Mémoire a Bout Portant

Avec la folie d'un orchestre de la Nouvelle-Orléans, il allait enterrer Noël. Oh, non pas que François fut un iconoclaste pressé d'en découdre avec le vieux et ses rennes, non, il aimait voir briller les yeux des gamins. Ces yeux pour qui le rouge était encore la couleur de l'émerveillement, pas encore celle d'une mascotte Coca-Cola. Mais, dans ses yeux à lui, il y avait le reflet de ceux qui manquaient autour de la table. Il y avait également le ras-le-bol de ce déluge commercial qui faisait ressembler les pieds de sapin à des halls d'expo de magasins de jouets et les tables de réveillon à des banquets orgiaques, le sexe en moins. Face à Noël, la Saint-Valentin devenait en comparaison un modèle d'authenticité.

En plus, il imaginait ça très bien : d'un coup la musique chutait, une lumière crue venait s'abattre sur la piste, saisissant les danseurs dans leurs montées de sueur et de testostérone. On passait alors, et sans transition, de la posture lascive du séducteur latino-américain, à celle du lapin, pris dans les phares. Têtes défaites, yeux écarquillés, mystère fané, il ne restait plus que quelques ultimes minutes pour ne pas revenir bredouille, s'endormir avec Blanche-Neige et se réveiller avec la fée Carabosse.

- Pour moi, chaque rencontre est un livre, je me dois d'être attentif à chaque page qui se tourne. Et à quel lecteur reproche-t-on d'avoir lu un trop grand nombre d'ouvrages ?
- On peut voir ça comme ça, mais tu n'as jamais eu envie de t'installer avec quelqu'un ?
- Certains ouvrages fondent notre propre univers et on a besoin d'y revenir...

- Vous connaissez l'étymologie de comprendre ?
Elle se leva et ouvrit l'un des gros volumes, elle feuilleta les pages, sans les lire.
- Prendre avec. Il y a aussi connaître : naître avec. Mais il n'y a pas "comourir". On reste implacablement seul, face à ça.