Dans ce livre publié en 1980,
Doris Lessing utilise la forme littéraire très ancienne et presque désuète du roman allégorique mais son propos reste tout à fait pertinent et actuel, en particulier en ce moment de débats sur les relations entre hommes et femmes.
L'histoire est racontée par un chroniqueur- troubadour qui parfois emploie le ‘je', parfois donne son commentaire sur les évènements relatés mais le plus souvent s'efface derrière le récit en laissant le soin au lecteur de trouver la signification des faits.
Le roman se déroule dans un monde imaginaire et quelque peu magique, divisé en plusieurs zones, très différentes les unes des autres. Rien de commun entre ces zones : système politique, économie, niveau de vie, mentalités, culture… Une certaine hiérarchie s'est établie entre elles, à l'image de leur géographie : la zone 5 est un désert peuplé de tribus nomades et violentes qui vivent de pillages ; la zone 4 est une morne plaine, pauvre, peuplée de gens résignés et soumis ; la zone 3 sur les hauts plateaux est une région paisible où s'est développée une société peu hiérarchisée et chaleureuse ; la zone 2 est une région mystérieuse de haute montagne dont nous ne saurons peu de choses si ce n'est qu'y règne une sorte de nirvana.
Alors que le monde semble entré dans une période de crise et de déclin, al Ith, reine de la zone 3, reçoit un jour l'ordre d'épouser Ben Ata, roi de la zone 4. Cette union doit marquer une ère nouvelle pour les deux pays. Tout sépare les deux souverains mais ceux-ci se soumettent à l'ordre reçu, s'accouplent et vont peu à peu finir par se comprendre et s'apprécier. Dans un mouvement inverse à celui qui rapproche al Ith de Ben Ata, al Ith se voit peu à peu rejetée par son peuple. Lorsque l'ordre lui arrive de retourner dans son pays et de quitter son mari destiné désormais à s'unir à la reine de la zone 5, sa place de souveraine est prise par sa soeur et elle tombe dans un anonymat solitaire. Ben Ata ne l'oublie pas et vient lui rendre visite.
Ce roman à la tonalité féministe offre selon moi deux thématiques, qui finissent par se rejoindre : l'une politique et l'autre relative aux relations hommes-femmes. C'est aussi une réflexion sur l'état du monde en cette fin de XXème siècle.
Le Ben Ata du début du livre est un archétype masculin que je qualifierais de traditionnel : son bon plaisir est roi, la femme ne peut être que soumise et objet de possession. Peu à peu, Ben Ata évolue et devient un homme plus conforme à l'idéal masculin tel que l'imagine
Doris Lessing : un partenaire de vie, engagé dans une relation construite sur l'égalité et l'échange, capable de comprendre l'altérité féminine, soucieux du plaisir de la femme, jouant pleinement son rôle de père. La prose de
Doris Lessing n'est toutefois jamais didactique fort heureusement : pas de vérité assénée mais des évocations subtiles et nuancées. La relation amoureuse qui finit par naître entre al Ith et Ben Ata conserve ainsi sa part de mystère. Elle est plus qu'une relation d'intimité, plus qu'une bienveillance naturelle entre deux êtres mais quelque chose de mystérieux et de complexe qui unit deux altérités à l'origine radicalement éloignées. le roman est aussi un magnifique portrait de femme libre, d'épouse et de mère, y compris à travers le regard posé sur elle par Ben Ata (notamment après la maternité). Les personnages secondaires de femmes, jamais simplistes, sont aussi importants et offrent un éventail de féminités (la reine de la zone 5, la servante de al Ith, la soeur).
Ce roman offre aussi une lecture politique et une réflexion sur l'état du monde. Tout d'abord parce que la liberté de la femme apparaît certes comme le résultat d'un changement de mentalités mais aussi comme le résultat d'une volonté politique à travers la loi.
Au début du roman, la reine al Ith prend conscience que son pays, la zone 3, est entrée dans une phase de déclin. le roman montre une situation d'un pays endormi dans son bien-être et son confort. Sa dirigeante n'a pas su percevoir les signaux de dégradation ou en tous cas elle n'a pas su agir pour changer le cours des choses. Mais en même temps
Doris Lessing pose la question de savoir si cette crise relève de responsabilités individuelles ou de responsabilités collectives. le roman date de 1980 mais il a un côté visionnaire car dans le destin des différentes zones et de leurs habitants, on peut reconnaître celui des pays occidentaux avancés, mais aussi l'avancée vers la mondialisation, la disparition de l'URSS, étouffant sous le poids de son système, et la situation de la Chine engagée depuis 30 ans comme on le sait dans un incroyable rebond économique en réussissant un dosage subtil entre maintien du système politique, modernisation et introduction de libertés. le voyage que fait dans la riche zone 3 un groupe de femmes de la zone 4, historiquement pauvre, montre que l'écart entre les deux pays n'est pas que matériel, il est aussi un écart de civilisation et de mentalités. J'ai trouvé aussi que le roman pose aussi la question très actuelle du dilemme entre mondialisation et maintien de l'ancrage local des territoires. L'union d'al Ith et de Ben Ata et celle de Ben Ata avec la reine de la zone 5 marque une évolution positive vers un monde d'échange et de fluidité mais ce monde reste partagé en territoires dans lesquels l'ancrage local des populations locales reste fort.
Pour terminer, j'ajouterai enfin que j'ai trouvé dans ce roman mettant en scène un roi et une reine d'intéressantes sources de réflexion sur la signification du rôle de dirigeants, sur leurs comportements. Quand al Ith, de retour en zone 3, retrouve sa soeur, cette dernière lui dit qu'on lui a confié un rôle à jouer. le rôle dépasse l'individu qui se doit d'être à la hauteur, qui doit s'y consacrer entièrement. La scène où Al-Ith revêt sa robe de reine est un example qui montre que la fonction de dirigeant s'accompagne d'attributs symboliques. de même lorsque al Ith accompagne son mari lors d'une revue des troupes, sa présence n'a de valeur que symbolique. Pourtant, comme souvent dans le livre, tout n'est pas si simple : un certain nombre de scènes viennent en contrepoint : il arrive un moment où Ben Ata refuse les faux-semblants de son rôle et se réfugie dans la sphère privée ; son habillement reste souvent celui d'un simple soldat ; souvent al Ith et Ben Ata restent seuls dans leur palais, inactifs, coupés du monde et de leur mission.
J'achève ainsi cette longue critique, qui témoigne certainement de la richesse de ce roman.