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EAN : 9782882504494
Noir sur blanc (09/02/2017)
3.86/5   11 notes
Résumé :
D’abord, deux personnages : Sonia, une petite vieille dont l’unique fortune est une vache, et Igor, jeune et beau propriétaire d’une Mercedes grand luxe – laquelle est tombée en panne à la frontière polono-biélorusse. La petite vieille invite l’étranger dans sa misérable cabane, lui verse du lait et se met à lui raconter sa vie. Metteur en scène en vogue à Varsovie, Igor saisit en un éclair que le destin de Sonia offre la matière d’une pièce sur le grand, l’impossib... >Voir plus
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Sonia, une graine de myosotis semée sur un champ de cailloux.

Un chiffon ensanglanté et un vieux chien au collier marqué de lettres gothiques, voilà quelques bribes éparses de ce qui reste de l'histoire de Sonia, une très vieille histoire d'amour tragique en temps de guerre, amour interdit, fulgurant, intense, sans avenir. La mise en abyme originale déployée par ailleurs par l'auteur polonais, Ignacy Karpowicz, pose la question en filigrane de l'authenticité du récit comme préalable ou pas à l'émotion. Apre mais très beau !


Igor Grycowski, célèbre metteur en scène de Varsovie, tombe en panne dans l'une des régions les plus reculées de la Pologne à la frontière avec la Biélorussie. Coupé du monde, hors du temps, c'est dans ce hameau de Podlachie (d'où est également originaire l'auteur), comprenant en tout et pour tout quatre chaumières dont deux abandonnées, que vit la vieille Sonia avec pour seules richesse sa vache, sa chienne, son chat et quelques poules. Lorsqu'elle voit arriver cet homme avec sa belle Mercedes opalescente et son téléphone dernier cri, elle croit voir l'ange de la mort déguisé en Prince charmant. Son téléphone ne captant rien et ne pouvant donc être dépanné, Igor accepte l'invitation de la vieille dame. Elle n'a pourtant pas grand-chose à offrir Sonia, si ce n'est un verre de bon lait encore tiède tout juste sorti du pis de la Meugleuse et une histoire, une histoire fascinante et tragique vieille de soixante ans.

« le visage de Sonia était un vrai visage, comme la vie n'en pétrissait plus, un de ces visages comme on n'en voyait plus. Il descendait tout droit d'une icône : brun, robuste, fendillé, impénétrable et sans mensonge, mais fort aussi, avec les sillons plus appuyés de ses rides, et des rides, Sonia devait en avoir des millions, les spécialistes en chirurgie plastique auraient eu de quoi faire : polissage, étirage, rognage, il y avait assez de peau superflue pour en tirer au moins trois nouveaux visages. Car le visage de Sonia était un vrai visage, on y lisait ce qu'elle avait traversé, les rêves qu'elle avait eus ; mais plus que tout il servait à ce pour quoi le Haspodz – le seigneur – l'avait créé : à écouter, à regarder, à manger, à être lavé, à embrasser, à renifler, à roter, à pleurer, à être mouché ».

Avant d'écouter son histoire, Igor observe Sonia, contemple sa maison, son jardin, personnage et lieu de vie particulièrement pittoresques qui lui rappellent ses propres racines, avant la renommée, lorsqu'il s'appelait encore Ignacy. Lui, le citadin qui a renié ses origines rurales, qui ne trouve pas de sens à sa vie, va rencontrer une femme d'un autre espace-temps qui lui permettra d'éprouver de l'empathie et de développer sa créativité, qui saura toucher son coeur et sa raison. Les descriptions sont souvent étincelantes de beauté.
« Branlante, couverte de mousse, la petite porte tenait à peine sur ses gonds rouillés, exactement comme dans la masure de la soeur de Baba Yaga, celle qui prônait en toute chose la laideur et qui écartait de sa vue ce qui était beau et neuf. Igor parcourut des yeux la petite cour misérable, les casseroles bleues sur la clôture qui exhibait de larges trous sur leurs fonds noirs de suie et usés par les flammes, la kyrielle de poules bigarrées qui s'étaient mises à caqueter, le chat au pelage dégarni qui dormait sur le seuil, les bâtons, les balais, les fourches et les râteaux ».

Sonia se met à raconter son histoire, confiant sa mémoire à Igor qui en devient l'unique dépositaire. C'est un chant du cygne mettant en valeur un récit tellement romanesque, tragiquement romanesque, qu'Igor y trouve naturellement l'inspiration pour sa prochaine création. « C'était il y a longtemps, il y a bien longtemps… ».
Sonia raconte la mort de sa mère à sa naissance, la violence et les abus du père, l'indifférence des frères, le travail incessant et l'Amour, avec un A majuscule. le passage des allemands en juin 1941 dans son petit village de Poldachie sera un cataclysme, l'éclosion d'un amour passionnel, le début de sa chute. Sonia et Joachim ne se sont aimés que l'espace de quelques mois, de quelques nuits secrètes, le temps d'un souffle à l'échelle de la longue vie de la polonaise. Mais c'était bien assez pour que cet amour entraîne avec lui la beauté, la honte et la douleur que plus rien ne pourra effacer. le déshonneur et l'humiliation. La souillure par l'urine, les fèces, le sperme et la sueur. Et le sang, beaucoup de sang.

Au fur et à mesure du récit, Igor, sincère tout en étant opportuniste, imagine la pièce qui peu à peu se joue devant nos yeux. Au point qu'à un moment du livre, nous ne savons plus où est la frontière entre le véritable récit de Sonia et la pièce jouée, pour laquelle l'histoire aura été forcément un peu déformée, dont le tragique notamment aura été amplifié…Le roman ne cesse d'osciller entre vérité du témoignage, simples idées de mises en scène et mensonges romanesques, sans que le lecteur parvienne à déterminer s'il est le jouet ou pas d'une construction habile. Entendons-nous Sonia raconter ou Igor raconter ce que Sonia lui a raconté via une mise en scène théâtrale ? Et d'ailleurs est-ce important ? L'histoire en est-elle moins poignante ? L'authenticité est-elle un préalable à l'émotion ? le côté très local et particulièrement intime du récit prend le dessus et nous touche au plus profond quel que soit le canal de transmission me semble-t-il.

Sonia raconte et semble rajeunir tandis qu'Igor semble vieillir en accéléré, touche troublante de réalisme magique au milieu du récit mettant en valeur la confiance et la grande connivence entre les deux personnages, le jeune homme buvant les paroles de la vieille Sonia, prenant sur lui la tragédie de cette femme et par là même la tragédie humaine.
« Igor était allongé. Avec chaque journée qui s'achevait dans le récit de Sonia, il avait l'impression d'être plus vieux et plus fin, parcheminé et s'écaillant comme une peinture à l'huile, à croire qu'un comptable céleste ajoutait ces jours au compte de sa vie, les déduisant de celui de Sonia ».

Cette histoire, âpre, violente, poignante mais en même temps étonnamment drôle et belle, est l'occasion de revisiter l'Histoire de cette région du monde durant la Seconde Guerre Mondiale où les allemands ont commis des atrocités. Mais au-delà de cette guerre, dont les détails ne sont pas donnés, c'est bien sur les humains que se concentre le récit et sur la façon dont la grande histoire traverse, percute, fait exploser les petites histoires.

Par ailleurs, il faut souligner une très belle plume inventive, drôle, voire poétique dès que les scènes d'amour sont explicitées.
Si le portrait de Sonia honore toutes les victimes féminines des atrocités masculines, le roman n'est pas manichéen, j'en veux pour preuve le magnifique personnage du mari, Micha.
Notons enfin que, dans cette région, longtemps, et jusqu'à récemment, coexistaient deux réalités linguistiques, le polonais et le biélorusse. Cet entrelacement a donné naissance à un dialecte, le « prapostu ». L'auteur a voulu faire perdurer cette langue rare et peu usitée dans ce livre au moyen d'expressions, de mots dont il parsème son texte comme pour continuer à le faire vivre. La traductrice a veillé à les mettre en italique.


Sonia est ainsi le portrait somptueux d'une femme forte, passionnée, qui s'est raccrochée à la vie malgré toutes les ignominies vécues, un portrait poignant et non manichéen qui porte en lui toutes les atrocités faites aux femmes par les hommes, surtout en temps de guerre, et dont la vie mérite en effet d'en faire une oeuvre d'art. Un très beau moment de lecture, merci à @Dandine à qui je dois cette lecture.

« Elle racontait sa vie ordinaire, d'un endroit où les gens avaient trop peu vécu, parce que l'histoire s'en était mêlée, et que l'histoire est toujours contre les hommes. L'histoire est toujours contre les hommes, et plus encore contre les femmes ».


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En panne seche en pleine cambrousse, dans le coin le plus perdu de l'est de la Pologne, un seul hameau de quatre maisons en vue, sans couverture telephonique, meeerde!

Mais la vieille Sonka, qui ramene sa vache du paturage, l'a vu, ce beau jeune homme qui etincelle (sa montre en or? son portable? ses lunettes de soleil?), debout devant sa belle limousine, un vrai carrosse. Est-ce un prince? Ou peut-etre l'archange celeste qu'elle espere, qui est enfin venu la prendre?

Sonka sait y faire. Elle offre un verre de lait a l'inconnu, et puisqu'elle voit qu'il ne peut partir, elle essaie de l'entretenir un peu. Un bonbon? Je suis Sonka. Je m'appelle Igor. C'est sa chance: a ce prince, a ce malak, cet archange de la mort, elle va tout raconter, tout dire, avant de partir vers l'au-dela. Tout. Sans etats d'ame particuliers, entre deux preparations de the ou deux caresses a la chienne Borbus, 12e du nom. Sa mere morte en couches a sa naissance. Son pere qui l'accuse de cette mort, qui la maltraite, qui la viole. Les durs travaux qu'on lui assigne des son enfance. Et, quand la guerre eclate (la deuxieme, la grande), son grand amour. Son seul et grand et eternel amour. Son bref (et deshonorant?) amour. Sa breve et passionee liaison avec un officier allemand. Son Joachim. Son malheur.

Igor ecoute. Que peut-il faire d'autre? Sans preter trop d'attention au debut. Legerement amuse. Mais peu a peu l'histoire l'intrigue, le captive. Il se l'imagine. C'est qu'elle est dramatique! Ou c'est lui qui la dramatise? Joachim, en un nouveau passage, tue l'homme qui avait recueilli Sonka apres son deshonneur, la faisant son epouse. C'est elle qui raconte cela? Ou c'est lui qui interprete? Pendant leurs heures d'amour Joachim raconte, en un allemand qu'elle ne peut comprendre, comment son groupe a assassine, jusqu'au dernier, les juifs de Grodek, la petite ville voisine. Mais elle ne peut comprendre! alors, c'est Igor qui brode? Qui met en scene et le personnage de Sonka et ses souvenirs et ses pensees? Mais oui, nous sommes en scene, et l'auteur se permet d'introduire des directives de scene, des didascalies? L'histoire de Sonka est une piece sur Sonka!

En un chasse-croise subtil entre passe et present, entre l'histoire veridique et sa mise en scene, Karpowicz se joue du lecteur, ou plutot l'interpelle: qu'est-ce que la realite, qu'est-ce que l'authenticite? Pour faire passer un message, ou n'importe quelle histoire, n'est-il pas necessaire de lui donner une forme qui puisse garder le lecteur, ou le public, alerte? N'etait-ce pas Camus qui disait que la fiction est le mensonge a travers lequel nous expliquons la verite?

L'auteur va plus loin. Les directives de la piece de theatre sur Sonka incluent l'insertion de photos de l'extermination des juifs de Grodek, dont une, obligatoirement, avec un enfant. Pour provoquer de force l'emotion du public. J'y vois en fait son accusation de la tendance a mercantiliser la souffrance et le malheur, tendance qui a, a mon grand dam, le vent en poupe. Cherchez Auschwitz dans la base Babelio et vous en aurez le dernier cri: le garcon d'Auschwitz, la fille d'Auschwitz, la couleur d'Auschwitz, le perroquet d'Auschwitz, la jument d'Auschwitz, l'armoire d'Auschwitz, que sais-je encore, bref du Shoah-bizness. Cela corromp la memoire plus qu'autre chose et Karpowicz a raison de s'en moquer.

Ce livre est pour moi un bel exercice de metalitterature. Il raconte une histoire comme en differentes versions, celle d'un conteur, celle d'un ecouteur, celle d'un adaptateur, d'un menteur en scene. Il melange passe et present, realite et fiction, avec un peu de cynisme et beaucoup d'humour. Et malgre tout cela, ou peut-etre grace a cela, il reussit a rester emouvant. Sous le maquillage litteraire Sonka reste une heroine fascinante, bouleversante, et oui, vivante. Bien qu'elle soit morte et que Karpowicz se permette, ultime grimace, de lui reciter un kaddish. Vivante en litterature.

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C'était il y a longtemps, bien longtemps et ce temps là, la vieille Sonka ne parvient plus à en parler, les mots se brisent sur ses lèvres puis reconstruisent inlassablement le puzzle de ses rêves.
Pourtant, c'est bien en ce jour d'août, sur une route perdue de la campagne polonaise, que sa vie va se rejouer. Sonka dès qu'elle voit Igor sortir de sa voiture en panne sait que c'est lui, l'ange de la mort : le dépositaire de ses souvenirs qui va la délivrer d'un poids de malheur faisant d'elle un fantôme du passé.
Igor, le confident et metteur en scène polonais profite du récit de Sonka pour construire et fabriquer l'héroïne de sa nouvelle pièce de théâtre, "l'histoire de Sonia".
Mais la vraie Sonka le touche profondément, lui qui est aussi un homme blessé par l'histoire de son pays. Il endosse au contact de Sonka, sa véritable identité, Ignacy.
Tous les deux s'entendent également par la parole à travers un dilalecte de mots et d'expressions parlé et compris par les polonais, les biélorusses et les russes, que l'on appelle le "paprostu", un héritage qu'ils ont en commun mais qui tend à disparaître.
Au fil du récit, Igor/Ignacy devine derrière le visage ridé de Sonka, la jeune femme qu'elle était, humiliée et brutalisée par son père dont le plus grand bonheur qui est devenu son plus grand malheur est d'avoir vécue brièvement mais intensément un amour interdit.
C'est ainsi que j'ai remonté le temps jusqu'à cet été 1941, quand l'offensive des combats entre l'armée allemande et les défenseurs atteint les terres les plus reculées du nord-est de la Pologne, la Podlachie.
J'ai beaucoupt aimé "Sonia" pour les apports historiques, et le témoignage sans complaisance de la guerre avec son lot de trahisons et de violences dont le massacre des juifs de Grodek.
Et aussi parce que au-dessus de tous ces faits tragiques, l'auteur Ignacy Karpowicz réussit à faire resplendir la figure d'une jeune femme qui découvre le premier amour innocent comme un "souffle chaud, un goût de fraises, de crème fraîche et de sucre" mais broyé par l'Histoire.

C'est un très beau coup de coeur !

Je remercie Babelio et les éditions Noir sur Blanc pour m'avoir fait découvrir "Sonia" et son auteur polonais Ignacy Karpowicz et merci aussi pour sa traduction par Caroline Raszka-Dewez.
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Cet auteur polonais, je ne le connaissais que de nom et un jour je suis tombée par hasard sur la traduction française de "Sonia". Depuis, ce livre était en attente de lecture dans ma bibliothèque. Cet été, en Pologne, je me suis procuré la version originale. D'ailleurs, c'est souvent comme cela que je fais de belles découvertes en littérature polonaise. Si un livre a la chance d'être traduit en français, je me dis qu'il s'agit d'un bon roman et en général c'est la cas.

"Sonia" est l'histoire d'un amour tragique aux temps de guerre, court, intense et sans avenir. Difficile de rester indifférent au triste sort de cette vieille femme qui se confie à Igor, un metteur en scène, dont la voiture tombe en panne dans un coin perdu de la Pologne. Sonia n'a pas échappé à la misère, la violence et les horreurs de la dernière guerre. Elle se croit pourtant chanceuse d'avoir vécu l'amour de sa vie. C'est un beau portrait d'une femme passionnée, forte et courageuse qui m'a beaucoup touchée.

La narration d'Ignacy Karpowicz nous balade tout en finesse d'un village perdu jusqu'aux planches d'un théâtre de la capitale polonaise où l'histoire suit son cours. J'ai beaucoup apprécié la fluidité avec laquelle on passe d'un lieu à l'autre, parfois même sans s'en rendre compte. C'est un petit bijou qui se déguste tout en douceur le temps d'une journée.
Lien : https://edytalectures.blogsp..
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J'ai été retournée, bouleversée de lire le roman Sonia. Comment l'auteur a su, au travers du récit que fait Sonia à Igor de sa vie : ces nombreux viols qu'elle a subit, même de son père, l'indifférence de ses frères , les humiliations, nous faire ressentir tous ca. Et le jugement de tous les villages aux alentours quand ils ont tous cru qu'elle avait une liaison avec un officiel SS.Qui s'avéra vrai mais que personne découvrit car étant en tant de guerre et étant allemand son amour fut impossible et elle épousa un autre homme. Malgré ça, je ressentais que c'était une femme blessé, seule, meurtri e et qui pour survivre jour après jour avait toujour les mêmes rituels. Une femme à qui on n' a pas laissé le temps de savoir aimer et se faire aimer . A qui on a arraché tous ceux qu'elle aimait. Igor , en assistant aux représentations avait l'impression de les réunir tous autour de la scène
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Citations et extraits (10) Voir plus Ajouter une citation
C'était il y a longtemps, bien longtemps...Sonia commençait ainsi des phrases singulières qui ne parlaient pas de vaches, de poules et de cochons, de fêtes, de pain et d'impôts, de fenaison, d'arrachage de pommes de terre ou de tempêtes de grêle ; elle commençait ainsi des phrases qui s'embourbaient quelque part dans son larynx et s'arrêtaient sur ses gencives lisses, édentées, pour se faufiler derechef à l'intérieur du corps : dans ses poumons, dans son cœur et dans la poussière qui s'amassait en pelotes parmi ses vieux organes usés. Mais parfois, après cet "il y a longtemps", parfois tout de même les mots opposaient une résistance, ils perçaient le tissu de la chair et du temps pour se faire entendre jusqu'au bout, et ensuite seulement retournaient s'enfouir au-dedans : ils s'insinuaient par les oreilles jusqu'au cerveau et là se cherchaient une place, là, ils attendaient que le sommeil ait adouci les faits, dénoué les problèmes, et alors - pour la combientième fois déjà - les mots se rêvaient en histoires, des bonnes et des mauvaises, selon l'endroit où porterait le regard, l'instant du réveil et les limites à ne pas franchir.
(Incipit)
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D’un bip sur sa télécommande il verrouilla la voiture. Il se retourna soudain d’un mouvement brusque, effrayant presque la vache, bien que cette dernière ne fît par partie des peureuses, et il posa les yeux sur le visage de Sonia.
Il en resta carrément coi, tandis que sa bouche – la lèvre supérieure, et l’inférieure, plus charnue – formait un O, car le visage de Sonia était un vrai visage, comme la vie n’en pétrissait plus, un de ces visages comme on n’en voyait plus. Il descendait tout droit d’une icône : brun, robuste, fendillé, impénétrable et sans mensonge, mais fort aussi, avec les sillons plus appuyés de ses rides, et des rides, Sonia devait en avoir des millions, les spécialistes en chirurgie plastique auraient eu de quoi faire : polissage, étirage, rognage, il y avait assez de peau superflue pour en tirer au moins trois nouveaux visages. Car le visage de Sonia était un vrai visage, on y lisait ce qu’elle avait traversé, les rêves qu’elle avait eus ; mais plus que tout il servait à ce pour quoi le Haspodz – le seigneur – l’avait créé : à écouter, à regarder, à manger, à être lavé, à embrasser, à renifler, à roter, à pleurer, à être mouché
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La carcasse allongée de la Mercedes Classe S, d'un gris opalescent tel un gigantesque scarabée, s'est immobilisée. La rouanne éternue. Elle rumine l'herbe emmagasinée dans l'un de ses multiples estomacs, au nombre de quatre, piétine sur ses sabots et ne s'intéresse plus qu'aux taons qui tentent de se poser sur son museau. Sonia, quant à elle, met sa main en visière, et cette main - toute racornie à présent, pleine de cals, d'échardes incarnées, avec son histoire remplie de petites croix - lui permet d'en voir davantage : Pfff, pense-t-elle, ça s'est arrêté et ça va pisser maintenant.
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Sonia restait silencieuse. Si on faisait le compte des minutes de sa vie, on découvrirait certainement qu'elle avait passé toute son existence à se taire. Que les compagnons de ses conversations étaient les vaches, le chat et le chien. Les prés, la rivière et les objets. Elle est assise à présent, jeune et rose, avec ses yeux vairons, élancée comme un peuplier, fraîche comme des draps séchés au grand air tout juste ramassés. Elle se rapproche de la fin de sa vie. Elle s'approche de la fin de son récit.
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Je ne veux pas me plaindre, Ihnat, mais il faut que tu saches ce que cela signifiait, il y a longtemps, bien longtemps, être une femme. Par nos collines ici et nos prairies, dans nos granges et nos étables, une femme, ça ne valait guère plus qu'une chèvre, bien qu'une chèvre eût davantage de chance de survie, car elle donnait du lait, tandis que cela n'arrivait aux femmes que de temps en temps, et encore pas à toutes.
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