"Bonjour mesdemoiselles. Je me nomme Mademoiselle Pinkerton et je suis votre institutrice. Je vous enseignerai cette année, le calcul, l'orthographe, l'histoire et la géographie. Vous aurez une dictée tous les matins. L'après-midi sera réservé aux cours de couture et de dessin…"
C'est en ces termes que la nouvelle institutrice laïque d'un village de l'Entre-deux-Mers se présente à ses élèves et leur explique son programme dans le roman de
Sandrine Biyi,
L'héritage de Violette Pinkerton. La scène se passe en 1912 et replace le lecteur dans la France de la IIIe République dont les lois jetèrent les bases de l'organisation de l'école laïque, obligatoire pour les petits Français. L'école, pilier de la République, se devait d'émanciper intellectuellement l'individu dans le respect des valeurs héritées de la révolution française : liberté, égalité… En ce qui concerne les filles, la mise en place des structures enseignantes allait être beaucoup plus longue, beaucoup plus ardue, en particulier dans les campagnes. L'accès à l'égalité et à l'instruction fut l'objet d'un long combat. C'est ce dont traite le roman de
Sandrine Biyi : plusieurs problématiques s'y mêlent, celle du rôle de l'école, de la place des femmes dans la société et des guerres d'influence que se livrent deux camps adverses.
L'institutrice, en tant que femme, femme exerçant un métier, susceptible d'avoir prise sur de jeunes enfants, des petites filles, se heurte de plein fouet aux idées reçues concernant la place de la femme dans la famille et la société.
En outre, la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat a rebattu les cartes du pouvoir et parachevé – souvent de manière caricaturale – la constitution de deux camps adverses, celui de la République et celui de l'Eglise.
Sandrine Biyi a eu la bonne idée d'évoquer en avant-propos certaines de ces lois sur l'école et de citer aussi quelques réflexions de femmes et d'hommes sur leur vision des femmes, ce qui peut aider le lecteur à se repérer. Violette Pinkerton, l'héroïne du roman, est nommée institutrice de l'école laïque de filles dans une petite commune rurale de l'Entre-deux-Mers girondin. Elle a vingt ans, est fraichement émoulue de l'Ecole normale de jeunes filles et bien décidée à appliquer, en termes d'égalité, les principes républicains concernant l'instruction de tous, garçons et filles. Car Violette est une jeune femme progressiste, issue d'un milieu privilégié. Son père a encouragé son goût du savoir en la laissant poursuivre ses études dans un lycée bordelais, ce qui à l'époque ne pouvait avoir lieu qu'en ville dans des milieux bourgeois. Elle a par ailleurs passé un bac dit « masculin » car seules de très rares filles s'y présentaient. C'est donc cette jeune fille, en avance sur son temps, lectrice de la féministe révolutionnaire Olympe de Gouge, qui arrive dans le bourg de Lignan, confrontée d'emblée à une population méfiante, voire hostile. Sa position sociale n'est pas clairement déterminée, ni paysanne, ni bourgeoise, femme célibataire de surcroit, elle ne doit asseoir l'autorité de sa personne que sur sa fermeté et ses seules qualités humaines, intellectuelles et morales. Mais Violette a de nombreux atouts que son enfance passée près de la terre, dans une propriété viticole du Médoc et son éducation soignée lui ont permis d'acquérir. C'est une femme de conviction qui saura se battre pour faire accéder les petites filles à l'instruction et aux diplômes. Elle n'oubliera pas non plus un petit vacher, laissé pour compte de l'école obligatoire et gratuite promulguée par
Jules Ferry et le fera entrer derechef dans les rangs de l'école. Je ferai au passage une petite critique : l'héroïne – qui mérite bien cette dénomination – est un peu trop parfaite à mon goût. En dépit de sa jeunesse et de son manque d'expérience, elle a en toute situation un comportement exemplaire. Cela sert l'histoire et fait certes ressortir la complexité du milieu ambiant mais nuit à son personnage de fiction. On n'est pas vraiment touché par ses difficultés, je trouve…Est-elle vraiment représentative des jeunes institutrices, issues pour la plupart de milieux modestes, qui durent s'imposer dans les régions rurales françaises ? J'ai pris cependant grand plaisir à la narration, à la voir évoluer et imposer ses convictions dans ce microcosme qui reflète de manière vivante et bien documentée les conflits individuels et sociétaux de l'époque. Les personnages secondaires, ceux des femmes en particulier, m'ont intéressée : Jeanne, la paysanne pragmatique et fine, Louise, la femme de l'instituteur et brodeuse avertie qui tient salon, Thérèse, la femme du maire, obligée, à l'arrivée de l'institutrice voulue par son mari, de renoncer à dispenser aux filles une instruction minimale sous la direction du curé. Thérèse était passée de la lumière à l'ombre. (…) Elle était redevenue une dame catéchèse, comme tant d'autres. Il y a aussi madame de Pontiac, la riche châtelaine émancipée qui fait la pluie et le beau temps dans le village. Dans ce monde où leur rôle est limité aux tâches ménagères et à l'éducation des enfants, elles s'agitent et ne sont pas les dernières à prendre position, peu à peu acquises à l'idée qu'une femme doit accéder à l'instruction. Les hommes, eux, ont plus de mal à avancer. le curé, particulièrement balourd et obtus, est l'adversaire numéro 1 de Violette et s'oppose régulièrement au maire socialiste qui a nommé une institutrice : "Si on la laisse agir, vous verrez qu'elle présentera les filles au certificat d'études comme cela se fait déjà dans les grandes villes. Et pour quoi faire ? Des malheureuses sans mari, car une femme savante les fait fuir. Nous sommes en campagne ici. Qui tiendra les fermes ? Réfléchissez bien, Monsieur le maire. Ce n'est pas de moi dont il s'agit, c'est de votre village et de son futur." Quant au maire socialiste, de conviction républicaine et extrêmement soucieux des distinctions honorifiques de la République, il ne peut s'empêcher d'avoir des doutes sur le bien-fondé de sa décision de nommer une institutrice. Il craint pour son fauteuil. Font-elles voeu de célibat ? Sont-ce des nonnes ? (…) Si la prochaine n'est pas mariée, qu'au moins elle ne soit pas jolie. Cela évitera les commérages. le sujet dont traite
Sandrine Biyi dans son roman est très intéressant et on en observe encore les ramifications aujourd'hui. Il peut inciter le lecteur à faire des recherches complémentaires sur cette époque un peu ignorée. Il nous fait en tout cas mesurer à quel point les choses ont évolué en un peu plus d'un siècle. Et pourtant, à l'heure où de très nombreuses femmes occupent des postes clés dans la justice, la médecine, l'enseignement, la recherche, le journalisme, les entreprises et de plus en plus en politique, on a le sentiment que le combat pour la parité et l'émancipation féminine continue et doit continuer à être mené.
Marie-France pour les liseuses de Bordeaux
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