Ce livre contient aussi un autre roman de
Tourguéniev, À la veille (Накануне), troisième roman de
Tourguéniev, texte important, parfois édité en français sous le titre Héroïsme d'amour. Il n'a été publié qu'en 1860, mais l'auteur y songeait dès 1853-54, ruminant sur ses terres de Spasskoïe où il était alors assigné à résidence.
Depuis trop longtemps, il décrivait des personnages faibles, «hommes de trop», parlant sans agir, et il cherche à représenter désormais un héros positif qui puisse servir de modèle et peser sur les événements en conformant ses actes à son discours.
Il retient d'abord un personnage féminin, Elena Nikolaïevna dont il décrit longuement les parents et l'entourage. Elle tient à la fois d'un personnage réel et de la jeune Véra du roman d'
Ivan Gontcharov le Ravin (Обрыв), publié en 1869, mais dont il connaissait déjà le projet. Cette Véra, décrite comme femme idéale, repousse un homme faible, homme de trop, Boris Raïski, pour s'attacher d'abord à un révolutionnaire, Marc Volokhov, avant de rompre avec lui car il est trop nihiliste, lui préférant Touchine, un homme d'avenir réformiste et pratique.
Tourguéniev voit dans l'héroïne émancipée de Gontcharov «un type du genre nouveau à cette époque dans la société russe». Il faut maintenant à Elena un pendant masculin à sa mesure.
Souvent, les écrits de
Tourguéniev se fondent sur un souvenir, mais en l'occurrence, la chance l'amène à recevoir en octobre 1854 un cahier contenant un début de récit autobiographique de son voisin Karataïev, officier en partance pour la guerre de Crimée. Ce Karataïev était amoureux d'une jeune femme qui avait répondu à ses sentiments avant de lui préférer un révolutionnaire bulgare.
Tourguéniev a expliqué qu'après avoir lu le cahier de Karateïev, il s'était écrié: «Le voilà le héros que je cherchais». Karateïev lui permit d'utiliser son récit, ce que
Tourguéniev fit d'autant plus volontiers que le jeune officier ne revint pas de la guerre et que
Tourguéniev y vit une façon de lui rendre hommage. À la veille naquit ainsi d'Elena et de Dimitri Insarov, l'«homme nouveau» bulgare dont l'auteur fit un héros des temps nouveaux et l'antithèse du Roudine de son roman éponyme. À la lecture des versions successives, on voit le roman devenir de moins en moins sentimental et de plus en plus politique.
Tourguéniev décrit Insarov comme un homme de caractère idéaliste et droit, prêt à sacrifier son bien-être et à risquer tous les dangers pour obtenir la liberté de sa patrie qui est encore sous la coupe de la Sublime porte ottomane. Il n'est pas étonnant qu'Elena s'éprenne de lui, encore qu'il apparaisse comme peu sentimental dans cette relation fondée surtout sur les idées.
Elena, volontaire et indépendante pour ses vingt ans, dénote avec sa famille composée de bourgeois certes chaleureux, mais elle aspire à d'autres horizons que sa vie monotone. La mère insupporte tout le monde et ne fait que se plaindre. Son mari la trompe. Quant à Elena, elle lit des romans sociaux et s'imprègne des idées nouvelles, voire révolutionnaires.
Les jeunes Berséniev et Choubine, un sculpteur et un philosophe, tournent autour d'elle, mais elle n'y voit que des hommes aussi inconsistants que ses parents. C'est un troisième qui l'emportera, Insarov, le Bulgare militant pour la libération de son pays, qui est un moment cloué au lit par une pneumonie, et soigné par son rival philosophe. Elena admire sa détermination et son esprit de sacrifice, et ne tarde pas à joindre des sentiments amoureux à cette admiration. Quand Insarov est guéri, elle l'épouse et quitte tout pour aller partager son combat en Bulgarie, malgré tous les risques. Ils doivent retrouver un passeur à Venise, et s'embarquer de là pour la Bosnie, mais bientôt Insarov rechute, et meurt à Venise. Encore une mort stupide ! Elena achemine son corps en Bulgarie, et décide d'y rester pour participer à son combat en soignant les blessés et les malades. Plus personne n'aura de ses nouvelles. Berséniev, le philosophe, sera bientôt professeur d'université et Choubine est devenu un sculpteur connu à Rome.
Tourguéniev est à nouveau critiqué par les libéraux et par les conservateurs. Les premiers dénoncent le fait que son héros soit bulgare et non russe, et les seconds fustigent la valorisation d'un aventurier et d'une femme qui piétine les liens familiaux.
Tourguéniev a voulu respecter le récit de son voisin mort pour la patrie, et en même temps, faire avancer les choses dans son pays en montrant qu'il n'y trouvait pas ce type d'«homme nouveau», Don Quichotte des temps modernes. On retrouve certes le combat des peuples des Balkans pour s'affranchir de la tutelle ottomane, mais ce n'est pas un roman sur ce conflit, c'est un roman sur la Russie des années 1850, «à la veille» de nouvelles espérances. C'est ainsi le roman le plus optimiste (ou le moins pessimiste) de l'auteur, mais le côté messianique et mythique de ces nouvelles espérances et de cet homme providentiel ne manque pas de préfigurer l'après-1917.