Il y a un ou deux ans j'ai lu un tout petit opus de
Marie-Jeanne Riccoboni, romancière du 18ème siècle. Il ne m'avait pas convaincue mais était plaisant malgré tout. En revanche, j'ai découvert et aime d'amour les « Lettres de Milady Juliette Catesby… » de la même auteure.
Déjà Riccoboni excelle dans l'art du roman épistolaire. Et comme c'est un style qui me plaît, forcément ça fonctionne bien mieux que pour « L'histoire de M. de Cressy » qui était de construction plus classique (si on peut parler de construction classique pour un genre que Riccoboni a elle-même largement contribué à façonner).
Ensuite le roman est moins ouvertement moralisateur parce qu'on n'a accès qu'à un seul point de vue (ou presque), partiel, partial et plus sensible que n'importe quel narrateur omniscient. (sur l'art du roman d'analyse / épistolaire / féminin / tout court chez Riccoboni et en particulier sur celui-ci : https://www.erudit.org/…/r…/tce/1995-n47-tce665/025851ar.pdf)
Mais son principal intérêt c'est la « peinture des sentiments ». En gros le roman est constitué des lettres que Juliette Catesby adresse à sa BFF Henriette, à un moment-charnière de sa vie amoureuse. Un an plus tôt elle est tombée folle amoureuse d'un certain Mylord d'Ossery. Sentiments partagés. Mais malgré les promesses d'aimer toujours, d'Ossery disparaît du jour au lendemain pour épouser une dadame sortie de nulle part. Après le décès de sa femme, il essaie de reprendre là où il l'avait laissé son amourette avec Juliette, qui se drape dans sa dignité outragée et refuse de le recevoir et d'entendre ses explications.
La raison de ce mariage précipité est assez cousue de fil blanc. Il n'y a bien que Juliette pour ne pas comprendre que son dulciné a fauté de telle sorte qu'il lui faille sauver l'honneur d'une jeune femme déflorée… Mais je pense qu'il faut prendre en compte l'époque d'écriture du roman. Ce qui nous paraît évident aujourd'hui l'était peut-être moins alors. Et la première raison que Juliette imagine, c'est que Miss Jenny disposait alors d'une titulature ancienne et plus prestigieuse que la sienne. Ce qui en soi peut très bien se tenir. (même
Louis XIV a renoncé à son premier amour pour de telles considérations après tout)
Juliette nous présente ainsi tout le spectre de ses sentiments. Son amour blessé, sa colère, son incompréhension, sa fierté, ses doutes, etc… le tout porté par des considérations plus générales sur les fameux deux-poids deux-mesures concernant la liberté amoureuse / sexuelle des hommes et des femmes. Comme quoi rien de neuf sous le soleil, hein. Ce qui m'impressionne, c'est que Riccoboni parvienne à mettre des mots sur des sentiments fugaces et contradictoires avec une si grande justesse. Souvent je me suis dit « mais c'est exactement ça ! ».
Cette citation, rapportée dans l'article mis en lien, et qui est précisément celle que je recherchais pour illustrer une critique assez neuve pour l'époque, au moins en ce qu'elle est publiée :
« Leur coeur et leurs sens peuvent agir séparément ; ils le prétendent au moins et par ces distinctions qu'ils prennent pour excuse, ils se réservent la faculté d'être excités par l'amour, séduits par la volupté ou entraînés par l'instinct. […] Mais cette excuse qu'ils prennent, ils ne la reçoivent pas ; remarquez cela : ce qu'ils séparent en eux, ils le réunissent en nous. C'est nous accorder une grande supériorité dans notre façon de sentir, mais faire naître en nous une terrible incertitude sur l'espèce des mouvements qui les portent à désirer de nous posséder. »
Ma seule déception, dans ce roman, c'est sa fin. D'Ossery est égal à lui-même, j'ai envie de dire. Un connard de première qui force la main (et les femmes) et se permet de chouiner quand on lui refuse un regard. Mais Juliette, toi tu me déçois. Jamais je n'aurais pardonné, moi ! Sans doute encore un coup de la différence d'époque.
Juliette voit que d'Ossery n'a jamais cessé de l'aimer, moi je vois qu'il l'a trompé avant même de l'avoir touché… Parce qu'elle a beau penser que ce n'est pas juste que seuls les hommes puissent penser « en dessous la ceinture », elle le tient pour suffisamment « normal » pour ne se formaliser que de la trahison de ses sentiments. C'est tout juste si elle n'écrit pas : « aaaaah ce n'est donc que ça ! s'il me l'avait dit tout de suite, j'aurais compris, je l'aurais soutenu, quel homme, quelle générosité, quel honneur! ». Je m'étrangle un peu, voyez.
Pourtant en tant que lectrice privilégiée de ses états d'âme, je ne peux qu'être contente pour elle tant sa joie se ressent dans les dernières pages. Déçue qu'elle se soit liée avec un type qui continuera sans doute à « ne pas faire exprès » de tomber dans le vagin d'autres femmes, mais puisque ça n'a pas l'air de la défriser… Elle mérite mieux! (cela dit il semble que cette fin est une « commande » de l'éditeur)