Première lecture de Carpentier avec ce recueil de nouvelles publié dans la collection « 2 euros » en Folio. Les nouvelles sont très différentes et si Gallimard a bien fait son boulot on peut supposer la sélection représentative…
Dans le détail, « Office des ténèbres » est d'inspiration surréaliste (Carpentier à côtoyé Breton) et aborde un thème cher à l'auteur, la musique cubaine (parait même que Carpentier a publié un ouvrage qui fait toujours référence sur le sujet). Lecture assez difficile pour ma part, j'ai eu du mal à savoir où l'auteur voulait en venir. « Droit d'Asile » renvoie plus aux écrits politiques de Carpentier avec un poil d'humour.
La nouvelle « Les fugitifs » est assez originale : le narrateur est un chien ! L'exercice me semble réussi. Il est question d'esclavage. Il y a sans aucun doute des textes autrement plus forts sur le sujet mais c'est pas mal. « Les Elus » est un conte philosophique assez convenu mais efficace sur la bêtise humaine.
L'ensemble ne casse pas quatre pattes à un canard mais certaines nouvelles se défendent plutôt bien. Je pense aux « fugitifs » et aux « élus » en particulier.
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Arriva l'époque du carnaval. Ce furent de tristes fêtes; avec des enfants déguisés, seuls dans les rues désertes; des comparsas qu'une averse dispersait; des loups qui dissimulaient des visages longs; des dominos du Saint-Office. Les jeunes filles qui allèrent au bal ne trouvèrent pas de fiancés. Les orchestres jouaient à contre-coeur. Les musiciens de la fanfare avaient des gestes d'automates. Les langues de belle-mère étaient faites de papier grossier et les trompettes en carton lançaient des cris de paon.
Ramollis par une sueur aigre, les masques laissaient sur les lèvres un goût de colle de poisson. Les confettis n'étaient pas arrivés à temps et, dans les boutiques, les faux nez étaient las d'attendre. Un enfant, déguisé en ange, se trouva si laid quand il se vit dans un miroir qu'il fondit en larmes. (Office des ténèbres)
Ils vivaient dans une caverne, bien dissimulée par un rideau de fougères arborescentes. Les stalactites laissaient tomber des larmes de manière isochrone, emplissant les ombres froides d'un bruit de pendule. Un jour, Chien se mit à gratter au pied d'une des parois. Bientôt, ses crocs retirèrent un fémur et des côtes, si vieux qu'ils n'avaient plus de saveur; ils s'émiettaient sur la langue, avec un mauvais goût de poussière pétrie. Puis, il apporta à l'esclave, qui se taillait une ceinture en peau de serpent, un crâne humain. (Les fugitifs)
L'aube s'emplit de canots. A l'immense étendue d'eau étale, lac, mer intérieure née de la confluence du Fleuve venu d 'En Haut - dont les sources étaient inconnues - et du Fleuve de la Main droite, les embarcations arrivaient, rapides, agiles, désireuses d'exhiber la sveltesse de leurs coques avant de s'arrêter, au mouvement cadencé des rames, à l'endroit où d'autres déjà immobiles s'aggloméraient, se joignaient bord contre bord, pleines de bouffons qui sautaient de proue en poupe pour dire de bons mots et faire inopinément des singeries.
Peut-être Dieu était-il relevé ainsi, de temps en temps, par une puissance supérieure (Mère de Dieu, mère des dieux? Goethe n'avait-il pas dit quelque chose à ce sujet?), sauvegarde de sa pérennité. C'est à la minute du changement, quand le trône du Seigneur était vide, que se produisaient les catastrophes de chemin de fer, les chutes d'avions, les naufrages de grands transatlantiques, que les guerres s'allumaient et que se déchaînaient les épidémies. (Le droit d'asile)
Vidéo de Alejo Carpentier