La vie n'a pas gâté Claraence Precisous Jones. Elle est noire, un peu trop à son goût, elle est obèse et illettrée. Elle a seize ans et la directrice blanche de son école à Harlem vient de la renvoyer définitivement. le motif? Precious est enceinte. Pour la seconde fois. Et dans les deux cas, l'homme avec qui elle a eu ses enfants est celui qu'elle connaît comme étant son propre père. Carl Kenwood Jones abuse sexuellement d'elle depuis toujours. Quant à sa mère, Mary Johnston, elle a non seulement permis ces viols, mais préfère cogner Precious à coup de poêle à frire, lui crachant au visage qu'elle lui a piquée son homme, plutôt que de prendre sa défense. Elle abuse aussi sexuellement de sa fille et la traite comme la servante à la maison.
Il est difficile d'imaginer comment les choses pourraient pires, mais au cours du roman, Sapphire ajoute encore un peu de malheur à son protagoniste. Après avoir failli accoucher à douze ans sur le carrelage de la cuisine à cause d'un manque de suivi médical et des coups de pieds de sa mère, le premier enfant de Precious, Little Mongo, se révèle avoir le syndrome de Down (trisomie 21). Elle lui est rapidement enlevée pour être placée chez la grand-mère de Clareance, tandis que sa mère prétend s'en occuper auprès de l'Assistance Sociale.
Une semaine après la naissance de son deuxième enfant, Abdul Jamel Louis Jones, Precisous décide de prendre sa vie en main. Elle commence par fuir le domicile maternel et se retrouve dans les rues de Harlem, sans lieu pour vivre. Peu de temps après, elle apprend que son père l'a contaminée avec H.I.V.
Elle s'inscrit, grâce à son ancienne directrice, dans une école parallèle, Apprendre de chacun - Apprendre à chacun. Cette institution est dédiée à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture en vue de la réinsertion sociale. Et avec l'aide d'une professeur douée nommée Blue Avers (Rain, en VO), Precious va apprendre. Elle apprend à écrire ses propres expériences et à les transformer en poésie. Elle se joint également à un groupe de soutien aux survivants d'inceste et à un groupe de soutien positif pour H.I.V. Elle gagne des amis, l'estime de soi et l'espoir d'un jour aller au collège. "Poussez", lui dit l'ambulancier quand elle accouche. "Poussez", dit sa professeur, quand elle désespère de faire quelque chose de sa vie
Push est un roman que l'on peut qualifier de naturaliste. Sapphire s'est inspirée de son propre vécu et des attouchements sexuels qu'elle a subits étant plus jeune, pour étayer le personnage de Precious. Pendant sept ans, la romancière a travaillé dans des ateliers d'alphabétisation pour adolescents maltraités à Harlem. Elle s'appuie donc, là encore, sur son expérience personnelle pour rendre plus vraisemblable son roman, qui se fait dès lors, le reflet d'une époque et d'une communauté.
Mais ce roman est aussi jonché d'éléments narratifs issus du conte de fée. En effet Precious présente sa mère comme une ogresse qui ne fait que manger et l'engraisser. Lorsque la tension familiale atteint son paroxysme, elle s'évade dans son esprit, qui devient un téléviseur, joue et rejoue des vidéos qui lui offrent un bref répit des réalités sombres de sa vie quotidienne. Dans ces rêveries, elle est mince, pas grosse ; blanche, pas noire ; aimée, pas ridiculisée ni battue. La jeune fille est alors l'archétype de la jeune héroïne de conte de fées, maltraitée par sa famille et qui n'aspire qu'à s'échapper et se réinventer.
Sapphire appartient ce qu'on appelle la Troisième Vague du féminisme noir, à savoir une génération dite "hip-hop", ouvertement queer ou du moins en adéquation avec les revendications homosexuelles, post-droits civiques, et post-féministe. Il ne s'agit pas d'un rejet du féminisme mais d'un hommage appuyé aux générations précédentes.
Alice Walker (1944-) en est la digne représentante. Elle développe une réflexion sur le silence imposé aux femmes noires en matière de politique sexuelle et raciale, en déconstruisant les stéréotypes racistes qui circulent sur leur sexualité, qui interdisent l'appropriation de leur propre corps, de leur parole comme de leur désirs et plaisirs.
Sapphire est très imprégnée de idées d'
Alice Walker. Precious exprime un certain plaisir qu'elle a ressenti, voire les orgasmes qu'elle a pu avoir, alors même qu'elle se faisait violer. Les normes implosent. La figure homosexuelle est importante dans le livre. En entrant dans sa nouvelle école, Precious côtoie des jeunes femmes au parcours douloureux. Elle y rencontre Jermain, qu'elle présente d'emblée comme n'étant pas certaine que ce soit une fille comme elle (p.63). Aussi, Mademoiselle Avers, qui est lesbienne, lui rappelle que les homosexuels ne sont pas à stigmatiser, comme le fait par exemple Farrakhan : "[...] sauf que je suis pas gouine comme Célie [personnage principale de
la Couleur pourpre, écrit par
Alice Walker]. Mais juste quand je vais pour causer de ces conneries, dire à la classe ce que la Petite Élite et Farrakhan disent des gouines, Mrs Avers me dit que si j'aime pas les homosexuelles elle pense que je l'aime pas non plus pasqu'elle l'est. Ça me l'a coupée. Pis je me la suis fermée. Tant pis pour Farrakhan. Je crois encore Allah et les machins. Je pense que je crois encore tout. Mrs Avers dit que les homosexuelles c'est pas elles qui m'ont violée, xé pas les homosexuelles qui m'ont laissée sans rien apprendre pendant seize ans, pas les homosexuelles qui bousillent Harlem." (P.104)
Au vue de la remise en contexte, on pourrait penser que
Push de Sapphire est un roman de revendications, aussi bien de la communauté africaine-américaine que des féministes. Oui, mais pas que. Il ne s'agit pas d'un manifeste et le livre ne prend pas vraiment position. Il pose un constat : derrière la question raciale se dissimule la question sociale.
le livre est, en effet, une dénonciation de la faillite des services publics américains, de la directrice d'école qui renvoie l'adolescente parce qu'elle est enceinte, les professeurs qui ne devinent pas son illettrisme, l'hôpital qui la met à la rue avec son nourrisson, jusqu'à l'assistante sociale hypocrite et l'ensemble des services sociaux qui n'ont su protéger Precious pendant toutes les années de son martyre. La "responsabilité personnelle" plutôt que les Welfare Queens était le grand mot d'ordre lorsque le récit est publié. En 1996 en effet,
Bill Clinton décide de mettre fin à une relative protection des femmes seules et des enfants les plus pauvres en réformant les allocations familiales hérités de 1935 (Aid to Dependent Children). Precious déteste cette fausse charité, ce qu'elle identifie comme un simulacre de compassion.
« C'était difficile de voir que les lecteurs pensaient que c'était la véritable histoire d'une adolescente analphabète qui aurait tout enregistré sur dictaphone, et qu'un éditeur blanc aurait retranscrit. » ajoute la romancière au Guardian, en 2011, à propos de la réception de son livre par la critique et le public.
A la différence de
L'Oeil le plus bleu, de
Toni Morrison ou de
la Couleur pourpre, d'
Alice Walker, les sévices physiques et psychologiques subis par le père incestueux ne sont pas un précédent de la tragédie familiale. Les Precious Jones existent dans la réalité. Non seulement parmi les quatre cinquième des jeunes femmes noires touchées par l'obésité ou le tiers d'entre elles qui vivent dans la pauvreté, non seulement chez celles frappées par le virus du sida, première cause de leur mortalité.
Push n'est cependant pas l'histoire d'une victime impuissante ou dégoûtante. Même si elle est présentée comme une monstruosité, pur produit de nos dérives sociétales, Precious n'est pas que ce gros tas de graisse noire illettrée et violée. Il s'agit d'une histoire d'émancipation (féminine) grâce à l'apprenti de la lecture et de l'écriture, et surtout d'un récit hautement social.
La détermination de Precious à reprendre le contrôle de sa vie par le passage de l'oralité à l'écriture. le livre est présenté comme l'histoire de sa vie, qu'elle écrit. Il doit donc rendre compte du niveau d'alphabétisation de cette dyslexique illettrée qui raconte son enfer avec une rageuse dignité. le langage oral y est transcrit souvent phonétiquement, ce qui contraint le lecteur à se battre lui aussi pour comprendre la langue de ce roman "parlé". La syntaxe est malmenée, il y a beaucoup d'onomatopées en guise de mots retranscrits à l'oreille, de l'argot du ghetto, des silences et des mauvais tours de la mémoire mêlé dans une sorte de chaos de la voix de la narratrice.
Il y a également un jeu sur la mise en page du texte. Lorsque nous sommes dans l'histoire qu'elle écrit, le livre physique que nous tenons entre nos mains, le texte est justifié. Tant dis que lorsque nous passons dans les retranscriptions de son cahier de bord, le texte a une tout autre mise en page : il est alligné à gauche et parfois avec alinéas créant des sortes d'escaliers de mots.
Tout cela participe à préserver de la violence brute du récit.