Etoiles notabénistes : ******
Yoshiwara tebikigusa
Traduction :
Didier Chiche & Shimizu Yukiko
ISBN : 9782809709483
En dépit du titre et de l'assassinat qui constitue le but avoué de divers protagonistes, ce livre n'est pas, à proprement parler, ce que j'appellerais un roman policier. A ce jour, autant que j'ai pu en juger, il est aussi le seul ouvrage de son auteur traduit en notre langue - et, croyez-moi, c'est bien dommage.
D'un format raisonnable (374 pages en format poche chez Picquier), ce roman se présente sous la forme de chapitres qui, chacun, donne la parole à l'une des personnes liées au quartier chaud du Edo du XVIIème siècle : Yoshiwara. Avant tout, bien sûr, à ceux qui y vivent et en vivent : tenanciers de maison de thé, chargés d'établir le lien entre le client potentiel et les maisons closes, fastueuses ou plus modestes (sauf sans doute avec les établissements de ce que l'on nomme le Quai de l'Enfer, qui équivaut à peu près au Whitechapel londonien où devait sévir, deux siècles plus tard, le célèbre Jack l'Eventreur) ; portiers-videurs des maisons closes, en général assis sur ce que l'on nomme la "planche à boeufs", chargés de veiller à ce qu'aucun client n'entre en fraude ou ne fasse du scandale, surtout lorsque sont exposées certaines filles de la maison (à l'exception des courtisanes sur rendez-vous), à l'abri du treillis plus ou moins haut qui cerne une partie du rez-de-chaussée ; intendants qui gèrent évidemment les comptes mais qui veillent également et doivent avoir l'oeil partout, notamment aux heures d'affluence ; préposés aux lits, dont le titre se passe de tout commentaire ; assistantes, vieilles et jeunes, des courtisanes de simple rang comme de première catégorie, qui, avec les entremetteuses, appartiennent souvent à la maison parce que, pour les plus âgées, elles y ont elles-mêmes travaillé en tant que fille de joie, et, pour les plus jeunes, elles y sont en plein apprentissage du "métier" ; les amuseurs et geishas, faisant partie de la suite des courtisanes, célèbres et moins célèbres, car une courtisane, à fortiori une "courtisane sur rendez-vous", comme l'est notre héroïne, Dame Katsuragi, ne saurait se déplacer sans suite, surtout lors du "Voyage" qu'elle effectue rituellement tous les jours d'un bout à l'autre de la rue.
A tous ceux-là, s'ajoutent les "coupeuses de doigts", lesquelles ont repris la coutume ancienne qui voulait qu'une courtisane vraiment amoureuse se fît trancher le doigt et l'envoyât en présent à son amant, mais se bornent désormais à façonner des imitations en pâte de riz tout en revendant également les kimonos dont ces dames ne veulent plus, ce qui leur permet, au passage, de toucher une commission supplémentaire ; les courtiers qui habillent toute la maison et dont les plus riches, comme Tanokura Heijûrô, familièrement "M. H.", comptent parmi les clients les plus courtisés et les "habitués" des courtisanes les plus en vue (certains, parmi eux, finissent par racheter l'une de ces femmes, ce qui n'est pas une mince affaire, leurs dettes s'étant accumulées à plaisir) ; les trafiquants de filles comme le bon Denzô, qui s'est chargée de la vente de la petite Hatsu, future Katsuragi, à la Maison de l'Oiseau Blanc en la personne de son propriétaire, Shôemon ; sans oublier le batelier qui assure l'arrivée (et la sortie) de Yoshiwara par le fleuve et est donc à même d'éviter les gendarmes placés à la Grande Porte ...
Finement écrit, égrenant çà et là de petits cailloux aussi étoilés de sang qu'ils sont précieux - ce qui nécessite chez le lecteur une attention de tous les instants, voire une relecture, pour bien saisir le machiavélisme de la vengeance accomplie ici - parmi une foule de détails qui nous rendent extraordinairement vivants ce quartier réservé et l'existence de tous ceux qui se trouvent en rapport avec lui, à quelque titre que ce soit, "
Les Mystères de Yoshiwara" constitue l'un des livres les plus intéressants sur une part plus ou moins occulte de la culture japonaise et son incroyable raffinement. Mais il nous révèle également combien ces activités et leurs acteurs, que le monde "bien-pensant" accuse d'avoir renoncé au "Huit Valeurs Essentielles" (je vous laisse découvrir lesquelles), savent se serrer les coudes et se révolter contre l'immunité dont jouit à l'époque dépeinte la classe si noble des samouraïs, tout spécialement ceux qui, dans cette classe, ont l'honneur d'appartenir à la garde shôgunale. Face à un samouraï certes de noble naissance et vaillant au combat mais doublé d'un être ignoble et d'un froid assassin, le monde, réprouvé mais toléré, de Yoshiwara prouvera que, finalement, ces "Huit Vertus Primordiales", certains de ses membres ont su les préserver en leur coeur et sont prêts à risquer la peine capitale pour que justice soit rendue.
Le personnage qui nous guide parmi tout ce petit monde, les grands comme les petits, s'affirme écrivain. A vous de deviner, comme le fera très vite M. H. à la fin du roman, à quelle classe il appartient réellement dans cette société si compartimentée mais où l'honneur n'est pas un vain mot, et surtout quelle est sa véritable fonction. A vous aussi de vous faire un portrait exact de Dame Katsuragi, jeune femme rouée et subtile, capable des pires mensonges et des pires manipulations, ou au contraire jeune femme au caractère fort et à la bravoure digne d'un ... samouraï, à la fois douée de grandes capacités d'analyse psychologique et héroïquement tendue vers un but capital pour l'honneur de sa famille.
Un excellent roman, mais à lire à tête reposée et en en surveillant chaque mot, surtout sur la fin. Une relecture permet de mieux comprendre tout la grandeur de Dame Katsuragi et de ceux qui la soutinrent. Les vacances approchent, vous aimez la littérature japonaise et vous voulez vous distraire de façon intelligente et raffinée ? Alors, pas d'hésitation et bonne lecture. ;o)