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Jean-Francis Reille (Traducteur)
EAN : 9782070766413
336 pages
Gallimard (02/10/2002)
3.78/5   39 notes
Résumé :
Dans les vallées du sud du Pérou, arrosées par l'Apurimac, le Pachachaca, un avocat pauvre et son fils Ernesto errent, de ville en village, à la recherche d'une résidence idéale. Lorsque son père le laisse dans un collège religieux de la province, le jeune garçon connaît le désarroi au milieu de camarades brutaux ou vulnérables, il découvre le sort misérable des péons, suit les métisses dans leur bruyante émeute, découvre la souffrance et la solitude... Un roman d'a... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
EXTRAITS CIBLÉS DE LA THÈSE DE MARTINE RENS SUR LA DIMENSION ETHIQUE DE L'OeUVRE NARRATIVE DE JOSÉ MARÍA ARGUEDAS: LOS RÍOS PROFUNDOS: La quête d'identité. (1958)
http://doc.rero.ch/record/3091/files/these_RensM.pdf/

Lorsqu'on s'apprête à parler d'un chef-d'oeuvre qui a été abondamment
commenté, comme c'est le cas de Los ríos profundos, l'idée chère à Giuseppe
Bellini nous vient d'abord à l'esprit: l'affrontement entre les forces du bien et du
mal, en équilibre toujours instable, qui confère au récit la dimension d'une
menace perpétuelle pesant sur le jeune héros, Ernesto:

"Existe una constante en la novela de Arguedas, Los ríos profundos, y es la oposición
entre el bien y el mal".187

Effectivement, le jeune héros, un adolescent enveloppé par le courant de
conscience que l'on nomme mémoire, pouvoir d'évocation qui semble le protéger
des vicissitudes d'une vie déjà fertile en souffrances, lutte par tous les moyens à
sa disposition pour retrouver un paradis imaginaire, perdu, mais cependant
toujours accessible.

L'entrée et la vision nocturne de Cuzco:
La scène primordiale étant l'entrée du père du héros, Ernesto, à Cuzco, le coeur
de la civilisation inca, par une nuit symbolique et réelle qui les mène chez le
Vieux. Qui est donc le Vieux, et quel est ce mystère qui l'entoure, comme il
entoure la ville silencieuse qui les cerne?
Le Vieux est l'incarnation même du grand propriétaire terrien avec tous ses
vices: avarice, domination totale des Indiens, dont il est le patron tout puissant;
de plus, parent fortuné du père d'Ernesto qui, lui, est avocat itinérant, pétri de
connaissances populaires indigènes, qu'il tire de son contact quotidien avec le
peuple en père qui va essayer de guider spirituellement son fils dans le labyrinthe
du Cuzco, coeur de l'ancienne civilisation inca.
Grâce à son intuition exacerbée Ernesto va pressentir le pouvoir maléfique du
Vieux, usurpé à celui des ancêtres incas du Cuzco, l'ancienne capitale. Cette
cohabitation de deux histoires antagoniques, au sein de Cuzco, semble illégitime
à Ernesto, mis en garde par son père, initiateur aux valeurs andines. D'emblée, le
mal se profile au coeur de la nuit, quand l'accueil réservé aux deux voyageurs se
situe à la limite de la décence entre parents.
Pour Luis Harss, la symbolique de Cuzco est tracée par le père d'Ernesto:

"El Cuzco es la utopía: fusión de mundo natural y cultural, de hombre, paisaje y
palabra en la intensificación vibrante del canto. "Tierra nativa", del padre, que desde
su nostalgia le contagia a Ernesto lo que llama su "gran proyecto": el rescate poético
de esa utopía".188

Dès les premières lignes, le pouvoir d'évocation d'Arguedas est impressionnant.
L'esprit andin est transmuté par le langage et le pouvoir de suggestion de
l'écrivain. Mais la lutte a été rude, ainsi que nous l'avons déjà souligné dans la
première partie.
Comme le fait remarquer Angel Rama189, "Los ríos profundos" est une
"composition musicale", où la Nature joue le rôle prépondérant. La fusion entre
l'homme et la Pacha mama est non seulement préservée, mais constamment
exaltée. Sa fonction de purification de régénération et de passage à l'espace sacré
par excellence n'est plus à démontrer.
Cependant Gladys Marín parlera longuement des espaces sacrés et des espaces
démoniaques départageant un espace non homogène, tout particulièrement dans
le Collège d'Abancay, où le mal, incarné dans le péché sexuel hante l'imaginaire
des adolescents et les pousse vers la "opa" Marcelina, une démente, dont nous
aurons l'occasion de reparler, qui séjourne dans l'un des deux patios du Collège.
L'écart entre la vision "cuzqueña" de l'oncle héritier des "conquistadors" et de
son neveu ne peut pas être plus diamétralement opposé. le Vieux se sent la
mission d'évangéliser les âmes perdues des païens, et le père d'Ernesto cherche,
quant à lui, à faire survivre les indiens, car il connaît leurs souffrances, leur
l'expressivité, ainsi que la vigueur de leur propre culture native.
Déjà dans Los ríos profundos deux réalités s'affrontent au sein d'une même
famille. Nous verrons plus tard la déchirure au sein de la famille de propriétaires
terriens Aragón de Peralta plus clairement analysée dans Todas las sangres.
L'immersion d'Ernesto dans la réalité andine ainsi que dans les souffrances des
Indiens, a été précocement aiguisée, quand il suivait son père bohème et pèlerin
dans l'âme. L'âme romantique et généreuse du père d'Ernesto est proche de la
structure mentale andine, de la mentalité primitive, telle que Mircea Eliade la
définit dans ses études.190
La dimension spirituelle de Los ríos profundos, est donnée, d'emblée, par la
structure mentale ainsi que par la fonction que joue la mémoire du père
d'Ernesto, mémoire initiatique au sens des valeurs que son fils éprouve avec tant
d'acuité, jusqu'à les revendiquer, tout au long du récit, alors que son père sera
entraîné au loin par l'appel du voyage et la recherche des affaires à plaider dans
les espaces andins infinis.
La scène de la prière en commun du Vieux, du père d'Ernesto, et d'Ernesto lui-même,
devant le visage du Crucifié ("El rostro del Crucificado (era) casi negro,
desencajado, como el del pongo"191), ne fait que souligner la distance des deux
univers culturels omniprésents, l'andin et l'hispanique.
Cependant le père d'Ernesto, en quête de travail, reprend son voyage
interminable, après avoir confié son fils au père directeur du Collège renommé
de la petite ville d'Abancay, le père Linares. Il laissera à ce fils le soin d'incarner
le forastero, rôle qu'il représentera aux yeux des autres. L'enfant va se sentir
alors voué à un espace démoniaque, de par le courant de la vie qui le dépasse:

"La corriente poderosa y triste que golpea a los niños, cuando deben enfrentarse solos
a un mundo cargado de monstruos de fuego y de grandes ríos que cantan con la
música más hermosa al chocar contra las piedras y las islas".192

Dans Los ríos profundos, on perçoit dès le début le ton autobiographique. Nous
savons que le héros est identifié à l'auteur lui-même dans son enfance, où
l'absence de la mère se conjuguait à l'évanescence du père, à la poursuite de
causes juridiques perdues d'avance.
Ainsi donc la mémoire s'exercera sur tous les événements et nous assisterons,
tout au long du récit, à une force ascensionnelle de plus en plus consciente, où
l'évocation ne sera que le passage vers la réalité totale, où l'évènement et le
symbolique s'embrassent dans une irradiation de sens plénier, où la spiritualité va
croissant.
Nous savons aussi que la conscience de la langue, et la préoccupation pour cette
dernière dans la littérature, s'est accrue en Amérique Latine, surtout quand
s'entrecroisent les champs culturels, ce qu'Arguedas a lui-même longuement
analysé touchant son propre processus de création:

"Arguedas operó sobre una situación interna del continente, vieja de siglos, que
oponía la lengua de la conquista a la lengua autóctona de los dominados. Por eso su
problema se asemeja más al de Unamuno en España... Pero mientras Unamuno
ejercitará esta obsesión sobre el español -retrotrayéndose por la línea de derivación al
latín y al griego originarios- en un tesonero esfuerzo de apropriación de la lengua
aprendida, Arguedas se volverá inquisitivamente sobre la lengua maternal, sin
atreverse a cumplir la misma tarea sobre el español, que fue, sin embargo, la lengua en
que prácticamente escribió toda su obra literaria".193

Angel Rama a ici esquissé l'approche hispano-américaine d'Arguedas, en
soulignant l'extraordinaire sensibilité de l'écrivain, qui lui permet de pénétrer
alternativement, les deux strates de la réalité et de proclamer son prophétisme,
deux caractéristiques somme toutes banales chez un écrivain, et cependant
constitutives d'une écriture dont la singularité et la portée restent intactes au fil
du temps, car il ne s'agit plus ici seulement de deux champs culturels qui
s'affrontent mais du champ complet de la société péruvienne avec un premier
constat d'une réalité bien plus complexe que le dualisme indigéniste dont on a
trop longtemps taxé l'écrivain péruvien. Seul le Vieux va appartenir au champ du
mal alors que le père Linares, représentant l' Eglise dans son système post
colonial d'oppression, est déjà marqué du sceau de l'ambiguïté.

L'internat d'Abancay:
Voilà donc Ernesto abandonné à ses propres ressources, avec un groupe d'élèves
hétérogènes représentant toutes les couches sociales du Pérou, dans un espace
clos qui va rapidement se révéler aux prises avec le mal.
L'éducation catholique, avec ses connotations de culpabilité liée au sexe
notamment, entraîne une dynamique du mal ponctuée de tentatives
d'autopunition. Les scènes vont s'enchaîner nous montrant l'évolution des
personnalités des adolescents au fil des évènements. Les uns progresseront vers
le bien tout comme la "opa", et nous verrons plus loin les conditions qui
présideront à cette rédemption.
D'autres, tels Antero, fils "d'hacendado" précisément, s'orienteront vers le mal.
Lleras, l'intellectuel, et Añuco resteront eux, imprégnés par le mal, tandis que
Palacitos, l'Indien, ainsi que Romero demeureront porteurs des valeurs andines.
Il y aussi Gerardo, dont le père est militaire, et qui incarnera le séducteur, celui
qui conquiert les filles. Nous faisons d'abord connaissance avec Antero, l'ami
d'Ernesto, fils "d'hacendado" encore ignorant des réalités, qui va lui offrir le
"zumbayllu", petite toupie de bois avec laquelle les Indiens jouent. Cette toupie
servira d'emblème contre les forces du mal, le recours magique ultime, pour
Ernesto qui identifie el "zumbayllu" à tort sans doute à un objet typiquement métis.
Aux yeux de l'enfant enfermé dans l'enceinte du Collège, l'objet a valeur de
symbole et il tisse en lui tous les pouvoirs magiques que les indiens confèrent à
la Nature. L'objet libère la joie et la capacité d'évocation, face au Collège,
réducteur de l'imaginaire. Une fois encore Ernesto affirmera son identité à travers
un objet emblématique, onirique par excellence. William Rowe, souligne
l'importance de la structure de pensée, révélée à travers le symbole métis que
représente le "zumbayllu" aux yeux de l'écrivain:

"La estructura de este tipo de pensamiento está analizada por Lévi-Strauss en El
pensamiento salvaje. Resumiendo su posición: la noción de una simple concordancia
(rapport) entre el hombre y la naturaleza, es incapaz de dar cuenta del proceso por el
cual el hombre ha poblado la naturaleza con voluntades comparables a la suya. Esto
sólo puede suceder por virtud del proceso inverso simultáneo de atribuir a sus deseos
algunos de los atributos de esta naturaleza en la cual él se detecta. de esta manera, el
antropomorfismo de la naturaleza (religión) y el fisiomorfismo (magia) son
interdependientes".194

L'univers obscur et compact du Collège d'Abancay, lieu d'une éducation
répressive, est oublié grâce au "zumbayllu", qui conjugue dans ses cercles rapides,
toutes les puissances andines d'évasion ainsi que l'émotivité de l'enfant solitaire.
À lui seul le "zumbayllu" concentre la réponse d'Ernesto, faite de confiance dans la
complicité des forces andines, et développe en lui sa capacité de défi, voire de
provocation, face à l'ordre établi de l'éducation, et à la manipulation des
adolescents regroupés dans l'enceinte du Collège.
C'est dans cette perspective, d'une cohérence très dense, qu'il faut comprendre les
différentes étapes du roman et ses onze chapitres: l'internat au Collège
d'Abancay, la révolte des "chicheras" pour le sel avec la belle personnalité de doña
Felipa, la répression de l'Église soutenue par l'arrivée de l'armée, la venue de la
peste dévastatrice, l'invasion d'Abancay par les "colonos" pour obtenir une messe
du père Linares, la mort de la "opa" Marcelina, et le départ d'Ernesto du Collège,
ultime libération du jeune héros, ayant achevé là sa première initiation au sein de
la société répressive.
Les événements s'enchaînent naturellement, et le réseau de l'objectivité des faits
s'imbrique spontanément dans la subjectivité ainsi que dans le caractère émotif
d'Ernesto, en passe de devenir un adolescent à son départ du Collège.
Mais, à travers le vécu du jeune héros, se trouve dessiné par la même occasion, le
panorama culturel, politique, social, économique et historique, qui condamne
implicitement le système féodal fortement hiérarchisé, rigide, et l'injustice
perpétrée sur les Indiens, les communautés indigènes, ainsi qu'un clergé qui
penche toujours du côté du grand propriétaire terrien, en collusion avec l'armée
venue de la Côte.
Tout cela est exposé d'un seul tenant, - d'une seule traite, si l'on peut dire -
l'impression d'ensemble relevant de l'extrême imbrication de la totalité des
composantes qui enserre cette réalité.
Dans Los ríos profundos, la situation des Indiens est longuement évoquée sous
toutes ses conditions: depuis l'Indien libre, jusqu'au siervo, vivant sur les
"haciendas", ici "l'hacienda de Patibamba", trois cents "colonos", sans parler des
concertados, auxquels, "on avait fait perdre la mémoire".
Comme l'analysera avec exactitude Arguedas, l'Indien libre éprouve de la
condescendance, voire du mépris, pour le siervo, dont la situation sociale et
économique n'a rien à voir avec la sienne. D'un côté le comunero, de l'autre le
colono. Il s'agit là, comme le remarque Eve-Marie Fell, du wakcha, de "l'homme
sans terre":

"Los siervos son considerados por los indios de la comunidad como hombres
inferiores. Usufructúan una parcela de tierra ajena a cambio de ser tratados y
considerados por el patrón de la hacienda como animales".195

Ainsi, l'acteur principal du récit, qui n'apparaît pas à la fin du roman, c'est
précisément le colono qui est arrivé à imposer sa loi au Padre Linares en
marchant sur Abancay contre vents et marées, obligeant ce dernier à dire une
messe qui emporte la peste au loin. Nous percevons avec acuité combien
l'entreprise de la révolte des colonos est porteuse de l'espoir qu'Arguedas confère
à l'Indien libre. Toute l'aspiration éthique profonde d'Arguedas pour un statut
social réhabilité de l'Indien, est, de fait, concentrée dans cette marche sur
Abancay.

La révolte des chicheras:
Dans Los ríos profundos la figure féminine est incarnée par deux extrêmes.
D'une part, l'apparition dans un des deux patios du Collège de la présence furtive
de la démente, "la opa" Marcelina, une femme blanche, grosse et sale, que nous
retrouverons dans les contes d'Amor Mundo, publiés en 1967, et qui nous rapelle
quelque peu le "upa" Mariano, deux êtres marqués par leur apparence, et dont la
différence signale la valeur remarquable de leur destin.
D'autre part, doña Felipa, la chichera, la meneuse de la révolte pour une plus
juste répartion du sel dans les communautés indigènes défavorisées. Mais où
donc vivent les chicheras, ces métisses actives dans les bars, où elles servent à
boire de la bière à toutes sortes de gens?A Huanupata, le quartier périphérique,
où les forasteros, les gens de passage, se mêlent à la vie de la ville plus
facilement. La description de la révolte des métisses contre les voleurs de sel
éclate abruptement, et remplace la révolte des hommes.
Même le père Linares ne peut rien contre cette marée de femmes, se révoltant
contre les voleurs de sel. La description du visage marqué par la petite vérole de
doña Felipa lui confère un naturel et une présence qu'Arguedas suggère
magistralement.
Comme d'ailleurs la description du père Linares, dont les détails sont exprimés
parcimonieusement mais créent, par là même, une présence où l'essentiel se joue
dans le non-dit, dans l'allusion.
De la sorte, le symbole de la liberté sera incarné par cette doña Felipa qui
disparaîtra de la ville, où l'armée la recherchera ensuite, tandis qu'elle acquerra
une dimension mythique en abandonnant son châle sur la croix au début du pont
qui traverse le fleuve, châle que la "opa" reprendra sur le chemin du retour au
Collège.
Telle est la réflexion d'Ernesto au sujet de doña Felipa, après l'exploit de
Marcelina qui a récupéré le châle de la révoltée:

"-Tú eres como el río señora -dije pensando en la cabecilla y mirando la corriente que
se perdía en una curva violenta, entre flores de retama-. No te alcanzarán . ¡Jajayllas!
Y volverás. Miraré tu rostro que es poderoso como el sol de mediodía. Quemaremos,
incendiaremos. Pondremos la opa en un convento. Y Lleras ya está derretido. El
Añuco, creo, agoniza. Y tú, río Pachachaca, dame fuerzas para subir la cuesta como
una golondrina".196

Nous arrivons à l'une des questions essentielles que posent Los ríos profundos;
elle rejoint l'invasion d'Abancay par les colonos et affirme la force du mythe,
représentatif de la culture andine et de son expressivité.
Le mythe ne possède pas seulement une puissance de revendication, il reste
limité dans son application, dans l'objet de sa réflexion. En effet, les colonos
n'ont pu être empêchés, par aucun des moyens traditionnels, de pénétrer la ville
d'Abancay et d'obliger le père Linares à dire une messe qui sauvera les âmes et
chassera la peste. La mort n'a plus aucun sens, ni la peur même; cependant, la
pensée révolutionnaire n'associe pas le sens d'un bien - être social et ne se
conjugue pas aisément avec l'esprit mythique.
Là est la question implicite que pose l'écrivain: comment faire prendre
conscience aux Indiens de l'impact de l'esprit mythique au sein d'une société qui
les a éloignés du pouvoir? Comment utiliser les forces du mythe au service du
bien et non du mal? Comment Ernesto va-t-il arriver à conjuguer les valeurs des
deux cultures? A ce propos, la phrase inquiète du père Linares résonne encore à
nos oreilles:

"-Que el mundo no sea cruel para ti, hijo mío- me volvió a hablar. -Que tu espíritu
encuentre la paz, en la tierra desigual, cuyas sombras tú percibes demasiado".197

William Rowe insiste sur le fait que le mythe se concrétise en une capacité de
transformation active de la société:

"El mito tendría que convertirse en una fuerza social dirigida hacia el cambio de la
sociedad. Hay un incidente en particular en el que Arguedas coloca al mito como
principio activo en confrontación con la sociedad, la entrada de los colonos en
Abancay".198

A travers le mythe nous retrouvons la vivacité de la création andine, en réponse à
l'oppression que lui fait subir l'action conjuguée de la structure sociale postcoloniale
et la collusion entre les grands propriétaires terriens que l'on retrouve
dans "l'hacienda" de Patibamba avec ses centaines de siervos l'Eglise qui a la
main mise sur l'Education.
La structure hiérarchisée du système religieux ainsi que du système politique et
de l'armée va solliciter et provoquer paradoxalement la cohésion des colonos
dans leur marche sur Abancay pour obtenir la messe qui seule pourrait éloigner
définitivement la peste. Syncrétisme des croyances, où se mêle les valeurs de
solidarité des Indiens, même les plus démunis et l'espoir que la messe éradique le
fléau une fois pour tout
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Au Pérou, dans la province d'Apurimac, le jeune Ernesto va de ville en ville avec son père, avocat itinérant. Lorsque l'oncle d'Ernesto refuse d'aider son père, celui-ci n'a d'autre choix que de confier Ernesto à un collège de jésuites afin d'assurer son éducation. C'est là, enfermé dans la ville d'Abancay, sur les rives du Pachachaca, qu'Ernesto se lie d'amitié avec plusieurs de ses camarades. C'est là aussi qu'il fait rencontre la société péruvienne : entre dominants et dominés, Ernesto apparaît comme un médiateur.

Ernesto a passé son enfance à aller de village en village. Il a appris le quechua très tôt. Maîtrisant également le castillan, il peut ainsi parler à tous : aux fils de grands propriétaires terriens comme aux Indiens qui servent de péons dans les grandes haciendas. le rapport à la langue est fondamental dans le roman. le quechua, en particulier, est la langue de la confidence, la langue de la confiance : grâce à elle s'ouvre les coeurs des Indiens, ceux des péons opprimés. le quechua est la langue des villages de montagne, la langue des chants indiens, les huaynos, qui se transmettent oralement et qui sont spécifiques à chaque village. le castillan, lui, est la langue des dominants : descendants d'Espagnols, propriétaires d'haciendas, jésuites qui prêchent la soumission de ceux à qui on a volé la terre.

Par ses origines, Ernesto appartient à la catégorie des dominants, même si son père est, par rapport à d'autres pères, relativement désargenté. Par ses goûts, son attirance vers les chants traditionnels, vers les rites magiques (ainsi en va-t-il du zumbayllu, toupie musicale qui aurait le pouvoir de transmettre des messages par-delà les montagnes), il appartient à cette population andine, encore très marquée par la culture inca et quechua et qui, d'un point de vue économique, est à la traîne du Pérou littoral.

Médiateur, Ernesto est aussi un spectateur - actif - du renversement des valeurs que met en scène ce roman. Ainsi, la révolte des femmes pour demander une meilleure répartition du sel est un événément qui bouleverse la petite ville d'Abancay et, avec elle, la vie des collégiens. Ce mouvement populaire, auquel Ernesto participe, provoque l'arrivée de l'armée mais, surtout, elle érige au rang de figure mythique la cheffe du mouvement, dona Felipa, tenancière d'une chicheria. Insaisissable, elle défie ouvertement l'autorité des puissants : l'Eglise, les propriétaires terriens et même l'armée. Cette situation donne une dignité aux Andins. Elle signifie le pouvoir limité de la parole (celle de l'Eglise), de l'argent (des propriétaires terriens) et des armes. La fin du roman, marquée par l'arrivée du typhus dans la ville, propose une remise à plat de toutes les conditions sociales : devant la mort, l'égalité parfaite règne. Plus encore, la maladie est apportée par une folle, dont les collégiens avaient pour habitude d'utiliser le corps comme exutoire sexuel. La mort apparaît ainsi comme une justice divine, apportée par la plus humble et la plus malheureuse des créatures de Dieu.

Mais Les fleuves profonds est aussi un roman de formation à la trame classique. On y lit des histoires de rivalités entre jeunes hommes et des portraits de jeunes gens qui se construisent. Il y a les jeunes gens que l'on admire ou que l'on déteste mais qui, par leur stature, sont au-dessus de la mêlée. Ainsi en va-t-il de Lléras ou de Roméro, d'Antéro aussi. C'est tout une faune curieuse et pourtant terriblement familière que propose Arguedas. Là aussi, Ernesto se place en-dehors du groupe : par son statut de narrateur, par son statut d'étranger (étranger à la communauté d'Abancay), par sa capacité à n'être dans aucun groupe et à accueillir tout le monde.

Le roman frappe, bien sûr, par son érudition et son goût de l'exactitude. Arguedas décrit le microcosme de cette province enclavée de l'Apurimac. Plus encore, il dépeint, avec poésie mais aussi avec noirceur, les réalités multiples de ce Pérou andin dont il fut lui-même un enfant : réalités sociales, réalités topographiques mais aussi, et surtout, réalités magiques.
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Le jeune Ernesto accompagne son père avocat itinérant dans les Andes et doit à 14 ans entrer dans un collège religieux. Orphelin de mère et confié à une communauté andine qui prend en charge son éducation, Ernesto se partage entre deux cultures, indigène et hispanique, la première prédominante, la seconde lui permettra de trouver sa place dans la société. Fuyant la brutalité du collège, Ernesto se réfugie dans les cafés populaires ou sur les rives du fleuve Pachachaca. Ernesto partage les tensions, les injustices et les violences sociales du monde andin. Si dans la première partie du roman, les indigènes sont victimes, dans la seconde partie, ils s'éloignent de la traditionnelle image de peuple passif et dépourvu de culture que véhiculent les grands propriétaires terriens. La richesse et la vitalité des Andes s'imposent face aux forces d'oppression et de destruction. Aux yeux d'Ernesto, le cours de l'histoire peut s'inverser et le mythe de la théologie de la libération tend à s'imposer : les protagonistes victimes deviennent emblème de révolte tandis que toutes les valeurs s'inversent. Une oeuvre d'apprentissage magistrale, où les Andes sont un protagoniste de fond tout en beauté, en musique et en vitalité.
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Après avoir sillonné les sentiers, côtoyé les précipices et traversé les torrents du sévère Pérou en compagnie de son père, avocat sans cause et sans le sou, le jeune Ernesto est laissé aux bons soins d'un collège religieux d'Abancay, capitale de la région montagneuse de l'Apurimac, au sud du pays. Malgré cette nouvelle vie sédentaire, ce dernier garde en son coeur une âme d'enfant, singulièrement onirique et poétique. Il voit en chaque chose, fleur, oiseau, grillon, cours d'eau, pont, pic, objet, une entité avec une personnalité et une voix propre.

Les Fleuves profonds est considérée comme l'oeuvre la plus significative de José Maria Arguedas, de par sa dimension autobiographique tout d'abord et par le fait qu'on considère qu'elle aurait initié le mouvement néo-indigéniste. le roman nous met aux prises avec une réalité bien navrante. L'exploitation des péons des haciendas, Indiens, sang-mêlés, par les grands propriétaires terriens, leur maintien dans une pauvreté économique et spirituelle avec la bénédiction du clergé. Une opposition entre le peuplement d'origine hispanique, citadine, et les populations Andines de culture Quechua est très prégnante. le récit est aussi un document ethnographique intéressant : les habitants se retrouvent dans des débits de boisson pour consommer le breuvage national, la chicha, produit de la fermentation du maïs, du manioc et d'autres céréales indigènes, en écoutant les groupes locaux improviser le huayno, musique et danse populaire péruvienne; les enfants jouent avec des zumbayllus, sorte de toupies en bois ajouré dont la rotation est génératrice de sons fantasmagoriques. Au final, bien que de facture relativement classique et réaliste, les Fleuves profonds est une oeuvre riche en poésie, propice au voyage du lecteur, fenêtre ouverte sur l'inconnu.
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Ce roman écrit par Jose Maria Arguedas, Péruvien, est un plaidoyer pour la reconnaissance de la culture andine, tant indienne, quechua, qu'hispanique et métissée. C'est l'histoire, partiellement autobiographique, d'Ernesto qui a quatorze ans et qui accompagne son père à Cuzco, chez le frère aîné de celui-ci, et visite l'ancienne capitale inca. Il prend conscience de la présence de deux cultures dans les Andes, et des structures de domination survivant dans la société. Sur la route d'Abancay,il se souvient de voyages antérieurs, du bon accueil que leur réservaient autrefois les Indiens. Arrivé au collège religieux où il sera interne, Ernesto remarque la complicité des religieux avec les grands propriétaires terriens qui maintiennent les Indiens dans une situation proche de l'esclavage. A l'intérieur du collège, les jeunes Indiens maîtrisant mal l'espagnol et les fils de grands propriétaires reproduisent les relations sociales de la ville. Un jour, le sel vient à manquer; quand une livraison arrive, les grands propriéataires préfèrent le garder pour leurs animaux. Les métisses de Huanupata se révoltent...
Un grand roman pour défendre la cause andine et la culture andine...
Pour tous les passionnés d'Amérique du Sud..
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Citations et extraits (12) Voir plus Ajouter une citation
Plus d'un étranger pleurait sur les chemins et les cols parce qu'il avait perdu son temps, soir après soir, à boire de la chicha et à chanter jusqu'au jour.
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COMMENTAIRE CRITIQUE DE MARTINE RENS SUR LOS RÍOS PROFUNDOS: La quête d'identité. (1958), SUITE 1/2:
http://doc.rero.ch/record/3091/files/these_RensM.pdf/

La répression de l’Église et de l'armée:
Comme la description du Vieux, la description du père Linares, s'établit sur la
base de détails parcimonieusement livrés au lecteur, mais qui révèlent l'être, en
son âme, en son essence, pourrait-on dire. C'est ainsi qu'Arguedas nous décrit la
stratégie du père Linares, prononçant son discours aux Indiens, qu'il commence
avec une voix douce, et qu'ensuite il poursuit avec une voix métallique, un peu
comme le Vieux, pour impressionner ensuite son auditoire et le réduire à la
terreur qu'il exalte au-dessus de tout autre sentiment. Portrait qu'analyse Saül
Yurkievich:

"Piénsese en el Padre Director, del cual Arguedas nos da un retrato activo... es un
clérigo a la española, un descendiente de los inquisidores, un mantenedor del orden
tradicional, que hace alianza con los fuertes y los ricos, que predica en las haciendas
en pro de la sumisión del indio a sus señores. Arguedas no lo condena ni lo salva, lo
representa".199

L'attitude du père Linares n'est jamais vraiment éclaircie tout au long du roman,
où tour à tour, selon les situations qui se présentent à lui, il montre un visage non
seulement différent, mais parfois opposé. Dans cette perspective, Ernesto se
demande " si el Padre Linares tiene varios espíritus".
A la fin du roman, lorsqu'Ernesto montre le cadeau de Palacitos, la pièce en or,
avec au recto, le visage de l'Inca et son panache, le père pris d'inquiétude pour
cet enfant, dont la sensibilité lui échappe de toutes parts, lui demande les yeux
troublés:

"-¿Las robaste, hijo?- me preguntó.
Era sabio y enérgico; sin embargo su voz temblaba; -siglos de sospechas pesaban
sobre él, y el temor, la sed de castigar. Sentí que la maldad me quemaba.
-Lea, Padrecito -le dije- Es un regalo de mi amigo. Ya debe estar en su pueblo".200

L'enfant éloigné de son père, s'efforce de comprendre, de décoder l'information
antagonique des deux systèmes de communication qui s'affrontent à Abancay.
Effectivement bien avant son arrivée à la ville, Ernesto, en vivant dans des
vallées andines parmi les indiens, avait enregistré les différences et les nuances
avec son propre univers. Aussi, vit-il son éducation dans l'internat d'Abancay
comme une rupture violente avec tout son système personnel de références, ce
qui amène le père Linares, après la répression de la révolte des métisses, à lui
dire:

"Tú eres una criatura confusa".201

Ernesto bien évidemment appartient simultanément aux deux cultures, bien que
de fait, il ne participe qu'à une, l'andine, à travers son zumbayllu, emblème par
excellence de la culture de l'altiplano. Néanmoins dans son for intérieur, il ne sait
s'il aime plus le fleuve Pachachaca, qui incarne la culture indigène, ou s'il préfere
le pont construit par les espagnols:

"El puente del Pachachaca fue construido por los españoles... Yo no sabía si amaba
más al puente o al río. Pero ambos despejaban mi alma, la inundaban de fortaleza y de
heroicos sueños. Se borraban de mi mente todas las imágenes plañideras, las dudas y
los malos recuerdos".202

Comme le fait remarquer William Rowe, la position d'Ernesto n'est pas clarifiée
durant le récit. L'enfant oscillera dans sa stratégie identitaire, entre l'aspect de
séduction que le père Directeur adoptera à son égard, et la fluidité des nombreux
visages que ce dernier simule en diverses circonstances, à travers un discours
négatif vis à vis des indiens.
Mais la certitude vient du zumbayllu dont l'étymologie métisse, "zumbar" =
vibrer, et "yllu" est le sujet du chapitre VI de Los ríos profundos. Il symbolise
l'union enfin réalisée dans la conception même de l'objet, et le défi lancé par son
utilisation au sein du Collège, plus précisemment dans les patios, espaces
maléfiques par excellence.
C'est une espèce de "totem, de symbole mystique" selon Roberto Armijo, qui
condense toutes les forces vives de l'enfant, pour lutter contre le mal
omniprésent. Le mal contre lequel les chicheras ont relevé un défi d'envergure
celui-là, en accaparant le sel des grands propriétaires terriens, et en le répartissant
entre femmes des plus pauvres, les colonos de Patibamba, qui ne savent même
pas comment l'accepter.
Le geste de doña Felipa constitue, à lui seul, une provocation énergique et sobre,
tandis que la répression se résume en un mot, un seul, du côté du pouvoir:
"escarmiento" (punition) mot prononcé par le père Linares!
Seul le troisème volet du pouvoir peut mener à bien cette fonction: l'armée. C'est
ainsi qu'Ernesto apprend, par le père Directeur, l'arrivée du régiment venu
réprimer l'action étonnament insolente des métisses.
Au Cuzco déjà, puis à Abancay, Ernesto commence à s'acheminer vers une
compréhension du système du pouvoir. C'est pourquoi il demande à Palacitos,
fils d'Indien:

"- ¿Para qué sirven los militares? - le dije sin reflexionar.
- ¿Para qué? - me contestó, de inmediato, sonriendo - Para matar pues. Estás
disvariando.
- ¿El también? ¿ El Prudencio también?". 203

Et l'armée fait son entrée à Abancay. Sur la place chauffée à blanc, le saxofone,
emblème de l'Espagnol, résonne intensément:

"En esa plaza caldeada, el saxofón tan intensamente plateado, cantaba como si fuera el
heraldo del sol; sí, porque ningun instrumento que mestizos e indios fabrican tienen
relación con el sol". 204

Parallèlement nous avons la trilogie formée par le propriétaire terrien avare,
dont le type est le Vieux, qui physiquement, une fois debout, se révèle tout petit,
"casi un enano"; par le père Linares aux humeurs multiples, et l'armée, qui
impressionne les filles, Salvinia et Alcira. La hiérarchie s'achève sur le contraste
entre le silence du pongo de "l'hacienda" de Patibamba et les cris que soulève
l'arrivée de l'armée et de la fanfare, sur la grand place d'Abancay.
Cependant la répression s'organise de manière à ce que l'événement ne se
reproduise plus. Le spectaculaire l'emporte, dans le châtiment humilliant du fouet
pour les révoltées:

"- Están zurrando a las chicheras en la cárcel –dijo-. Algunas han chillado duro, como
alborotando. Dicen que las fuetan en el trasero, delante de sus maridos. Como no
tienen calzón les ven todo. Muchas han insultado al Coronel, en quechua y en
castellano. Ya ustedes saben que nadie en el mundo insulta como ellas. Les han
metido excremento en la boca. ¡Ha sido peor, dicen! Insultos contra vergazos es la
pelea".205

Avec l'arrivée de l'armée à Abancay et le rapprochement d'Antero, el Mark'aska
et de Gerardo Gerardo, le fils du commandant constate l'éloignement et la
trahison de son ancien ami, par rapport aux Indiens. Ainsi Ernesto connaît-il la
solitude profonde, celle que personne ne vient plus interrompre.
La conscience de son refus de l’évolution d’Antero sonne le glas des illusions
d'Ernesto et met en valeur sa tentative de communication privilégiée ainsi que la
possibilité de réconciliation avec le secteur des grands propriétaires terriens de la
société qui a abouti à un échec.
La décision finale d’Ernesto d'enterrer dans le patio le zumbayllu représente la
croyance que seule la terre peut oeuvrer dans le sens de la pacification et de la
purification, puisque l'union entamée a finalement échoué, et représente son
appartenance indéfectible, à la mythologie andine.


L'invasion de la peste et l'arrivée des colonos:
A la fin du récit qu'imprègne l'approche de la mort sous la forme de la peste,
avec sa cohorte de poux, on attend l'arrivée des colonos des quinze "haciendas"
que rien ne peut arrêter; Arguedas nous fait rencontrer la mort, au travers de
l'apparition concrète et implacable des poux:

"Llegarían a Huanupata, y juntos allí, cantarían o lanzarían un grito final de harahui,
dirigido a los mundos y materias desconocidos que precipitan la reproducción de los
piojos, el movimiento menudo y tan lento, de la muerte. Quizá el grito alcanzaría a la
madre de la fiebre y la penetraría, haciéndola estallar, conviertiéndola en polvo
inofensivo que se esfumará tras los árboles. Quizá".206

Jusqu'à la fin du récit, le père Linares se méprendra sur les réactions complexes
de l'adolescent, tant sur sa vision syncrétique de la vie que sur ses motivations
profondes.
Ernesto, lui, prolonge dans son imaginaire sa vision mythique et magique de la
peste:
"Quizá en el camino encontraría a la fiebre, subiendo la cuesta. Vendría disfrazada de
vieja, a pie o a caballo. Ya yo lo sabía. Estaba en disposición de acabar con ella. La
bajaría del caballo lanzándole una piedra en la que hubiera escupido en cruz; y si
venía a pie, la agarraría por la manta larga que lleva flotante al viento. Rezando el
Yayaku, apresaría su garganta de gusano y la tumbaría, sin soltarla; la lanzaría
después, desde la cruz, a la corriente del Pachachaca. El espíritu purificado de doña
Marcelina me auxiliará".207

Cette vision incarnée de la peste relève, une fois encore, du pouvoir de la Nature
mêlé à celui de l'homme - telle que la décrit William Rowe:

"Es una visión cosmocéntrica más que una visión antropomórfica y muy diferente de
la visión "roussoniana" que opone e idealiza la naturaleza frente a las imperfecciones
de la sociedad humana. La naturaleza se halla además entrelazada a la idea de magía.
Para la mente india no existe separación entre la magia y el mundo natural. La
naturaleza tiene poderes sobrenaturales, poderes que están localizados recíprocamente
en el hombre".208

199 Saül Yurkievich: Art.cit., p. 244.
200 José María Arguedas: Los ríos profundos, p. 292.
201 Ibidem, p. 163.
202 Ibidem, p. 99.
203 Ibidem, p. 259.
204 Ibidem, p. 219.
205 Ibidem, p. 195-96.
206 Ibidem, p. 305.
207 Ibidem, p. 295.
208 William Rowe: Art. cit., p. 274.
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Les maisons que mon père louait était les moins chères du quartier du centre : sol de terre battue, murs de torchis nus ou badigeonnés d’argile. Une lampe à pétrole nous éclairait. Les pièces étaient grandes. Les musiciens se mettaient dans un coin. Les harpistes indiens fermaient les yeux pour jouer. La voix de la harpe semblait naître de l’obscurité qu’elles ont dans le corps ; et le charango formait un tourbillon qui gravait dans la mémoire les paroles et la musique des chants.
Mais quand les détails d’un village commençaient à faire partie de la mémoire, mon père décidait de changer d’endroit
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COMMENTAIRE CRITIQUE DE MARTINE RENS SUR LOS RÍOS PROFUNDOS: La quête d'identité. (1958), SUITE ET FIN 2/2:
http://doc.rero.ch/record/3091/files/these_RensM.pdf/
Ainsi Ernesto s'imagine-t-il pouvoir rencontrer au détour d'un chemin la peste
elle-même; il se sent la mission et la force de l'affronter et de la tuer, grâce à son
pouvoir et à celui conjugué de "la opa", doña Marcelina.
Quant au père Linares, voyant les colonos déferler sur Abancay pour entendre la
messe qui les délivrera de la peste, il finit par décider de célébrer celle-ci:

"Bajo el sonido feo de las campanas de Abancay estarían llegando los colonos. No
percibí, sin embargo, ningún ruido de pasos, ni cantos, ni gritos durante largo rato.
Los animales comunes tienen cascos que suenan en el empedrado de las calles o en el
suelo; el colono camina con las plantas de sus pies descalzos, sigilosamente. Habrían
corrido en tropel silencioso hacia la iglesia. No oiría nada en toda la noche.
Estuve esperando. Fue una misa corta. A media hora, después de que cesó el repique
de las campanas, escuché un rumor grave que se acercaba.
-¡Están rezando! -dije".209

Los colonos ont réussi dans leur action: la messe a été dite. Ils s'en vont alors,
rassurés, en priant à haute voix. Mais qu'advient-il d'Ernesto?
Nous savons qu'il va quitter le Collège avec l'accord de son père et rejoindre
"l'hacienda" du Vieux. De toute façon, la progressive purification et unification
avec les forces du bien auxquelles il s'identifie, de même que la perspective du
voyage qu'il va réaliser après avoir vécu des événements qui l'engageaient
socialement, représentent sa définitive adhésion au monde andin comme la
certitude de sa responsabilité personnelle. Le bouquet qu'il offre à son départ à
Salvinia, symbole de la femme idéale, signifie son renoncement à ses rêves
concernant Abancay:

"Hice el ramo de lirios en la plaza... El ramo sólo tenía tres flores, y lo llevé con
cuidado, como si fuera la suavidad de las manos de Salvinia...¡Es para ti, Salvinia,
para tus ojos! dije en la sombra de las moreras. ¡Color del zumbayllu, color del
zumbayllu! ¡Adiós, Abancay!".210

Le départ d'Ernesto coïncide avec la fin de son initiation de jeune adolescent et
de sa quête de la beauté et du bien qu'il mêle inextricablement. L'attitude
d'Ernesto envers la Vierge semble représenter aussi la ferveur qui anime la
population envers cette dernière, alors que le Christ paraît concentrer en lui la
souffrance et la crainte du peuple andin face à la Conquête et à la colonisation.
La geste d'Ernesto s'apparente à celle des futurs adultes que nous rencontrerons -
dans les autres romans - Todas las sangres et Los zorros, dans lesquels la quête
d'un équilibre social s'organisera autour d'une lente assomption spirituelle de
l'univers andin, puis de certaines valeurs chrétiennes, enracinées au coeur du
péruvien. La richesse littéraire et poétique de Los ríos profundos comme nous
venons de le voir, ne vient-elle pas précisément que chaque strate de la réalité se
trouve cernée dans sa mouvance et sa possibilité d'évolution au sein de la société
péruvienne. ***

209 José María Arguedas : Los ríos profundos, p. 304.
210 Ibidem, p.253.

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“La rivière, le terrible Pachachaca, apparaît soudain en un tournant plat, en bas d’un précipice où ne poussent que des liserons bleus et où viennent se reposer les grands perroquets voyageurs qui s’accrochent aux lianes et s’appellent à grands cris à travers l’espace. On dirait un fleuve d’acier fondu, bleu et souriant malgré sa solennité et sa profondeur.
Debout sur le rebord du grand pont, appuyé à l’une des croix de pierres qui dominent la pile centrale, je le contemplais.
Oui ! Il me fallait être semblable à cette rivière imperturbable et cristalline, semblable à ses eaux victorieuses. Comme toi, Pachachaca, beau cheval à la crinière brillante, éternel et indomptable, qui avances le long du plus profond des chemins.”
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