Lost in Laos

Ce projet a cela de particulier qu'il m'oblige à rédiger au jour le jour ce que je vis. Plus que cela, même: il me fait écrire en permanence. Dans ma tête. Depuis le début de mon voyage, je passe mon temps à me raconter l'instant présent, comme si je l'avais déjà digéré et que j'étais prêt à le rendre, au moment même où il se produit. Cela crée chez moi un étrange décalage, ou plutôt un télescopage: j'ai le sentiment de vivre deux fois l'instant. mon attention est dédoublée: j'observe tout en faisant un compte rendu, dans le même temps. Je n'avais jamais voyagé de cette manière, et l'on pourrait croire que cette gymnastique d'esprit m'extrait du présent, me fait passer à côté des choses, alors que c'est tout le contraire? J'ajoute des mots à l'émotion, j'intensifie le présent pour lui donner une forme transmissible, je suis déjà en train de décrire mes souvenirs à peine naissants? Je me raconte à moi-même mon propre voyage et je m'évertue, sans arrêt, à traduire au plus juste ce que je suis en train de vivre.
Impossible de s'ennuyer une seconde quand on s'adonne à ce type d'expérience. Je suis accompagné, en permanence, par cette petite voix de schizophrène que les écrivains connaissent bien, ce narrateur intérieur qui a une fâcheuse tendance à sublimer l'instant. Je pense que grâce à cela, à cette démarche, ce voyage restera plus profondément ancré en moi que n'importe quel autre.

Une touriste allemande, fraîchement débarquée à la guesthouse, me voyant dessiner, m'interroge. J'en arrive à lui expliquer mon projet et, dans la discussion, je lui dis que je suis écrivain. Elle me rétorque qu'elle aussi a écrit un livre mais qu'elle n'a pas trouvé d'éditeur. Puis elle m'affirme que pour être édité, il faut avoir un nom, et c'est ça qui lui a ait défaut. je ne sais pas quoi lui répondre.

Le sentiment d'être à la fois au bout du monde et au cœur du pays, de regarder dans les yeux sa réelle identité. De goûter à cette liqueur enivrante que l'on ne trouve que loin des grands axes, celle qui fait naître le plus beau des sourires, un sourire qui trouve sa source au plus profond de soi. Celle qui éclaire l'intérieur du crâne, et qui gonfle l'âme. (p. 27)

Le trajet, qui dure une heure et demi, me fait l'effet d'une attraction de foire, une sorte de gerbodrome où l'on est secoué dans tous les sens et où l'on ressort malade comme un chien, l'estomac écrasé contre le palais. (p. 108)