Rétrospective, par
Avraham B. Yehoshua. J'ai eu du mal à entamer le commentaire de ce livre – le premier, pour moi, signé de cet auteur israélien –, peut-être parce qu'il y manque la dimension politique, celle qui caractérise ce citoyen engagé dans la paix israélo-palestinienne et la justice sociale dans son pays. Or, sans l'avoir lu, j'aimais Yehoshua pour cela.
Rétrospective est un ouvrage puissant qui raconte une histoire où les diverses facettes, les évènements, les personnages, le fil narratif s'épousent harmonieusement, avec justesse et consistance. Un cinéaste israélien en fin de carrière, Yaïr Moses, est invité à Saint-Jacques de Compostelle, à l'extrême ouest de l'Espagne, pour une
rétrospective de son oeuvre. Il s'y rend avec Ruth, son actrice fétiche, qui l'a suivi dans une grande partie de ses films. Leur relation, un vieux compagnonnage un peu cabossé, est ambivalente, fondée sur l'admiration, l'affection, un peu de sexe, mais aucun engagement de l'un par rapport à l'autre. Ruth a aimé dans le passé le scénariste des films de Moses, Trigano. Ruth était lumineuse et Tolédano, le directeur de la photographie, en pinçait pour elle et souffrait silencieusement. Après quelques films, Trigano s'est fâché avec Moses avec véhémence, car ce dernier n'a pas respecté un de ses scénarios. Il a alors quitté Ruth, sans savoir qu'elle était à l'origine de la modification du scénario et du clash.
La
rétrospective, organisée par un curé cinéphile dans cette ville pieuse, ne présente que les premiers films de Moses, tous écrits par Trigano avant leur séparation. Une machination se dévoile progressivement, dont Trigano semble être l'instigateur. de retour en Israël, Moses n'a de cesse que de réparer l'erreur, celle d'avoir dévié par rapport au scénario de Trigano. Yehoshua fait de Moses un personnage touchant, donnant le sentiment qu'il n'a de prise sur rien, ni sur sa
rétrospective, ni sur personne, sa compagne Ruth, son ex-femme, sa fille, et moins encore sur son ex-scénariste.
Finalement, le livre tourne autour de deux axes, Trigano, sa rancune et sa haine à l'encontre de Moses, qu'il dénigre avec le plus grand mépris dans un passage d'une grande violence. Trigano a incontestablement de l'épaisseur, une autorité mâtinée de cynisme. Il apparaît comme un intellectuel imbu de sa supériorité, de sa facilité à élaborer des concepts, de son sens du cinéma. Moses est devant lui comme effacé, en demande. Son ex-scénariste le rejette quand le metteur en scène exprime son souhait de retravailler avec lui. Il s'adoucira par la suite, quand il comprendra que Ruth fut à l'origine de la modification du scénario, et non le réalisateur.
Le deuxième axe, la clé du roman, est un tableau, La charité romaine, qui montre une vieil homme enchaîné tétant le sein d'une jeune femme. La femme nourrit ainsi secrètement son père emprisonné et condamné à mourir de faim, et qui sera libéré quand le subterfuge sera découvert. Ce tableau issu de la mythologie gréco-romaine, cette scène de piété filiale, mais peut-être aussi cette évocation de ce qui peut alimenter l'inspiration créatrice, poursuit Moses tout au long du livre. C'est sa transposition au cinéma qui sauta, au grand dam de Trigano. Exigence de ce dernier, c'est cette scène que Moses doit à la fois interpréter et filmer, en gage de rédemption à l'égard de sa faute et de réconciliation.
Don Quichotte s'introduit alors dans les dernières pages, Deus ex-machina improbable, flanqué d'une Dulcinée au sein nourricier dont Moses se repaît avec délices, identifiant alors ses chimères. le symbole est sauf, son sens n'est pas donné sur un plateau, le lecteur, intrigué, reste seul avec sa réflexion…
Il apparaît clairement dans ce roman qu'
Avraham B. Yehoshua s'interroge sur les dispositions artistiques de l'écrivain qu'il est, et aborde le sujet des spécificités culturelles des Juifs d'origine ashkénaze et sépharade, véritable blessure en Israël, et exprime notamment sa sympathie pour ces derniers. Néanmoins la question palestinienne est éludée. Yehoshua s'en explique dans un entretien, en évoquant sa lassitude devant une situation bloquée. Tant pis, on lira d'autres ouvrages de cet auteur phare.