sensible. Esthétique et politique (La Fabrique, 2000), Politique de la littérature (Galilée, 2007), le temps du paysage: Aux origines de la révolution esthétique (La Fabrique, 2020). -- 11/02/2022 Réalisation et mise en ondes Radio Radio, RR+, Radio TER
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