LES ORTIES NOIRES
FLAMBENT DANS LE VENT
À Adrien Finck
Parfois je crois surprendre un écho dans l’oreille
de ces mots murmurés,
que des voix de jadis, depuis longtemps perdues,
disaient presque en silence :
ainsi suinte la pluie de campagne en automne
à travers les feuilles mortes, avec tant de patience,
à la lisière du petit bois de chêne gris et touffus
où le Ruisseau-Rouge chuchote,
puis elle s’enfuit goutte à goutte dans la terre,
à pas de souriceaux, comme fait la semence,
par le chemin profond,
la sente aux orties noires.
p.199
LA VALLÉE DES OSSEMENTS
LA CLEF DE L’ORIGINE
Ils demeurent assemblés en permanence le jour sans fin
du Grand pardon
Convoqués dans la tunique rituelle aux lacets de lin
dénoués pour l'éternité
La langue chargée de terre et blanchie par le jeûne
Ils tiennent leur réunion plénière jusqu'à la consomma-
tion des siècles
Engagés dans le colloque silencieux
Qui précède au jour du jugement le verdict sans appel des
cornes archangéliques
En ce jour le Seigneur sonnera de la corne
Teki'ah Teru'ah Teki'ah
p.67-68
LA VALLÉE DES OSSEMENTS
LA CLEF DE L’ORIGINE
Comment réconcilierons-nous les tronçons d'une vie
écartelée
Entre le passé mort et l'agonie sans terme de l'avenir ?
Pour la lune cachée du septième mois la corne annon-
ciatrice
Sonne trois fois trente et dix fois et c'est toujours l'unique
Appel qui réveille dans l'abîme le feu de la merci suprême :
« RA'HAMIM RA'HAMIM RA'HAMIM »*
Pour la gloire du royaume
Pour la fidélité du souvenir
Pour l'humilité de l'observance
Prier
C’est écouter
La corne du silence.
Je reviens d’Amérique
Leur rendre visite comme autrefois au début du printemps
J’allais vers eux depuis l’Amérique autrement lointaine de
l’enfance
C’est pour leur signifier qu’entre nous le pacte n’est
point rompu
Que nous sommes toujours en relations charnelles
En dépit des difficultés internationales
Et du prix montant des moyens de transport transatlan-
tiques.
Nous sommes demeurés en contact de monde mort à
monde mort
Et nous n’entreprenons rien sans consultations réciproques
Dans la grande cité souterraine
De la paix qui nous unit depuis l’origine….
p.68
* Pitié. Ce mot est le pluriel de re 'hem, qui signifie « matrice »
DÉLIVRANCE DU SOUFFLE
NOYAU PULSANT
Le vent de nuit court entre les maisonnettes basses
aux fenêtres verrouillées.
Il envahit les corps errants dans les impasses muettes
et rompt sous les arceaux des porches en plein cintre
les longues façades jaunes et roses du calcaire :
ruches closes
peuplées de vieillards secs, pareils à des momies,
maigres abeilles en caftans d'or
usés jusqu'à l'aiguillon d'os,
et d'enfants kurdes endormis
comme troupeaux d'agneaux frisants
amassés dans la nuit qui est le ventre de l'été
sous la jeune lune de Tammouz *
p.165-166
* Tammouz : quatrième mois du calendrier hébreu.
LA CLEF DE L'ORIGINE
Celui qu'a terrassé la violence
N'est-il pas retranché pour toujours de lui-même ?
Pèlerin du soleil aux trousses de son ombre,
Renaîtra-t-il, errant combien d'années encore,
Cherchant la vérité dans une place étrange?
Prier
C'est écouter
Aux portes du silence.
Je franchis le seuil du cimetière de campagne juif en
Basse-Alsace
Où j'allai tout enfant avec mon père dans les averses de
mars
Après l'hiver impénétrable et le brouillard d'école
Poser des graviers blancs
Sur l'arête des hautes stèles grises rongées de givre.
Maintenant c'est l'heure ultime de l'été,
Les punaises rouges et noires
Font l'amour en dormant sur le seuil de grès concave
usé par les morts,
Haché de barreaux d'ombre entre les grilles rouillées
Qu'étrangle la grosse chaîne toujours cadenassée
portant l'écriteau :
«
S'adresser à
Mr
Abraham
Weill, ministre officiant, ou an bedeau. »
Ils sont tous là les aïeux de père et de mère
Les surgeons de
Jacob les rameaux de
Jessé
Les proches parents du
Messie l'holocauste sanglant
des nations
Les boucs émissaires qui emportent au désert le péché —
Ceux qui vendirent du drap à tout le canton sous
Napoléon
Trois
Ceux qui ont fait une distribution gratuite de froment et de haricots secs
Au moment de la disette dans-'les premiers mois de la
Restauration
Ceux qui furent conscrits en et gardèrent leur bâton de tambour-major
Caché sous l'ais du grenier dans un ruban de soie tricolore,
Jusqu'à ceux qui naquirent dans un ghetto de village
mal oublié
Pendant que l'avenir œuvrait pour eux sous la
Terreur —
Au rang de leurs cadets il en manque une trentaine
Qui furent brûlés vifs voilà huit ans à peine
Par la main des
Gentils
Dans les fours crématoires de
Pologne ou d'ailleurs :
Il reste un grand dépôt de jouets à
Belsen —
Des cendres de l'exil ayez pitié
Seigneur
Ils demeurent assemblés en permanence le jour sans
fin du
Grand
Pardon
Convoqués dans la tunique rituelle aux lacets de lin
dénoués pour l'éternité
La langue chargée de terre et blanchie par le jeûne
Ils tiennent leur réunion plénière jusqu'à la
consommation des siècles
Engagés dans le colloque silencieux
Qui précède au jour du jugement le verdict sans appel
des cornes archangéliques.
En ce jour le
Seigneur sonnera de la corne
Teki'ah
Teru'ah
Teki'ah
Comment réconcilierons-nous les tronçons d'une vie
écartelée
Entre le passé mort et l'agonie sans terme de l'avenir?
Pour la lune cachée du septième mois la corne
annonciatrice
Sonne trois fois trente et dix fois et c'est toujours
l'unique
Appel qui réveille dans l'abîme le feu de la merci
suprême :
Prier
C'est écouter
La corne du silence.
Je reriens d'Amérique
Leur rendre visite comme autrefois au début du
printemps
J'allais vers eux depuis l'Amérique autrement lointaine
de l'enfance.
C'est pour leur signifier qu'entre nous le pacte n'est
point rompu,
Que nous sommes toujours en relations charnelles
En dépit des difficultés internationales
El du prix montant des moyens de transport transatlantiques.
Nous sommes demeurés en contact de monde mort à
monde mort
Et nous n'entreprenons rien sans consultations
réciproques
Dans la grande cité souterraine
De la paix qui nous unit depuis l'origine.
Sur la colline
Blanchit le collège aux fenêtres
Second
Empire
Qu'entoure un rempart de bois d'aulnes et d'acacias;
Les marronniers en fleur explosent dans la cour carrée,
La chèvre brune broute à l'enclos d'aubépines.
Dans le bois aux lièvres où court le vent du matin
chargé d'ail sauvage
L'n faucheur coupe le foin sur une seule petite place
humide —
Dans ce sol sablonneux sous le soleil de juin
Le silence bourdonne de guêpes et d'orties.
Du haut de la lucarne retrouvée de l'enfance
Je pêche au filet les vieilles maisonnettes'jaunes des voisins avec leurs étables en ruine :
Un cercle de forêts assiège l'horizon —
Plus loin
C'est la plaine marécageuse piquée de bouquets de trembles et de peupliers,
Puis la
Forêt-Noire ;
Le tocsin de l'été roule dans la montagne,
Sous les sapins s'agite une mer de fougères.
Les clochers des villages émergent des pans de bois
Entre les cheminées lézardées
Des usines en brique rouge à cinq étages du dix-neuvième siècle
Que couronnent les nids de cigognes déserts.
Il y a des jouets perdus sous l'escalier du toit.
Dont je rêve parfois sur le dos de la nuit.
Quelques lambeaux du vrai papier de tenture flottent au fond des corridors noirs de vent ;
La rampe d'escalier en acajou tendre est encore là,
Dans la maison ouverte, pillée, éventrée,
Démantelée par la guerre par l'oubli par l'exil.
Qui garde pour seul vestige
Une baignoire d'enfant trouée de balles, en zinc mangé
de lèpre,
Délaissée sous les combles dans l'angle que font le mur
et la cheminée
Aux hanches écroulées sous le velours inusable de la
poussière.
Claude Vigée
Claude VIGÉE – Grand Portait (France Culture, 1988)
L’émission « Le Bon plaisir », par Renée Elkaïm Bollinger, diffusée le 2 avril 1988 sur France Culture. Présences : Georges-Emmanuel Clancier, Sylvie Reff, Adrien Finck, Armand Peter, Marie-Thérèse Fritsch, Paul Kauss, Anne Clancier, Camille Clauss, Jean-Yves Lartichaux, Henri Atlan, Luc Balbont, Marc-Alain Ouknin, Robert Misrahi et le poète en personne.