La grande originalité de «
Sommeil des Dieux » est qu'il évoque la première guerre mondiale de manière très indirecte : en bribes de souvenirs d'une dame désormais très âgée, Hélène Dumont, qui a vécu le grand incendie mondial dans la maison natale de sa mère dans le Nord de la France, uniquement à distance d'écoute du front. Donc, pas de scènes de tranchées dramatiques, horribles et douloureuses, mais des rangées ordonnées qui avancent ou des soldats qui reculent de manière désordonnée, des villages tranquilles qui sont soudainement surpris par des mortiers mal ciblés, des soldats en congé nus sur la plage, etc. Mais l'approche indirecte de Mortier n'est pas moins horrible ou expressive.
Mais ne vous y trompez pas : ceci n'est pas vraiment un roman sur la Première Guerre mondiale ! Plus encore que l'horreur de la guerre, la relation difficile entre une fille à l'esprit libre et une mère rigide est centrale ; dans ce cas, l'auteur nous présente le récit de la fille, Hélène, et nous entendons ainsi une histoire très subjective et assez désordonnée. La fille et la mère sont les personnages essentiels de ce roman et Mortier honore magnifiquement la complexité des deux personnalités, et surtout la complexité de leur relation. Sa description des autres figures (le père, le frère, l'amant puis le mari) est un peu moins aboutie, elles restent assez unidimensionnelles, parfois même assez caricaturales.
Un aspect important de la langue et du style est le caractère proustien des souvenirs d'Hélène : elle tourbillonne dans des phrases qui couvrent régulièrement une demi-page, le verbe déterminant n'apparaissant qu'à la toute fin. Ce style donne à la lecture sa saveur particulière, mais il est vraiment fonctionnel, car Hélène veut consciemment affronter les phrases réservées et serrées de sa mère. Et c'est aussi fonctionnel car Hélène est consciente des insuffisances du langage pour mettre des mots sur la réalité. Elle sait que les mots ne sont que des reflets très imparfaits d'expériences réelles, et que vous ne pouvez en donner une impression qu'en utilisant beaucoup de mots, dans un mouvement circulaire.
Ici, Mortier pointe la couche métaphilosophique du roman, qui, je crois, est le véritable noyau du livre. Et ce n'est pas seulement une question de langage et de mots qui échouent : il s'agit aussi de s'emparer de la vie elle-même, de se connecter avec des personnes très proches de soi, de se connecter à des expériences passées, ... Dans toutes les tentatives qu'Hélène entreprend pour y parvenir, elle note encore et encore qu'ils soient inadéquats, qu'il n'est tout simplement pas possible de saisir ou de se connecter, et c'est fondamentalement la tragédie de la condition humaine.
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Sommeil des Dieux" n'est pas une lecture facile, en fait c'est un roman plutôt indiscipliné, et il est difficile de mettre le doigt sur ce qu'il représente. En ce sens, il reflète parfaitement le caractère volatil, peu fiable, très subjectif d'une vieille femme pensant au passé et au présent, les confondant, confrontant ses sentiments intensément subjectifs avec des événements historiques soi-disant nus/objectifs, et les pressant à peine dans un récit cohérent. La lecture peut être difficile et parfois frustrant. Je ne connais aucun autre roman en langue néerlandaise avec un langage aussi créatif, vivant et parfois très poétique, mais il faut aussi concéder que parfois c'est un peu trop, et les superlatifs linguistiques, renversés les uns sur les autres, tournent à quelque chose d'oppressant, au point que ça devient assez pénible, des acrobaties qui tournent au verbiage et au maniérisme pur.
Ce n'est donc pas un roman parfait, mais je suis sûr qu'à l'avenir je reprendrai ce livre entre mes mains, en l'ouvrant au hasard, et avec un plaisir intense je goûterai au divin nectar que Mortier nous a offert.