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EAN : 9782916136844
72 pages
Les éditions du Sonneur (19/03/2015)
4/5   30 notes
Résumé :
Ce court ouvrage, qui tient autant de l’essai cétologique que de la fantaisie littéraire, s’attaque à l’un des mystères les plus coriaces et les plus fascinants du règne animal : les bonds prodigieux qu’effectuent parfois les grands cétacés hors de l’eau. Beaucoup d’hypothèses ont été formulées à ce sujet par les biologistes du comportement, aucune n’a convaincu. L’auteur explore une piste personnelle et théorise sur ce que les baleines se tordant au-dessus de l’océ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (20) Voir plus Ajouter une critique
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La question est : pourquoi Pourquoi le saut des baleines? Non ce n'est pas une erreur de frappe!

Dans ce court essai aussi philosophique qu'écologique, le scientifique n'est pas oublié ; Il y a fort à parier que la lecture constituera pour nombre de lecteurs une découverte du monde des cétacés, grâce à l'érudition de son auteur. Mais derrière ces déclinaisons qui cataloguent toutes les espèces de baleines et des supputations concernant leur conduite spectaculaire qui nous permet de les apercevoir hors de l'eau, selon des figures caractéristiques de l'espèce, se cache un autre propos.

Le pourquoi semble bien reprendre ce tic enfantin qui représente une étape dans le développement. Question qui attend à peine une réponse. L'anthropomorphisme assumé de l'auteur lui permet de reprendre à son compte les questions fondamentales. Qu'est-ce que le bonheur? La vie vaut-elle la peine d'être vécue?


Alors le saut des baleines? Hasard ou nécessité.

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Pourquoi le saut des baleines ? Jusqu' à ce jour cela ne me posait pas problème, j'avais bien vu parfois, lors de reportages télévisés, ce puissant et majestueux saut, sans me poser plus de questions. Et pourtant ?

A ce jour, aucune explication. On sait qu'à part quelques exceptions, toutes les espèces de baleines amorcent de temps à autre, ce saut prodigieux que l'auteur décompose, montrant ainsi une formidable prouesse physique de la part des cétacés. Maintes hypothèses ont vu le jour, aucune n'est vérifiée.

L'auteur offre avec cet essai, la poésie dont les baleines ont tant besoin de nos jours. Puisse-t-il être lu et relu par la majorité afin que cesse l'extermination dont elles sont les victimes.


Pour ma part, peu habituée à lire ce genre d'écrit, et me sentant jusqu'alors peu concernée par la cause des baleines, je dois avouer que j'ai eu des difficultés à terminer cette lecture.

C'est là une réussite de Nicolas Cavaillès : éveiller en moi cette curiosité. Je ne regarderai plus les baleines avec les mêmes yeux désormais.
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"Nous igno­rons pour­quoi les baleines et autres céta­cés effec­tuent par­fois ces sauts stu­pé­fiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypo­thèses ne manquent pas, elles se ren­forcent même du seul fait que la ques­tion n'a pas été tran­chée. On dit qu'elles bon­dissent dans les airs pour déglu­tir, se débar­ras­ser de leurs para­sites, com­mu­ni­quer, séduire en vue d'un accou­ple­ment, pêcher en gobant, chas­ser en cata­pul­tant, fuir des pré­da­teurs sous-marins comme l'espadon ou le requin, s'étirer, s'amuser, en impo­ser, ou encore ponc­tuer un mes­sage, une atti­tude. Aucune de ces expli­ca­tions ne convainc : fâcheu­se­ment par­tielles ou into­lé­ra­ble­ment sau­gre­nues, toutes ont été contes­tées. Comme c'est le cas face aux grandes inter­ro­ga­tions méta­phy­siques, elles semblent toutes buter contre l'étroitesse du cer­veau et de l'imagination qui les écha­faudent. La ques­tion serait-elle inso­luble ? […] Ivresse, libé­ra­tion, secousse non moins absurdes, en der­nier lieu, futiles, qui n'apaisent qu'un moment, qu'il faut tou­jours recom­men­cer, et dont la baleine doit savoir en son for inté­rieur, dans ce magma d'instincts, de mémoire et d'analyse, la grande vanité. Mais en un monde qui n'est que pous­sière d'étoile remuée dans un trou noir, la créa­ture, même bar­dée de ses ins­tincts, gènes et neu­rones, même flat­tée par l'héritage multi-millénaire de la sélec­tion natu­relle, peut goû­ter un acte aussi gra­tuit que la tota­lité dans laquelle elle baigne. Ainsi la baleine sauterait-elle quia absur­dum, parce que c'est absurde ?" (p. 9 – 10)

« Essai céto­lo­gique autant que fan­tai­sie lit­té­raire » est-il indi­qué en 4e de cou­ver­ture et il est vrai qu'une fois entre les mains, ce petit livre vio­let des édi­tions du Son­neur m'a donné l'illusion que j'allais me plon­ger dans un ouvrage quelque peu scien­ti­fique ou pour le moins tech­nique. La cou­ver­ture unie et brillante par­ti­cipe de cette illu­sion : on ne trou­vera nulle image d'Épinal mon­trant le dos (ou plu­tôt le ventre) rond d'une baleine en train de sau­ter au milieu de l'écume blanche et folle ; juste un ban­deau signa­lant que le livre a reçu cette année le Prix des Gens de Mer.

Si ce livre est sou­tenu par la lec­ture d'une mul­ti­tude d'ouvrages spé­cia­li­sés, Nico­las Cavaillès n'en fait pas un éta­lage savant de natu­ra­liste ver­beux. Bien au contraire, s'il énonce une à une les théo­ries plus ou moins scien­ti­fiques pour expli­quer ces sauts, c'est en quelque sorte pour mieux les oblitérer.

Car en effet, une fois pas­sée l'énonciation de la pro­blé­ma­tique du livre (cf. la cita­tion au-dessus), une fois pas­sées en revue la clas­si­fi­ca­tion des céta­cés et les dif­fé­rentes typo­lo­gies de sauts (qui va de l'érec­tion cépha­lique flan­chée de la baleine franche au saut carpé-flanché inté­gral vrillé du méga­ptère en pas­sant par le simple mar­soui­nage des dau­phins), l'auteur s'attache à énu­mé­rer les dif­fé­rentes expli­ca­tions de ce saut de la baleine (et il faut lire abso­lu­ment celle s'attachant à la pous­sée d'Archimède que j'ai trouvé très drôle) pour les tour­ner aus­si­tôt en déri­sion. Toutes pro­cèdent fina­le­ment d'une approche anthro­po­cen­trique (pour s'amuser ou com­mu­ni­quer selon cer­tains, pour séduire et se repro­duire dans une pos­ture tota­le­ment inédite du Kâma­sû­tra (là, c'est moi qui pousse l'ironie), etc.) ou prag­ma­tique (pour chas­ser les para­sites, pour pêcher, etc.). Aucune n'envisage qu'elles le fassent sans inten­tion et sans plai­sir (l'auteur insiste sur la vio­lence de la claque qu'elles s'infligent, vio­lence décu­plée par le son énorme, audible à plu­sieurs kilo­mètres à la ronde quand elle-même a par ailleurs un appa­reil audi­tif très déve­loppé). Et c'est là le parti pris de l'auteur :

Le der­nier cha­pitre, inti­tulé Kamt­chatka, pose en beauté la conclu­sion de ce livre, qui donne à réfléchir :

"Nous ne sau­rons jamais pour­quoi les baleines bon­dissent, ni même pour­quoi nous nous le deman­dons. Ce mau­dit pour­quoi se nour­rit de tout, et ne recrache rien : dans le fond, on ne sait jamais pour­quoi rien du tout." (p. 61)

Et c'est alors que le livre s'éclaire d'une aura nou­velle. Qui fait sou­dain com­prendre pour­quoi il n'y avait pas de point d'interrogation dans le titre. L'objet du livre n'est pas tant une approche car­té­sienne d'un pro­blème donné, avec son lot d'argumentation et de contre-argumentation, de thèses et d'antithèses qu'une syn­thèse vien­drait tran­cher ex abrupto (et l'auteur avoue s'être heurté, sur cette vision, à des incom­pré­hen­sions de la part des scien­ti­fiques), qu'une cri­tique de cette approche d'appréhension du monde. Pour­quoi le saut des baleines est donc un magni­fique plai­doyer pour res­ter à la sur­face des choses. Non pas un hymne à la super­fi­cia­lité, mais un appel à se main­te­nir dans la beauté de cet affleu­re­ment d'une réa­lité qui, in fine, nous échappe et à accep­ter sim­ple­ment la part de mys­tère en demeu­rant à quia dans le monde.

Tout est-il expli­cable et soluble dans l'eau ? Et si tout peut l'être, tout mérite-t-il d'être expli­qué et dis­sé­qué ? Quelle part de mys­tère, de liberté, de poé­sie nous restera-t-il quand tout sera réduit en équa­tions et algo­rithmes ? quelle part de sou­ve­rai­neté, d'autodétermination, de des­tin nous sera-t-il concédé si tout, concep­tuel­le­ment, se résout à des échanges de molé­cules (je me rap­pelle de l'effroi res­senti devant une émis­sion qui résu­mait le désir amou­reux à une pré­da­tion du meilleur bagage géné­tique), à des inter­ac­tions élec­triques, à des séquences d'ADN ? Que devient l'inutile, le futile, l'absurde dans tout cela ? « Salio quia absur­dum : tout le monde a droit au non-sens, le phi­lo­sophe comme le poète, le cacha­lot comme le mys­tique ; ils font tous les mêmes bonds abs­cons. » (p. 47)

Plus on classe, plus on inven­to­rie, plus on dépiaute, plus on contrôle les choses, plus elles deviennent fades, et plus on échoue à les appro­cher et à les entendre, comme c'est le cas des jubartes bali­sées dans l'Atlantique Nord ou dans le Paci­fique Sud, aux­quelles les céto­logues décernent au gré de leur ambi­tions scien­ti­fiques et déma­go­giques de petits noms pour le moins dis­cu­tables […] qu'elles juge­raient elles-mêmes sans doute bien insi­pides si par mal­heur elles pou­vaient les com­pa­rer à la beauté de leur chant. Tel Orphée se retour­nant vers Eury­dice, l'humain perd ce dont il s'enquiert, il déna­ture ce qu'il veut connaître. Heu­reux celui qui contemple un ciel étoilé sans y dis­tin­guer de constel­la­tions pré­dé­fi­nies, heu­reux celui qui tra­verse un pay­sage que ne défraî­chissent aucune abs­trac­tion lin­guis­tique ni cultu­relle, aucun nom ni aucune anec­dote his­to­rique, heu­reux et sage celui qui vogue sur une mer ano­nyme. (p. 20)

Si le capi­taine Achab pour­suit sans cesse sa baleine blanche dans sa mor­telle quête méta­phy­sique, Nico­las Cavaillès, à rebours, et dans un geste poé­tique, créa­teur, la relâche, la libère, le coeur léger, dans les abysses téné­breux encore vierges de tout esprit humain. Cer­taines quêtes ne se réa­lisent qu'en aban­don­nant l'objet de son désir et en capi­tu­lant face aux obses­sions qui en sont la cause originelle.

Ce livre, je le place volon­tiers, dans ma biblio­thèque, à côté de Vaches de Fré­dé­ric Boyer : ils portent tous deux un regard très dif­fé­rent sur l'animal, mais cha­cun tente, à sa manière, de bou­le­ver­ser la fable ani­ma­lière : il ne s'agit plus de don­ner à l'homme des traits d'animaux pour en cari­ca­tu­rer le carac­tère (Ésope, La Fon­taine) ou inver­se­ment de don­ner à l'animal des traits d'humanité propres à nous per­mettre de nous iden­ti­fier à lui (et le cinéma regorge de toute sorte d'animaux ne crai­gnant pas le ridi­cule d'imiter des humains) mais de les prendre pour ce qu'ils sont : des ani­maux offerts au regard d'autres ani­maux, dont nous sommes.


Post Scrip­tum

L'ironie m'a conduit à m'interroger sur le pour­quoi du pour­quoi de ce livre. Aussi si vous sou­hai­tez pro­fi­ter de la beauté des sauts de ce livre, je vous incite for­te­ment à oublier tous les « parce que… » que je viens d'écrire. Pre­nez une bouf­fée d'oxygène et lisez ce livre d'un seul bond, un saut carpé-flanché inté­gral vrillé par exemple, dans une totale et sou­ve­raine liberté.
Lien : http://www.labyrinthiques.fr..
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"Les baleines sont les derniers poètes, elles sautent parce qu'elles sautent. Elles sautent. Elles sautent avec des raisons que nous ne saurons pas. Elles sautent sans raison. Mais nous autres, humains, sommes des comptables mesquins et nous voulons que tout effet possède une cause."
Sylvain Tesson, "Une très légère oscillation"

"Nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du seul fait que la question n'a pas été tranchée."

Le sera-t-elle jamais ? Et d'ailleurs, faut-il qu'elle le soit ?

J'ai découvert ce petit livre grâce à une rencontre avec l'auteur organisée par ma librairie, Ombres Blanches à Toulouse, en 2015. Il venait de recevoir le Prix des Gens de Mer. Ma curiosité avait été piquée, je l'avais acheté. Bien m'en avait pris. "Pourquoi le saut des baleines" n'est pas un essai assommant sur les cétacés ; c'est, comme l'annonce la 4e de couverture, un "essai cétologique autant que [une] fantaisie littéraire."

Fantaisie littéraire, c'est bien cela que j'en avais retenu, avant cette relecture, 5 ans plus tard dans le cadre des #68premieresfois.

Cette fantaisie cétologique nous arrache l'espace de quelque 70 pages à la pesanteur d'un monde devenu bien sérieux, en nous invitant à prendre notre "envol" avec ces lourds mammifères marins.

Fantaisie fantaisiste ?
Non.
Nicolas Cavaillès n'est pas cétologue, il est écrivain. Et s'il reconnaît avoir lu quantité d'ouvrages pour nourrir son essai, il a le bon goût de n'en faire ni étalage ni tapage.

Fantaisie poétique ?
Oui.
"Pourquoi le saut des baleines", oublieux du point d'interrogation, propose une approche moins scientifique que poétique. Nous devinons à cette absence qu'il ne s'agira pas de répondre à la question pourquoi diantre les baleines sautent-elles… même si on ne sait toujours pas pourquoi elles le font !

"Ce maudit pourquoi se nourrit de tout, et ne recrache rien : dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout."

Les premières pages passent en revue la classification des différents cétacés, le saut spécifique à chacun d'eux, tels le "saut carpé-flanché intégral vrillé" ou encore l'"érection céphalique flanchée", avant que l'auteur n'en vienne à envisager des hypothèses, toutes d'une extravagante vraisemblance et dont je dirai le moins possible pour ne pas gâcher le plaisir de votre lecture. Car plutôt que de s'abandonner à l'aridité des faits pour tenter d'en extirper quelques conclusions risquées qui échappent toujours,

"Comme il fallait s'y attendre face à un tel sujet, le miroitement de la baleine en son mystérieux saut soulève des vagues proliférantes de questions qui s'éternisent dans notre océan d'intranquillité, tandis que les rares réponses à y poindre s'évaporent vite ; nous ferons mieux de tout abandonner ici, sans espérer nulle synthèse ni aucune forme de couronnement des différentes hypothèses soutenues plus haut, et en acquiesçant à ceci, leur antithèse à toutes : nous ne saurons jamais pourquoi les baleines bondissent, ni même pourquoi nous nous le demandons."

il est bien plus intéressant d'approcher ce mystère avec imagination et de rêver, oui je crois, de rêver les raisons qui font que les baleines sautent. On ne trouvera donc rien de cartésien, rien qui tente d'apporter une réponse sûre, incontestable, scientifique, à telle enseigne que le chapitre qui revisite la poussée d'Archimède est désopilant. Nicolas Cavaillès nous invite à lâcher prise : pourquoi le plaisir à laisser les énigmes irrésolues, pourquoi la futilité de l'absurde, pourquoi l'épuisement de notre vocabulaire rationnel.

"Salio quia absurdum : tout le monde a droit au non-sens, le philosophe comme le poète, le cachalot comme le mystique ; ils font tous les mêmes bonds abscons."

Pourquoi faudrait-il avoir réponse à tout ? poser des équations sans aucune inconnue sur notre monde ?

"Plus on classe, plus on inventorie, plus on dépiaute, plus on contrôle les choses, plus elles deviennent fades, et plus on échoue à les approcher et à les entendre […] Tel Orphée se retournant vers Eurydice, l'humain perd ce dont il s'enquiert, il dénature ce qu'il veut connaître. Heureux celui qui contemple un ciel étoilé sans y distinguer de constellations prédéfinies, heureux celui qui traverse un paysage que ne défraîchissent aucune abstraction linguistique ni culturelle, aucun nom ni aucune anecdote historique, heureux et sage celui qui vogue sur une mer anonyme."

Ces mammifères marins sautent donc apparemment "sans loi ni finalité", ni pour franchir un quelconque obstacle, ni pour gagner en célérité, ni..., ni…, ni… Non, les baleines ne s'arrachent aux eaux sombres de l'océan que pour y replonger.

"Le bond : instant d'évasion, faux-fuyant, dérobade face au dégoût, aux flots glacés et aux sociétés de toutes les espèces - dans quoi l'on retombe hélas déjà, avec fracas, écume et amertume."

Nicolas Cavaillès, conviant au hasard des pages Glenn Gould, Nietzche ou Dostoïevski, esquivant opportunément le monstre marin et littéraire "Moby Dick", joue à égrener des "parce que" dont il sait pourtant par avance qu'ils ne trancheront rien et dont je retiens le dernier, parce que (!), plus que tout autre, il me semble s'adresser à ceux d'entre nous empêtrés dans un quotidien anonyme :

"Se venger de la fadeur de l'existence."

Pour découvrir les autres conjectures lancées par cet auteur facétieux, je vous laisse sauter dans ce petit bijou littéraire, superflu donc indispensable, dans ce condensé saugrenu de dérision qui a le bon goût de n'entrer dans aucune catégorie.

Quelle bonne idée, Gilles Marchand, de l'avoir choisi pour la sélection anniversaire 5 ans des #68premieresfois !
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« Plus on clase, plus on inventorie, plus on dépiaute, plus on contrôle les choses, plus elles deviennent fades, et plus on échoue à les approcher et à les entendre (…). Heureux celui qui contemple un ciel étoilé sans y distinguer de constellations prédéfinies, heureux celui qui traverse un paysage que ne défraîchissent aucune abstraction linguistique ni culturelle, aucun nom ni aucune anecdote historique, heureux et sage celui qui vogue sur une mer anonyme. »
Cétologue ou écrivain, les deux mon capitaine ! Nicolas Cavaillès décline observations, descriptions, et connaissances des baleines et cétacés autour d'une question : pourquoi les baleines sautent-elles ? Mais l'auteur étend l'énigme bien au-delà de l'interrogation, dont le point est absent du titre, au-delà des hypothèses, faits et recherches scientifiques. La poésie des mots qui nomment les espèces animales et leurs particularités agrémente une pensée philosophique en ce qu'elle vient dire l'existence dans son ineffable et inénarrable mystère.
Ce texte nous est présenté comme une « fantaisie littéraire » et en effet il détonne par son originalité. Plus qu'une fantaisie, il propose forme et fond à la question du futile, de ce qui est jugé inutile, ne s'inscrivant pas dans une chaîne de besoins et de nécessités. le saut inexpliqué de la baleine ainsi exposé avec force détails et indications biologiques incarne le temps de l'ignorance, l'instant de l'acte gratuit détaché de tout sens, de toute servitude car il ne sert proprement à rien, à rien qu'on ne puisse justifier, valider, catégoriser…
La lecture de ce petit traité expérimente parfaitement le superbe, majestueux, retentissant lâcher prise de la baleine en ce qu'il ne nous amène nulle part sinon dans un souffle de liberté, souffle expulsé afin d'échapper à sa condition déterminée, peut-être ! « Mais quand bien même leur existence animale se réduirait tout entière à une immense machine à perdre du temps et à leur noyer la vie dans de médiocres soucis, sociétés débilitantes, activités stériles, migrations routinières et litanies monologiques, les baleines, dans la sagesse convexe que nous leur prêtons, envisagent tout de même une poignée d'instants de leurre tels qu'elles puissent se sentir comme des êtres singuliers imposant leur réalité au monde extérieur, et non comme des êtres sans substance jouant leur maigre rôle dans un vaste mécanisme dépourvu d'intérêt. »
Elan sublime, moment de grâce, ce saut requiert pourtant une force, une puissance phénoménale pour se projeter ainsi hors de son élément, hors de soi et savourer le temps de quelques secondes la légèreté d'un corps envolé, la plongée magnétique et transperçante d'un corps maritime dans la reconquête renouvelée de son espace, dans l'éternel retour à son milieu indispensable, vaste cachot océanique. « Dans tous les cas, notons-le bien, les bonds s'offrent comme l'image d'une quête angoissée de liberté. D'une manière ou d'une autre, pour les baleines qui sautent hors de l'eau, la vie sous-marine échoue si bien à se suffire à soi-même et à se donner pour sa propre et seule fin, qu'elle les pousse par instants à s'évader dans les airs, quoique ce saut si bref puisse paraître plus vain encore que le reste. »
C'est le saut du désespoir ou l'envol courageux, heureux de celui qui sait. Fascinante nature qui nous rappelle à notre condition et nous invite à en oublier le poids fatal, à en goûter tous les possibles inexpliqués qui nous font sentir vivant, quand bien même nous n'en puissions rien comprendre. Et à quoi bon toujours s'épuiser à savoir, à maîtriser, drame de notre ère moderne ! « …nous ne saurons jamais pourquoi les baleines bondissent, ni même pourquoi nous nous le demandons. Ce maudit pourquoi se nourrit de tout, et ne recrache rien : dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout. (…) Pourquoi tient du cruel attrape-nigaud, sinon de l'instrument de torture. A voir la baleine se déchirer dans les airs, on devine d'ailleurs qu'elle n'ignore pas ces deux syllabes crucifiantes, pourquoi, ces huit lettres que rien ne rassasie, qui obligent à mille et une contorsions toutes vaines. »
La frontière est mince entre l'étrange et le merveilleux, les deux suscitant toujours le questionnement. le terme anglais « wonder » englobe cette paradoxale énigme et l'aventure d'Alice nous plongeait en son coeur…Le court texte de Nicolas Cavaillès ne m'a pas évoqué l'univers de Lewis Caroll mais sa forme inédite, son récit étonnant , lui-même difficile à cataloguer, suscite la surprise, nous immerge dans une interrogation sans réponse et surtout, surtout nous éblouit du merveilleux dont recèle le monde, merveilleux qu'il nous faut accueillir sans le maîtriser, et peut-être juste lui être reconnaissant. Ce petit livre à la fois fouillé et sans prétention puisque sans réponse, incarne cet hors-piste, une autre forme d'art, l'art cet inutile indispensable : c'est un saut, un bond, un looping littéraire pour célébrer la beauté du geste, la fugacité du magique, la grâce d'une échappée exactement comme le fût le temps de cette lecture.
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critiques presse (1)
Actualitte
03 avril 2015
Un écrivain qui ose faire des sauts périlleux à la surface de sa prose pour éclabousser l'assistance d'une inattendue écume métaphysique.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Citations et extraits (6) Voir plus Ajouter une citation
… Ivresse, libération, secousse non moins absurdes, en dernier lieu, futiles, qui n’apaisent qu’un moment, qu’il faut toujours recommencer, et dont la baleine doit savoir dans son for intérieur, dans ce magma d’instincts, de mémoire et d’analyse, la grande vanité. Mais un monde qui n’est que poussière d’étoile remuée dans un trou noir, la créature, même bardée de ses instincts, gènes et neurones, même flattée par l’héritage multi-millénaire de la sélection naturelle, peut goûter un acte aussi gratuit que la totalité dans laquelle elle baigne. Ainsi la baleine sauterait-elle quia absurdum, parce que c’est absurde ?
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Tel Orphée se retournant vers Eurydice, l'humain perd ce dont il s'enquiert, il dénature ce qu'il veut connaître. Heureux celui qui contemple un ciel étoilé sans y distinguer des constellations prédéfinies, heureux celui qui traverse un paysage que ne défraîchissent aucune abstraction linguistique ni culturelle, aucun nom ni aucune anecdote historique, heureux et sage celui qui vogue sur une mer anonyme.
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Nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du seul fait que la question n'a pas été tranchée.
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Océans de lassitude, toujours les mêmes vagues, les accalmies, les scélérates, les lames de fond, les abysses, flots de bleu et de noir sans fin, où il ne se passe, dans le fond, rien.
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Le bond : instant d'évasion, faux-fuyant, dérobade face au dégoût, aux flots glacés et aux sociétés de toutes les espèces - dans quoi l'on retombe hélas déjà, avec fracas, écume et amertume.
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