Donc : apprendre à voler. Personnellement, si cela a un sens, c’est à l’école, précisément, que ça se passe. Pas en classe, bien sûr ; pour plus d’espace il faut la cour de récréation, entre les murs de pierre meulière, parmi les tilleuls élagués. C’est là, dans ce décor que le temps aujourd’hui teinte d’une nostalgie involontaire, qu’ont lieu les premiers décollages. Ils sont vraiment maladroits, sans talent, et même plutôt fortuits, voire carrément fâcheux ; on s’en passerait volontiers. (On s’en passe d’ailleurs aujourd’hui, et c’est fort bien).
Ce n’est pas tout à fait vrai, à y repenser. À cet âge-là, on n’est pas encore revenu des ambitions de cette sorte. Alors, discrètement, un peu à l’écart, on essaie, on se lance. En vain, la plupart du temps, et bien conscient d’une incompétence manifeste.
Et puis voilà que d’un coup, au moment de renoncer ; pire : alors que le renoncement est déjà prononcé, accepté, digéré, voilà que, hop, sans prévenir, on se retrouve à flotter dans l’air, à une dizaine de mètres au-dessus du sol, au-dessus des tilleuls élagués de la cour. (Miraculeuse occasion d’un eurêka tardif ! Voici donc l’explication de cette inesthétique habitude qu’ont les directeurs des écoles communales de faire élaguer si sévèrement les tilleuls des cours de récréation : il faut bien laisser de la place aux évolutions hasardeuses des apprentis planeurs.)
La voici d’un coup, impromptue, sous la main : la preuve ! Elle est là, tangible et manifeste ; prête à feuilleter à volonté par qui voudra. Son authenticité, son origine plutôt ne peut pas faire de doute – d’ailleurs oui, on s’en souvient : toute cette matière vient de soi ; on en est, comment mieux dire, l’auteur ! Pourtant quand était-ce, tout ça, toute cette vie insoupçonnée ? La question résiste, mauvais pli du drap sous la main du dormeur malhabile, et voici qu’au moment de la compulser, la preuve, page à page, en proie – c’est bien compréhensible -, à la plus vive des émotions, voici que tout ce qui soudain s’étale devant les yeux certifie l’improbable. On comprend : on se souvient pourtant de n’avoir pas vécu.
SOIRÉE DE LANCEMENT DE LA REVUE CATASTROPHES #3
Avec Philippe Annocque, Guillaume Condello, Frédéric Forte, Julia Lepère, Cécile Riou & Pierre Vinclair
Catastrophes est une revue d'écritures sérielles, animée par Laurent Albarracin, Guillaume Condello et Pierre Vinclair. Bimestrielle en ligne (30 numéros sont parus), elle paraît tous les 18 mois en format papier, sous la forme d'une anthologie comprenant certaines des propositions poétiques les plus stimulantes de l'époque. Les quatre ensembles qui composent Catastrophes 3, « Dit impossible », « Rites rêvés », « Traduit en langue fauve » et « Mondes suspendus », présentent tous une dimension des rapports du poème, dans son essentielle étrangeté, à un monde qui ne fut pas toujours là et qui disparaîtra peut-être : assumer l'impossible, rêver d'une parole rituelle, articuler dans la langue commune une parole fauve, penser dans le vertige de la disparition, sont autant de promesses, fragiles, de faire de l'écriture le lieu d'une création radicale, à même d'exorciser la fatalité du néant.
À lire – Revue Catastrophes 3, coll. « S!NG », éd. le corridor bleu, 2021.
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