Un seul être vous manque et tout est dépeuplé.
C'est ce que doit ressentir Edouard Bresson, face aux cinquante mille personnes qui sont venues l'acclamer au stade de France.
Cinquante mille moins une. Son fils Arthur n'est pas venu l'applaudir, sans même daigner prévenir qu'il serait absent.
Humoriste surdoué de sa génération, Edouard semble né pour faire rire depuis qu'il est gamin. Ce soir, c'est l'apothéose avec ce spectacle diffusé en prime time sur TF1.
"On a passé la barre des dix millions de téléspectateurs."
Faire rire avec ses sketches, amuser la galerie avec des personnages caricaturaux devenus incontournables pour le public, c'est une véritable vocation.
Devenue une obligation.
Célébrité incontournable, il se doit d'être toujours à la hauteur pour ce public qui l'adule. L'échec ou la médiocrité ne sont pas envisageables.
"Savourer ce plaisir indicible de se savoir pleinement aimé."
Ne pas tomber de son piédestal, faire rire à tout prix. Au détriment de soi. Comme une mission à accomplir envers et contre tout.
Subir la pression médiatique, stresser soir après soir avant chaque représentation, être hanté par la peur de décevoir son public.
"Ca a toujours été à lui d'être le plus drôle."
Derrière ce personnage farceur aux mimiques et aux répliques hilarantes, derrière le masque de scène se cache pourtant un homme infiniment seul, infiniment triste.
Entre deux clowneries ce fameux soir de triomphe, il revient sur son passé et c'est une toute autre facette de son personnage qui émerge lorsque le vernis se craquelle.
"Edouard est le meilleur ami de tout le monde, lui qui n'en n'a aucun."
"Il est toujours, irrémédiablement seul."
Il raconte son enfance avec des parents distants, un père qui ne l'a jamais encouragé.
Il parle de son frère Jonathan qui a été victime enfant d'un grave accident, un frère devenu aujourd'hui son plus fervent supporter et à qui la vie a fini par sourire.
Sourire ... C'était devenu l'unique objectif d'Edouard, maintenir un éclat de jovialité sur le visage de son frère comme pour le soustraire à la tristesse, pour échapper aussi à sa propre culpabilité.
Et c'est comme ça que tout a commencé, que son talent a été révélé.
Il évoque sa rencontre avec Magda et la naissance de leur fils Arthur. Il parle de ses premières auditions, de ses premiers spectacles, de ses premiers fans. Une biographie en accéléré, en quelques flashs, qui cachent un étrange mal-être.
Comme s'il manquait quelque chose dans la vie qu'un humour de tous les instants ne pourrait jamais combler. Plus qu'une faille : un trou béant.
A force de protéger sa carrière, de tout faire pour continuer à vivre avec cette illusion d'être aimé de tous, Edouard va voir les liens avec sa famille se briser.
"Au fil du temps, la distance avec son fils s'était creusée, de déceptions en incompréhensions, de ressentiment en abdication."
A force de n'être présent qu'une moitié du temps au Havre ( une ville au nom si paisible qu'elle n'a pas pu être choisie au hasard ) et d'être monopolisé sur les planches parisiennes l'autre moitié, Edouard assistera presque passivement à son inéluctable séparation. Magda avait d'autres perspectives d'avenir.
La notoriété qui grandissait, l'angoisse de décevoir son public, le travail qu'exigeait son métier étaient en totale inadéquation avec ce que demandait son autre travail : Etre un mari et être un père.
"Même quand tu es là, tu es absent, tu le sais, ça ?"
Et de son rôle paternel - lui qui avait tout fait pour ne pas reproduire son propre schéma et toujours encourager son fils - il ne restera bientôt plus rien.
La construction est très bien pensée. Outre des transitions parfaites entre chaque partie, chaque petite anecdote qui nous est relatée n'est pas là par hasard. Tous les éléments vont trouver leur importance dans une seconde partie habilement amenée. Elle se déroulera sur plusieurs mois tandis que la première se déroulait sur une unique soirée. Et nous offrira un nouveau narrateur en la personne d'Arthur, le fils, qui nous offrira un second point de vue.
"Mon père a toujours eu le chic pour faire ressortir la part la plus mesquine, la plus mauvaise, de moi-même."
Est-ce qu'elle va nous refaire le même coup que dans Fidèle au poste ? Sans trop en dévoiler c'est l'une des questions que j'ai été amené à me poser, avec le même doute mais sans impression de redondance, au sein d'un roman dont les ressorts sont cette fois davantage dramatiques. Nous ne sommes plus dans un thriller, mais on retrouve des thèmes communs : le deuil, l'argent et la notoriété qui ne font pas le bonheur ...
En tout cas ce roman totalement indépendant est un nouvel exemple de l'intérêt qu'il peut y avoir à respecter la chronologie des parutions d'un même auteur. C'est avec beaucoup de plaisir que j'ai retrouvé, le temps d'un chapitre, les personnages de Chloé et de Gabriel venus assister en 2010 à l'un des spectacles de l'humoriste. Merci Amélie Antoine pour ce clin d'oeil à vos lecteurs.
Malgré son titre, le livre n'a rien d'amusant. L'un des objectifs de ce roman est de montrer la douleur qui peut exister derrière ces comédiens dont on oublie qu'ils sont aussi des êtres humains à part entière, avec leurs blessures.
"J'ai envie d'éclater de rire, mais j'éclate en sanglots."
"La frontière entre le rire et les larmes est pourtant souvent bien mince, quasiment intangible."
J'aurais aimé m'amuser davantage avec le spectacle d'Edouard, pour croire à cette adulation du public, pour vivre davantage cette histoire et ce basculement constant entre humour et tragique, rire et larmes. Mais non, je n'ai personnellement pas pu visualiser un quelconque humoriste célèbre et je n'ai que peu adhéré aux blagues et aux imitations parfois lourdes. J'ai d'ailleurs eu un peu de mal avec les cent premières pages, qui se sont bien enchaînées mais sans me transporter. Mais même si cette partie "spectacle" est un peu bancale, amuser le lecteur n'était pas le but. le récit est juste poignant, y compris dans ce show qui se vit comme une condamnation à amuser le public une nouvelle fois, sans même rester maître du déroulé du spectacle.
Poignant, mais pas larmoyant. Amélie Antoine aurait pu franchir la frontière mais elle ne l'a pas fait. La petite larme prête à être versée m'est finalement restée dans l'oeil. Je ne sais pas s'il faut saluer l'auteure d'avoir réussi à rédiger un texte fort sans jamais céder à la facilité d'un pathos dégoulinant ou si, quitte à lire un roman émouvant, je n'aurais pas préféré que ma gorge se noue davantage encore. Mais ce drame est aussi un roman où subsiste une forme d'espoir, le ton donné se veut le plus juste possible.
Le vrai sujet, au-delà des paillettes, c'est donc cette relation entre un père et son fils.
La distance entre eux s'est creusée au fur et à mesure jusqu'à former un fossé infranchissable.
Son père, égoïste, n'a semble-t-il jamais pris la peine d'essayer de le comprendre.
Est-il encore temps de se retrouver ?
La séparation semble irréversible. Une rupture bien plus dévastatrice que ne le serait celle d'un couple.
Pour le fils, plus rien n'est à sauver. Il ne veut pas de ce nom, Bresson, trop difficile à porter. Il est en colère après son père de ne jamais avoir su s'intéresser à ses projets professionnels, plus conventionnels. Il lui en veut surtout de ne jamais avoir été là. Ni pour sa fracture du bras, ni même pour venir le chercher à l'école.
Mais s'il vit très bien cette séparation, ça n'est pas le cas pour son père, d'où ce sentiment d'être désespérément seul.
Tout le monde l'aime. Sauf l'unique personne dont l'émerveillement lui aurait apporté du baume au coeur.
"Voir dans les yeux émerveillés de son enfant la preuve qu'il vaut quelque chose."
Amélie Antoine arrive à très bien retranscrire la douleur et l'incompréhension de ce père et de ce fils qui se sont perdus, pas forcément pour les raisons qu'on croit.
Et si la mémoire faussait la réalité ?
"Tu sais, les souvenirs qu'on se forge sont toujours partiaux et partiels."
Est-il désormais trop tard ou, si chacun fait un pas vers l'autre, se retrouver est-il encore envisageable ?
"Est-ce qu'on peut en vouloir à quelqu'un tout en cherchant à se rapprocher ?"
L'accession au bonheur n'a rien d'inné et être un comique reconnu ne prédispose en rien à avoir une vie parfaite composée uniquement de rires et de joies. En grattant sous ces apparences, cette superficialité, Amélie Antoine privilégie comme angle d'attaque l'impossibilité d'avoir une relation familiale normale. Cette complexité de créer des liens père / fils sera décortiquée avec une plume sensible et juste. Certes, c'est romancé mais rien n'est grandiloquent, rien n'est manichéen, et de ce fait le roman résonne comme une histoire vraie, sincère, profonde.
Laissez-vous tenter par cette écriture douce, toute en émotions retenues.
Alors, tout ira bien.
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On connaît l'image de l'artiste écorché vif, et seul au monde.
'Le chanteur abandonné' ♪♫ et autre 'Mal-aimé' ♪♫... Celui qui se voyait en haut de l'affiche ♪♫ mais qui, une fois au sommet, doute et souffre, réalisant qu'il a laissé pas mal de plumes pour conquérir ses paillettes.
Edouard Bresson, humoriste à la carrière fulgurante, est comme ça.
Au faîte de sa gloire, le bilan de sa vie privée n'est pas joyeux. C'est même carrément la misère affective - sentimentale, familiale...
Derrière l'artiste adulé se cache un homme très seul, derrière le boute-en-train, un dépressif, un être fragile en proie à des démons.
La question de la poule et de l'oeuf : si ce qu'il exprime rencontre autant de succès, c'est parce que le public se retrouve en lui. Et cette sensibilité particulière, la doit-il à ses souffrances passées et jamais cicatrisées ? Mais sa notoriété et son exposition ne rendent-elles pas l'artiste encore plus nombriliste, plus focalisé sur ses blessures ?
Cet ouvrage n'est pas vraiment un roman noir, même s'il est sombre, ni un thriller psychologique, malgré le suspense. Amélie Antoine nous raconte l'histoire triste d'un clown triste. Elle décrit l'état de cet homme fatigué, revient sur ses traumatismes de jeunesse, retrace son parcours, la genèse de sa vocation d'humoriste, et évoque la façon dont ses proches le perçoivent, notamment son fils.
Edouard Bresson rappelle évidemment quelques célébrités.
On peut trouver la première partie du roman longuette et la seconde partie un peu mièvre, même si les rebondissements sont souvent poignants. J'ai pensé à 'Effroyables jardins' (Michel Quint), dont le personnage principal me semblait aussi attachant que pathétique, où j'oscillais entre empathie, émotion et agacement.
Quoi qu'il en soit, les relations père-fils sur trois générations sont bien vues. On voit que les extrêmes se rejoignent : quand on veut faire exactement l'inverse de ses parents parce qu'on estime en avoir bavé à cause d'eux, on peut finir par rater, aussi...
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• Le titre original de ce roman, 'Quand on n'a que l'humour', était plus adapté, plus représentatif de l'esprit du livre. Mais sans doute moins vendeur ? Un auteur m'avait expliqué sur un salon qu'il ne choisissait ni ses titres, ni ses couvertures ; son éditeur décidait. C'est bien dommage.
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J'ai trouvé ce livre magnifique et bouleversant. J'aimerai tellement vous convaincre de lire ce roman qui ne vient pas de sortir en librairie et qui n'a pas une renommée internationale ni nationale d'ailleurs. Mais c'est l'un des romans qui m'a le plus séduit cette année. C'est fort comme propos mais c'est sincère.
Le récit de cette histoire se découpe en deux parties : la première est la vie d'Édouard Bresson, un grand humoriste français aimé de tous. Son enfance n'a pas été facile mais il a su devenir un personnage public. Sa vie de famille pâtit de son omniprésence sur scène. La seconde partie est la vie de son fils Arthur qui connaît à peine son père. Les chasses au trésor vont leur permettre de mieux se connaître. Je ne vous en dit pas plus car je ne voudrais pas dévoiler l'histoire.
Le rapport père /fils est bouleversant et profond.
C'est un roman émouvant et poignant.
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[ 1979 ]
Le vacarme ne gêne pas Monique Bresson, au contraire. Elle a l'impression qu'il y a un peu de vie dans l'appartement, au moins. Parce que dès que son mari franchit la porte d'entrée, le silence quasi absolu doit régner. Après huit heures dans le bruit assourdissant des pompes, des fours, des réacteurs et autres engins de la raffinerie, après huit heures dans l'odeur entêtante du pétrole qui s'immisce dans le moindre de ses pores, Lucien ne supporte plus le moindre son, le moindre mot plus haut que l'autre, le moindre craquement. Les enfants doivent chuchoter la plupart du temps, murmurer lorsque leur père est dans un bon jour. Interdiction de rire ou de pleurer, interdiction de jouer aux billes ou alors en évitant à tout prix le moindre claquement contre les plinthes, sous peine de devoir affronter le regard noir du père, ses sourcils froncés, un accent grave et un accent aigu, comme le décrit Edouard.
Le garçon vient de fêter ses dix ans, et s'il devait parler de son papa, il dirait que c'est un homme en permanence en colère. Qui râle à longueur de journée, qui aboie sur sa famille et sur le reste du monde sans relâche. Parce que les 4 x 8, ça l'use comme ça use des centaines d'autres ouvriers ; les repas décalés, les insomnies, les coups de pompe, l'irritabilité, l'impression parfois d'être un robot qui devrait pouvoir se mettre en marche ou en sommeil dès qu'on le lui demande. Parce qu'en plus du reste, Lucien est représentant syndical au sein de la raffinerie, et qu'il ne sait plus s'exprimer autrement que de manière vindicative, agressive, comme si la terre entière s'acharnait contre lui, comme si tout, tout le temps, était un combat. Lucien, il trime, il mange, il dort, et il enrage. Pour tout, pour rien. C'est ça, sa vie, mais Edouard [son fils] est persuadé que ce n'est pas ça, LA vie. Qu'il y a forcément autre chose, sinon à quoi bon ? Une vie où l'on peut supporter le bruit, les éclats de rire, les chatouilles à n'en plus finir, les verres qui échappent des mains pour s'écraser sur le carrelage à damiers blancs et turquoise, les fenêtres qui claquent à cause des courants d'air venus laver l'odeur infecte de tabac froid, le vent frais qui s'engouffre dans l'appartement et qui fait s'envoler le courrier oublié sur la table de la cuisine, la musique qui sort du mange-disque et la voix d'Eddy Mitchell qui envahit ces murs un peu trop étroits pour eux quatre. Cette vie-là existe forcément, ailleurs.
(p. 23-24)
Derrière lui, il sent que les équipes s’affairent, effectuent les derniers réglages tout en prenant bien soin de ne pas le déranger dans cet ultime moment avant le grand plongeon. Mécaniquement, il sort son MP3 de la poche arrière de son jeans, déroule le fil des écouteurs avant de les disposer dans ses oreilles. Le volume est au maximum lorsqu’il appuie sur Play, les yeux fermés. Les riffs de guitare envahissent son cerveau et dès que la voix éraillée du chanteur de Survivor vient se mêler aux instruments, les décibels parviennent à le couper du monde et Édouard oublie durant quelques instants où il se trouve et ce qui l’attend. Quatre minutes rituelles avec « Eye of the Tiger », comme s’il se préparait au plus grand combat de tous les temps, quatre minutes où la scène qui lui tend les bras se confond avec un ring, quatre minutes qui lui gonfle le cœur et le font se sentir vivant et invincible.
Certains prennent un rail de coke pour ressentir tout ça : pour Édouard, il suffit d’une chanson, la même depuis plus de vingt-trois ans de carrière.
Quand il a commencé à être un peu célèbre, que des producteurs et des journalistes se sont intéressés à lui, il était grisé, bien sûr. Il souhaitait ça plus que tout, être connu, être reconnu pour son talent, que d'autres que lui croient en son potentiel. Quand les spectateurs lui demandaient un autographe, il adorait ça, évidemment. Et puis les files sont devenues de plus en plus longues, les gens de plus en plus exigeants, parfois même agressifs sans s'en rendre compte, et je suis certaine qu'à un moment, ç'a été trop pour ton père. Ç'a dérapé, parce qu'il avait l'impression de ne plus rien contrôler. Les gens le prenaient en photo, faisaient des selfies avec lui sans même demander son accord, ils interrompaient une conversation qu'il pouvait avoir avec quelqu'un pour l'apostropher... Je sais qu'il trouvait ça intrusif, angoissant, oppressant, et je pense qu'à sa place, n'importe qui aurait eu du mal à supporter cette pression constante. Pour rien au monde je n'aurais échangé sa vie contre la mienne et mon anonymat...
Le visage hilare sur les affiches de son spectacle a-t-il quoi que ce soit à voir avec son air morne, son teint brouillé et cireux ? Qui est vraiment Edouard Bresson, qui peut prétendre répondre à cette question ? Est-ce qu'il a encore une identité, au fond ? A quel moment l'admiration, l'émerveillement des autres ont-ils cessé de le porter pour au contraire devenir écrasants, écrasants de responsabilités et de devoirs ? A quel moment cette célébrité qu'il recherchait tellement s'est-elle transformée en une seconde peau poisseuse dont il rêverait de se débarrasser, comme un serpent qui mue ? A quel moment tout a-t-il basculé ? Tout s'est fait si progressivement, si imperceptiblement, au fil des douleurs de la vie, des remords, des regrets, qu'Edouard n'a rien vu venir. Et aujourd'hui, dans ce taxi, il voudrait être n'importe qui, n'importe qui plutôt que ce putain de vainqueur, ce salopard au sourire Ultra-Bright, ce double valeureux dont la vie est une explosion permanente de bonheurs dans l'imaginaire de tous.
« Si elle dit oui, alors tout ira bien », songe malgré lui le garçon.
Étrangement, ces petites phrases avec des « si » rythment son quotidien depuis qu’il est en âge de parler ; des superstitions auxquelles il croit pourtant dur comme fer, comme si elles avaient le pouvoir de déterminer le cours des choses. « Si j’arrive au passage clouté avant que le feu passe au rouge, alors tout ira bien. Si la concierge ne me voit pas passer devant sa loge, alors tout ira bien. Si maman accepte qu’on joue, alors tout ira bien... »
LES COUPS DE CŒUR DES LIBRAIRES - 11-02-2024