Il y a quelques mois, un romancier un peu lourd sans doute, mais qui ne manque pas de talent à peindre les scènes populaires, M. Eugène Montfort notait dans une gazette que divers critiques avaient émis des opinions opposées sur la valeur de l'un de ses ouvrages, et il en concluait implicitement que « la critique » n'existe pas. Mais si plusieurs romanciers donnent des interprétations contraires d'un même épisode de la vie, en conclura-t-on que « le roman » n'existe pas? J'entends bien que M. Montfort considère le critique comme un juge chargé de rendre des sentences au nom des Muses. C'est bien trop d'honneur. Les Muses n'ont jamais révélé à personne la beauté absolue. Et M. Montfort songe-t-il combien il serait périlleux que tous les critiques, unanimement, s'accordassent sur la valeur des oeuvres d'art?
Jadis, les gens de lettres touchaient des pensions des grands, moyennant quoi chacun d'eux s'obligeait à citer de temps en temps le nom de son protecteur avec les plus grands éloges; à présent, les gens de lettres reçoivent des prix des riches, moyennant qu'ils fassent leur cour à ceux qui distribuent ces récompenses au nom des donateurs. Il arrivait autrefois qu'un écrivain obtînt une pension sans trop d'intrigue; de même {soyons juste) il est arrivé qu'un prix littéraire fut décerné sans que le lauréat eût fait beaucoup de démarches; mais l'un et l'autre cas sont exceptionnels.
Quoi de plus permis, même, que de chercher les tendances politiques d'une oeuvre ou d'un artiste? Mais que le critique ne nous laisse pas soupçonner que son goût esthétique est influencé par ses préférences politiques. De même, tâcher à dégager la leçon morale d'une oeuvre d'art, si elle en comporte une, c'est bien défendable, voire recommandable; mais ce qui l'est moins, c'est de mesurer la beauté d'une oeuvre à sa morale, et j'imagine que rien n'irrite davantage un artiste moderne que de le voir faire.
Que M. André Gide n'ait pas encore obtenu du public le succès que devrait lui assurer son grand talent, il ne faut pas s'en étonner. Les personnes capables de goûter réellement les plaisirs de l'art sont rares ; si la foule apprécie souvent les belles oeuvres, c'est pour des motifs où le mérite proprement esthétique de celles-ci n'entre que pour bien peu. Un roman se vend parce qu'il est « amusant », parce qu'il est « émouvant », non parce qu'il est beau.
Le roman historique a mauvaise presse : on dit que c'est un genre faux, hybride, moitié roman, moitié histoire, où l'histoire nuit au roman et le roman à l'histoire. On n'a pas toujours pensé cela : on le pense depuis l'abus que les écrivains romantiques ont fait du roman historique et qui nous en a dégoûté , ; et surtout on le pense depuis que l'on s'est avisé que l'histoire est une science.