Drôle d'histoire que celle de Clarisse et Justin, ces "deux enfants de Landerneau pris dans
les méandres du Nil". Ils ont fréquenté la même école mutuelle dirigée par un couple d'enseignants qui leur ont inoculé la passion pour l'Égypte. Devenus adultes, c'est un grain de beauté qui va relancer leur relation. Nous sommes à Paris dans les années 1830. "Hernani" est jouée au théâtre, la vague d'égyptomanie qui déferle sur la France fait suite au déchiffrage des hiéroglyphes par
Champollion et à la campagne d'Égypte de Napoléon. le pays des pharaons attire, l'Égypte antique fascine. C'est la grande histoire de ce roman, un récit rocambolesque, celui de l'abattage, du transport et de l'érection de l'obélisque de la place de la Concorde à Paris. On sait comment elle se terminera. Et puis, il y a la petite, un récit d'amour à l'issue incertaine entre Justin et Clarisse et leur rencontre épistolaire improbable. Une histoire d'amour qui nous tient en haleine jusqu'au bout. Et celle-là, on ne dira pas comment elle se termine. Dans ce roman captivant et jubilatoire,
Robert Solé mêle personnages fictifs et historiques : Méhémet-Ali, le pacha d'Égypte qui se moque éperdument des vieilles pierres et offre l'obélisque pour plaire à la France, Apollinaire Lebas, ingénieur de la marine chargé de l'aspect technique de l'opération, le saint-simonien Prosper Enfantin, le poète Pétrus Borel, les hommes politiques de l'époque, Louis-Philippe Ier, Thiers et d'autres encore. Un courant romanesque souffle sur l'expédition de l'obélisque, pleine de péripéties et de dangers. le "Luxor", navire à voiles spécialement fabriqué pour le transport du monolithe, souffre mille et une difficultés pour accomplir sa tâche et, coïncidence étrange de l'histoire, il est remorqué en Méditerranée par le "Sphinx", premier vapeur français. Ce qui frappe à la lecture de ce roman, c'est le rapport au temps. le nôtre est celui de l'instantané, celui du roman est celui de la durée et de l'étirement. L'épopée de l'obélisque se déroule sur six années et, même si on le conçoit, on est sidéré par le temps nécessaire aux différentes étapes de l'opération, que ce soit un voyage, une construction ou un contretemps naturel. le roman soulève aussi des questions importantes jusqu'au malaise, pourquoi ériger un obélisque antique égyptien à Paris, pourquoi prendre tant de risques, pourquoi dépenser tant d'argent, d'énergie humaine, de quel droit peut-on déplacer un monument historique, ne l'arrache-t-on pas à une civilisation, n'ampute-t-on pas une culture, ne prive-t-on pas un peuple, ne pille-t-on pas un héritage ? Pour
Champollion, qui n'était pas un pillard, cette opération était une prestigieuse vitrine qui devait permettre de sensibiliser le monde aux chefs-d'oeuvre de l'art égyptien en péril à l'époque. Quoi qu'il en soit, l'écriture de
Robert Solé est sobre, précise, ciselée comme les hiéroglyphes dans la pierre de l'obélisque et en même temps touchante, vivante, proche des gens. On y sent toute son affection pour les plus humbles, son aversion pour l'insupportable tyrannie du pouvoir, sa fascination pour l'art antique égyptien, l'amour enfin qu'il porte à son Égypte natale.