L'action humanitaire entretient avec la guerre des liens étroits. C'est sur les champs de bataille avec Henry Dunant et la Croix-Rouge qu'elle est historiquement apparue pour porter secours aux victimes des conflits armés. Elle se prétend neutre, uniquement animée par le souci de sauver des vies. Mais elle contribue aussi, à son corps défendant, à alimenter les conflits par divers canaux.
Lorsqu'elle est détournée, l'aide alimente les réseaux parallèles de l'économie de guerre (comme en Ethiopie en 1984) ; lorsqu'elle atteint ses destinataires, elle décharge les belligérants de leur obligation alimentaire ou médicale et leur permet de se concentrer sur la poursuite des hostilités (par exemple au Sri Lanka). La constitution de camps de réfugiés offre parfois un sanctuaire à des rebelles en armes : c'est le reproche adressé à l'opération Turquoise au sud-ouest du Rwanda en 1994. En protégeant les victimes,
l'action humanitaire désigne souvent, fût-ce implicitement, leurs agresseurs. le manichéisme qui la guide fait mauvais ménage avec la complexité de responsabilités partagées, comme le montrent les théâtres ougandais ou soudanais. Enfin, elle a souvent un impact sur les opérations militaires en cours, retardant la défaite d'un camp (comme au Biafra en 1968) ou permettant à un autre de remporter la victoire (l'indépendance sud-soudanaise en 2011).
L'intervention humanitaire n'est pas neutre non plus du point de vue des bailleurs. Elle leur fournit, malgré qu'elle en ait, l'excuse d'une diplomatie par procuration, sur des théâtres où les chancelleries n'osent pas ou ne peuvent pas intervenir : en Somalie, dans l'est du Congo, au Darfour … Elle est surtout financée par eux en fonction de leurs priorités stratégiques. Ainsi l'aide humanitaire américaine bénéficie-t-elle aux alliés les plus fidèles et pas aux pays les plus nécessiteux.
Les humanitaires ont pris la pleine mesure des effets pervers de leurs interventions. Les plus courageux recommandent parfois le retrait. Mais l'auteur souligne combien cette lucidité est rare (MSF s'est ainsi retiré de Corée du nord en 1998 après avoir tiré les conclusions de son instrumentalisation par le régime). le plus souvent, les humanitaires préfèrent continuer à sauver quelques vies - au risque, par leur présence, d'exacerber un conflit qui en détruira beaucoup d'autres. Ce court-termisme, qui n'est pas sans puissantes justifications morales, est nourri par le fort taux de rotation des humanitaires et l'insuffisante capitalisation d'expérience.
Un autre volet de la question est le recours, par les humanitaires eux-mêmes, à des moyens militaires pour arriver à leurs fins. Il ne s'agit plus (comme dans le jus in bello) d'analyser le comportement des humanitaires durant les conflits mais (comme dans le jus ad bellum) d'apprécier la légitimité du recours à la force.
Droit humanitaire d'ingérence, sécurité humaine ou responsabilité de protéger sont autant de concepts contemporains forgés pour justifier des « interventions d'humanité » comme le XIXème siècle en a déjà connu (en Grèce en 1828, au Liban en 1860). Aujourd'hui comme hier, le recours à la force n'est jamais moralement pur. le souci de sauver des vies est toujours conjugué à des priorités stratégiques plus ou moins prégnantes. Dès lors, les questions posées par l'association des humanitaires aux opérations de maintien de la paix ne sont pas si inédites.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos s'inscrit en faux avec le concept, à la mode, des « urgences complexes » apparu dans les années 1990. Son livre a le mérite de replacer ces questions dans le long terme historique. Les urgences humanitaires en Russie dans les années 20 ou au Biafra dans les années 60 n'étaient pas moins complexes que celles que rencontrent les humanitaires aujourd'hui au Darfour ou en Birmanie.
C'est là peut-être le plus grand intérêt de ce livre, écrit par un universitaire à l'impressionnant encyclopédisme. Les questions qu'il présente ont surgi durant les années 90. Alors que la fin de la guerre froide faisait naître l'espoir, vite déçu, d'un nouvel ordre mondial, les humanitaires avaient interrogé leurs pratiques avec un scepticisme croissant. Jean-Christope Ruffin décrivait « le piège humanitaire » (Lattès, 1986),
Alain Destexhe « L'humanitaire impossible » (
Armand Colin, 1993) et
Rony Brauman «
Humanitaire, le dilemme » (Textuel, 1996). Puisant dans une impressionnante bibliographie, pour l'essentiel anglo-saxonne, et reposant sur une approche historique qui relativise les difficultés du temps présent, l'ouvrage de Marc-Antoine Pérouse de Montclos a le mérite de prendre du recul sur ce débat toujours d'actualité.