Le prologue titille immédiatement l'attention du lecteur. Une exposition dans une galerie new-yorkaise en 2018 célèbre un artiste photographe, Ronan Monks. Une mystérieuse photographie d'une force indéniable est présentée pour la première fois alors qu'elle a été prise en 1996 en Irlande, dans le comté frontalier de Monaghan. Pour seul décor une chambre froide et un portrait de la Vierge Marie. Un homme mort, pendu au plafond par les pieds, des crochets enfoncés dans la chair. de l'art ou une pièce à conviction ?
Evidemment, on a envie de connaître l'histoire de cet homme et de cette photographie.
Ruth Gilligan nous convie à ces révélations mais par des chemins détournés et fort inattendus, entre thriller psychologique qui s'accélère dans le dernier quart, chronique sociale d'une Irlande et saga familiale poignante.
L'autrice fait le choix du roman choral. Quatre personnages principaux qui incarnent le conflit entre modernité et tradition. Quatre voix qui alternent, chacun avec sa lutte personnelle pour se comprendre et comprendre sa place dans une Irlande en pleine mutation.
Une mère et une fille. Gra est l'épouse délaissée d'un boucher itinérant qui parcourt l'Irlande avec sept autres comparses pour abattre le bétail selon un rituel ancestral né d'une légende ( la malédiction de la veuve du fermier, totalement fictive mais tellement crédible ), à l'appel d'éleveurs « croyants » de moins en moins nombreux. Onze mois sur douze, Gra dépérit, sa frustration face à l'absence de ce mari, la ronge. Sa fille Una, douze ans, veut prendre la relève de son père et perpétuer les traditions malgré son sexe. En attendant, elle doit affronter l'hostilité de ses camarades qui la rejette et la harcèle à des rumeurs qui courent sur le métier de son père.
Un père et un fils. Fionn est éleveur laitier. C'est un non-croyant qui considère comme ridicule les superstitions liées aux huit bouchers itinérants. La seule chose qui le préoccupe est de compléter ses revenus pour offrir des soins dans une clinique luxueuse à son épouse atteinte d'une tumeur au cerveau. Leur fils Davey, intelligent et cérébral, passionné par la mythologie grecque, est en quête d'identité et rêve de poursuivre ses études à Dublin.
Le récit avance dans une tension de plus en plus forte, une menace sourde plane sur les parcours des quatre personnages, sensation renforcée par la description puissamment atmosphérique d'une Irlande à la croisée des chemins, s'éloignant des anciennes traditions pour se diriger vers les promesses d'une modernité en marche. Les contrastes piquants nés de ce choc saisissent d'autant le lecteur que l'année 1996, c'est l'année de la crise de la vache folle, importée du Royaume-Uni à Irlande par l'activité de contrebande de part et d'autre de l'Ulster, qui va accélérer les changements et la tragédie qui court et va cogner les personnages les uns aux autres.
Je n'aurais jamais pensé qu'un roman avec une telle toile de fond ( élevage bovin, vache folle and co ) pourrait autant m'accrocher. Même si
Ruth Gilligan tire beaucoup de fils sans forcément leur apporter à tous une résolution complète et satisfaisante, j'ai été happée par cette histoire étrange, surtout par le formidable personnage de la jeune Una, adolescente secrète, solitaire et déterminée, dont les motivations explosent à la face du lecteur dans les ultimes pages.
Lu dans le cadre d'une Masse critique privilégiée Babelio.