Faux documentaire mais vrai polar que cette improbable histoire de serial killer composée dans un style qui imite le langage du documentaire. Plus exactement il s'agit d'une « vidéo-enquête » (selon les propres mots de l'auteur) ; les événements sont rapportés à travers la transcription de témoignages enregistrés sur bande magnétique. L'écriture du récit se présente donc sous la forme d'une sorte d'équivalent littéraire d'un montage audio-visuel. Il en résulte ce contrepoint touffu d'une vingtaine de points de vue qui sont autant de pièces d'un dossier d'enquête journalistique sur des meurtres dont toutes les victimes ont la caractéristique commune d'être des musiciens noirs tous engagés de mouvement Free Jazz. Ce récit sonne vraiment comme la musique dont il est une célébration; l'entrelacement des voix provoque une masse "sonore" et confuse qui cependant ne fait jamais oublier les voix individuelles dont elle se compose; la voix de fantôme de
John Coltrane, la voix de Rody-Dow, musicien, de Green Man, gardien de cimetière, d'Albert D. Rizzi, capitaine de police, de Julia May, compagne d'une des victimes, voix de D.E.M., un historien du journalisme ; mais parmi ces voix, la plus importante - la « fondamentale » - est celle du magnétophone de marque allemande (Butoba) que portait toujours avec elle Sonia Langmut, critique musical du magazine Brooklynit connue pour son soutient sans faille à la
New Thing. C'est elle qui est le héros « détective » de l'histoire. Sa connaissance intime du milieu des jazzmen noirs la persuade que ces meurtres sont tous commis par la même main pour des motifs racistes. Elle se lance alors dans le journalisme d'investigation en quête de ce meurtrier que les musiciens noirs de Brooklyn surnomment le "Fils de Witheman" (du nom de Paul Witheman, ce musicien blanc très populaire des années 20 qui jouait un jazz édulcoré).
A priori, toutes ces voix entrelacées ne séduiront peut-être pas les oreilles rétives au Free Jazz (en termes littéraires aux constructions narratives complexes et polyphoniques). Cependant sans le convertir à la beauté des envolées lyriques de "A love supreme", ce récit retiendra peut-être son lecteur par le suspens maîtrisé qu'il distille et par la belle galerie de portraits qu'il brosse, le tout servit par une écriture érudite qui nous en met plein la vue sur l'histoire du jazz et mouvements noirs des années 1960.