Je limiterai ma critique à mon ressenti de lecteur, sur 1) le monde, 2) les personnages, 3) l'intrigue, 4) le style, et finalement mon plaisir global à la lecture de ce premier roman d'
Emilie Querbalec.
Je masque les révélations divulgâchantes.
Avant de commencer, un problème conséquent de ce livre: son titre.
Le livre ne traite pas des Oubliés d'Ushtar. En tout cas ce n'est pas comme ça que l'histoire s'est imposée à moi.
Un candidat protagoniste (le jeune garçon) est effectivement un Oublié, mais il est trop passif. J'expliquerai plus bas qu'il n'a pas d'impact narratif en termes de choix ou d'action.
Le personnage qui a le plus d'impact sur l'histoire est la jeune fille, mais là aussi, elle subit le déroulement de l'histoire, l'histoire lui "arrive", et est une élue, pas une Oubliée.
Le premier personnage que l'auteure nous présente, et qui - selon les canons de la narration contemporaine en SF - devrait être le protagoniste principal, n'est pas non plus un Oublié. Alors, pendant 400 pages, j'attends que les Oubliés, leur culture, leur histoire, leur impact prennent forme, et à la fin, je conclus: le titre est trompeur...
1) le monde des Oubliés d'Ushtar est un monde de type Space-Opéra, dans lequel on ressent une véritable recherche de la part de l'auteure, avec à la fois une profondeur de mille-feuille (domination galactique par un impérium, planètes rebelles, ou rétives, etc.) et un souci du détail imaginatif et poétique au niveau des planètes sur lesquelles l'action se passe, mais sans l'ambition universelle d'un Herbert,
Asimov, Vance, Reynolds, Morgan ou Simmons: seules deux planètes sont décrites avec plus de détails, la troisième n'étant l'arène de l'action que très brièvement. Néanmoins, la qualité et la richesse de texture du monde contribuent clairement à l'ambiance du livre, et me donnent envie d'en découvrir plus.
2) Les personnages. J'ai apprécié la diversité des personnages, qui rend le roman intéressant pour tout public, mais c'est en même temps sa faiblesse: l'identification est faible. Les personnages sont bien différenciés (mais gagneraient à davantage de nuances dans le spectre entre noir et blanc), bien décrits, bien imaginés. Ils servent bien l'histoire, presque trop bien. La "distribution" a quelque chose de scolaire, de contraint, comme si chaque "archétype" de personnage avait été soigneusement coché sur une liste pour être certain.e de ne pas en rater un. du coup, le "casting" manque un peu d'originalité et de fraîcheur. Sauf le personnage de Joon One, j'y reviens plus tard.
Par ailleurs, je ne sais toujours pas qui est le véritable protagoniste de cette histoire, je n'ai pas accroché au dilemme de l'un ou l'autre, au point de non-retour, au choix critique qui fait vivre un personnage. C'est un peu comme si les personnages étaient là pour servir l'histoire, et pas l'inverse.
Qui donc est le protagoniste ? D'après
Yves Lavandier (La Dramaturgie), c'est le personnage qui vit le plus de conflit, et de préférence de manière active... or:
- est-ce le jeune garçon ? il n'a aucune influence par ses choix sur le déroulement de l'histoire
- est-ce la jeune fille ? Elle est le jouet d'une prophétie "bigger than life", ne fait aucun choix On est privé du moment le plus intéressant - où l'initiation la révèle aux pouvoirs qu'elle va déployer - du fait qu'elle est instantanément, et sans conflit interne ou sans véritable processus de maturation, dépouillée de sa personnalité et investie comme "incarnation" de la puissance extra-terrestre derrière les gemmes
- est-ce Joon One, le premier personnage que nous rencontrons, un "rangka" Nadjam, clone tueur de la garde personnelle du Prince impérial ? Pour moi, c'est le meilleur candidat, c'est aussi le plus riche et imaginatif, le plus "excitant", mais il est traité comme personnage secondaire. Il vit un véritable conflit interne, il agit, fait des choix, il est source de conflit externe, et ses choix et actions ont un impact crucial aux moments-clés de la narration. Par conséquent, il est également le personnage le plus "profond" (même si je trouve que le Prince, la Matria et le premier Gouverneur ont aussi une certaine profondeur, mais ce sont aussi des persos secondaires, voire moins).
Bref, beaucoup de personnages, bien traités, bien mis en place, mais les personnages "principaux" sont moins profonds que les secondaires, et leurs objectifs sont "externes", ils sont les jouets de l'histoire, comme si l'auteure jouait à la marionnettiste.
3) L'intrigue. Je dirais qu'à l'exception de Joon One, l'intrigue ronronne. Très vite, le lecteur adulte et chevronné de SF et de littérature "sérieuse" que je suis voit où les choses vont, et il y a peu de surprises. L'auteure varie les points de vue, changeant de personnage de chapitre en chapitre, ce qui donne des éclairages variés, mais l'action n'est pas surprenante. La principale question qui me préoccupe est: comment l'auteure va-t-elle "emballer" l'histoire dans les détails du monde très personnel et original qu'elle a imaginé. le canevas, lui, est très universel. Très.
4) le style.
Emilie Querbalec a soit l'écriture aisée, soit elle travaille bien son style, probablement elle combine les deux: sa prose est fluide, claire, élégante. Un véritable plaisir à lire. Je rejoins une critique précédente qui regrette les transitions parfois abruptes d'une ambiance (descriptive, poétique = dominante) à une autre (coupée au scalpel, incisive, rapide dans les combats = occasionnelle) ou encore une autre (vicieuse, perverse ou dévoyée, cynique = aussi occasionnelle).
Par contre, à mon avis, l'impression qui domine, c'est qu'
Emilie Querbalec maîtrise ces ambiances avec un bonheur et une aisance égaux, qui font que la plume est au service de la lecture: sa voix n'est pas présente de manière narcissique, mais elle est toujours là, et donne un ton qui me donne envie de lire le prochain livre de cette jeune auteure !
Un bémol: ses descriptions, ciselées et élégantes, détonent parfois avec les scènes, et coupent le rythme de la narration. En particulier, elles tombent régulièrement en décalage par rapport au vécu du personnage "point-de-vue", et du coup "flottent", au lieu de renforcer le ressenti narratif en colorant l'immersion.
A mon sens, elle devrait à l'avenir affirmer sa confiance dans la qualité qu'elle déploie dans les scènes d'action, tirées au cordeau et à couper le souffle, et dans les passages plus "dark" où elle montre beaucoup de puissance.
5) Plaisir global de lecture:
J'ai lu ce livre avec plaisir, le style est très fluide, riche sans être lourd, le monde est imaginatif et profond, et pour un premier livre de SF space-opéra,
Emilie Querbalec démontre une maîtrise égale des dialogues, des descriptions, et des scènes d'action. Malheureusement, l'intrigue manque de surprise, et les personnages parfois de profondeur. le casting est un peu contraint, et les personnages subissent surtout la narration au lieu de l'animer.
Le style d'Emilie, son imagination élégante et riche, bénéficieront certainement de l'expérience et de l'assurance qu'elle aura tiré de ce premier livre: il lui reste maintenant à se "lâcher" au niveau de l'intrigue, et de faire confiance à son intuition de personnages plus riches, plus tordus, dans une toile narrative plus complexe et surprenante. Aucun doute qu'elle en est capable, j'attends avec impatience !!!