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Qu'importe le navire fait partie de ces livres qu'on ne lâche pas facilement et avec cette certitude déjà éprouvée qu'ils vont nous accompagner longtemps.
Dans le monde entier, l'immigration ne cesse d'être une question politique de premier plan, indissociable des droits de l'homme et évoluant selon le degré d'incertitude du pays d'accueil. @
Qu'importe le navire expose brillamment la question de l'attribution ou non du droit d'asile aux réfugiés. @
Qu'importe le navire est un ouvrage puissant, documenté, remarquablement bien construit et particulier en ce sens que c'est une histoire à plusieurs voix. @
Sharon Bala s'est inspirée de faits réels survenus il y a une dizaine d'années et elle nous fait vivre cette absolue nécessité de comprendre comment se joue le sort réservé aux migrants
Personne ne quitte son pays la joie au coeur. Guerres, minorités persécutées, crises géopolitiques, climatiques… toutes les raisons de ce choix sont vitales.
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Qu'importe le navire est l'histoire de réfugiés tamouls, hommes, femmes, enfants qui ont réussi à fuir la guerre civile du Sri-Lanka, viennent de passer près de deux mois sur l'océan Pacifique dans un vieux cargo rouillé et qui, arrivant au Canada le coeur plein d'espoir, sont loin d'imaginer que leur périple n'est pas près d'être terminé. le Canada a la réputation d'être un pays ouvert, compassionnel et il a été construit grâce à de successives vagues d'immigration. Très finement, @
Sharon Bala va nous dévoiler des pans bien moins glorieux du récit national de cet immense pays et avec beaucoup de subtilité, elle va mettre chacun de ses personnages face à leur propre histoire.
Pour celui qui est au coeur du roman, Mahindan, l'histoire lui colle encore à la peau. C'est l'un des réfugiés, un jeune veuf accompagné de son fils de six ans, Selian. Et ils n'ont pas de chance, ces réfugiés-là, parce qu'ils arrivent au Canada à un mauvais moment, un moment où un gouvernement conservateur souhaite adopter face à l'immigration une ligne très dure. Officiellement, la guerre civile est terminée au Sri-Lanka mais ce n'est pas vrai. Toutes les personnes dans ce cargo qui vient d'accoster en Colombie-Britannique ont vécu l'enfer, les ravages de toute guerre. Et pour monter à bord du navire, elles ont encore risqué leur peau, coincées qu'elles étaient entre les soldats de l'armée sri-lankaise et les Tigres tamouls qui les utilisaient comme bouclier humain. Ces gens ont quitté leur pays dans le sang et les larmes et réellement, une fois au Canada, tous pensent avoir la chance de démarrer une nouvelle vie. Ils ont tout perdu mais ils vont tout reconstruire et ils y croient au meilleur, pour eux et pour leurs enfants. Dur comme fer. Tout du moins au début. @
Sharon Bala réussit à faire battre notre coeur au rythme même de ceux des personnages. Là, l'espoir après l'errance, la faim, la terreur. Nous ne pouvons que ressentir de l'empathie envers ceux qui ont déjà tant souffert.
Nous entendons la voix de Mahindan, l'histoire de ses jours heureux mais ô combien précaires avec sa jeune femme jusqu'à cette première année avec son fils au Canada et, de façon alternative, les voix des gens de loi qui l'entourent.
Trois perspectives. Il y a Priya, jeune avocate stagiaire d'origine tamoule (deuxième génération) qui est chargée, bien à contre-coeur, de défendre des réfugiés dont Mahindan. Et puis il y a
Grace, Canadienne d'origine japonaise (troisième génération) qui est arbitre. C'est à elle de décider si les réfugiés sont légitimes ou non. C'est à elle d'examiner toutes les preuves qui pourraient les incriminer et les priver de droit d'asile. La pression sur elle est très forte. le ministre de la Sécurité a fait de ces quelques 500 réfugiés un symbole. Ces Tamouls font les gros titres de l'actualité. le terrorisme est un danger. Les Tigres tamouls sont des terroristes ; alors, il est facile de faire l'amalgame et de dire que forcément, des terroristes se cachent parmi les réfugiés, attendus au Canada par leur organisation dans le but de fomenter des attentats. Ils sont trop nombreux, ces gens, à venir profiter de la générosité canadienne. Il y a eu trop de laxisme jusque-là et on doit se montrer ferme quand le danger est à la porte. Et puis, il faut chasser aussi les trafiquants d'êtres humains, ces passeurs qui envoient tous ces migrants… On agite des thèmes chers aux électeurs mais les politiques, toujours plus cyniques, savent bien que tout cela est injuste. Peu importe… Les familles de réfugiés sont séparées et on envoie tout le monde en prison, parfois même des enfants. En prison ! En sachant combien ces êtres-là sont déjà vulnérables. Des mois d'interrogatoires, un tourbillon, raconter ce qui s'est passé, pourquoi, comment, des mots à répéter, certains qui ne passent pas, ne peuvent pas passer, plus passer, sont mal compris, mal interprétés et l'espoir qui s'amenuise au fur et à mesure que les semaines se succèdent. Et que pour Mahindan et d'autres, la suspicion s'accroit. le fils de Mahindan est placé dans une famille d'accueil. En dépit de son inquiétude, son père lui donne une sublime preuve d'amour : pour que Selian puisse prendre à bras le corps sa nouvelle vie dans son nouveau pays, il ne doit pas souffrir d'un conflit de loyauté et Mahindan trouve, à ce moment-là, la force et le courage d'être résilient. Pour son fils.
L'évolution du regard de Priya et de
Grace sur cette situation est également extrêmement intéressant et émouvant. Les parents de Priya ont fui la guerre civile du Sri-Lanka eux-aussi mais personne n'en parle et cela arrange bien Priya. Mais au fils des pages, on la voit devenir plus curieuse. Elle ose et les langues vont progressivement se délier. C'est difficile. Ceux qui ont connu la guerre la portent en eux. Et se souvenir est la dernière chose qu'ils souhaitent. Priya s'est attachée à Selian et Mahindan. Des gestes de solidarité vont s'organiser. Et Priya va se battre de toute ses forces, elle qui ne s'intéressait guère qu'au droit des sociétés. Sa vie va en être changée.
Quant à
Grace, mariée à un Canadien « pur jus » si tant est que cela existe, plus canadienne qu'elle et ses filles, cela n'est pas possible mais peu à peu, son regard aussi va se modifier. Déjà, elle se demande depuis le départ qui est-elle pour prendre une décision aussi importante que de permettre ou non à ces réfugiés de rester sur le sol canadien ? Elle ne se sent pas légitime et les relations avec les arbitres qui ont toujours travaillé dans « l'humanitaire » sont tendues.
Grace est perçue comme une potentielle ennemie ou a minima, comme quelqu'un qui, de toute façon, ne peut rien comprendre. Chez
Grace non plus, on ne parle pas du passé mais sa mère est atteinte d'Alzheimer et soutenue par ses petites-filles, elle va dévoiler des secrets de famille. La mère de
Grace est une femme très sage. Elle répète à sa fille qu'il ne faut pas que l'histoire se répète. Les filles de
Grace font également bouger les lignes en lui rappelant, juste parce qu'elles existent, qu'elle est mère avant d'être arbitre. Les enfants rattachent à une humanité universelle, un amour qui ne connait pas de frontières.
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Sharon Bala nous montre la difficulté et la complexité du travail des défenseurs et arbitres des réfugiés et c'est inhabituel. Elle nous fait toucher du doigt l'impact que cela peut avoir sur leur vie privée ; ce que ça leur fait, à ces Canadiens installés si confortablement, d'être confrontés jour après jour à des récits effroyables, toujours plus insupportables, allant de plus en plus loin dans l'horreur.
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Qu'importe le navire est un livre bouleversant et d'une grande humanité. Je ne veux pas en dire plus mais cette narration à trois voix prouve encore une fois que le talent de @
Sharon Bala est immense. Nous passons d'une perspective à une autre, d'un continent à l'autre, d'un pays à un autre, d'un climat à un autre, d'une végétation à une autre, d'une culture à une autre. Non seulement nous RESSENTONS les émotions mais aussi tout ce qui est visuel, charnel, olfactif – ce qui fait la différence et la richesse d'un pays à l'autre et qui offre un contraste si saisissant.
Nous, lecteurs français, vivons dans un pays en paix. @
Sharon Bala nous emmène au coeur d'une terrible guerre civile en nous obligeant délicatement à nous débarrasser de nos préjugés, à réfléchir toujours un peu mieux. Jamais rien n'est tout noir ou tout blanc. Comme dans d'autres guerres, des hommes, des femmes et mêmes des enfants sont enrôlés de force. Et qu'elle est notre marge de manoeuvre quand il ne nous reste que le choix de pactiser avec le diable ou de perdre la vie ?
Ce roman est humain, magistralement humain. Peu importe le navire, nous sommes tous des êtres de chair et de sang et à ce titre, nous portons tous une responsabilité les uns envers les autres.
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Qu'importe le navire : à lire absolument.
Merci à @
Sharon Bala, à
Mémoire d'Encrier et bien sûr à Babelio.