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EAN : 9782743646486
606 pages
Payot et Rivages (06/03/2019)
3.84/5   80 notes
Résumé :
A l'été 2016, Emmanuel Ruben entreprend avec un ami une traversée de l'Europe à vélo. En quarante- huit jours, ils remonteront le cours du Danube depuis le delta jusqu'aux sources et parcourront 4 000 km, entre Odessa et Strasbourg.
Ce livre-fleuve est né de cette odyssée à travers les steppes ukrainiennes, les vestiges de la Roumanie de Ceaușescu, les nuits de bivouac sur les rives bulgares, les défilés serbes des Portes de Fer, les frontières hongrois... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (27) Voir plus Ajouter une critique
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C'est peu de dire que j'ai d'abord adoré ce récit de voyage au rebours du Danube avec tout ce qui fait aimer le genre et même plus. Soit deux fous de la petite reine, une Europe kusturicienne (selon le mot de l'auteur), un parcours à inventer pour suivre au plus près un fleuve au delta capricieux en évitant les grands-routes secouées par des camions furieux, de fréquentes bitures et beaucoup d'acide lactique. Ajoutons à cela une connaissance quasi-encyclopédique de l'histoire des Balkans (et environs) et un amour revendiqué de la géographie capable de lire les paysages d'un oeil aussi expert que gourmand. Et surtout une langue riche, bigarrée, exaltée, qui entraîne le lecteur au long cours des 600 pages d'un périple trans-européen.
Mais. Car il y a un mais et même plusieurs.
Suivre un fleuve ne devrait pas empêcher les escapades et autres accidents de parcours. Sans errances, pas de vrai voyage. Or, si Emmanuel Ruben change parfois d'itinéraire, il maintient le cap : sous le roman-fleuve, l'intention.
Commençons par le péché véniel : la vitesse. Vlad et Emmanuel aiment avaler les kilomètres et ne se déroutent pas quand la moyenne est en jeu.
Mais cette obsession à respecter un programme établi a moins à voir avec la nécessité qu'avec les préjugés. L'auteur juge sévèrement l'Europe, forteresse cadenassée qui oublie ses origines métissées pour se vautrer dans le confort bourgeois en réécrivant son histoire. Et il n'a vraiment pas de pot car tout ce qu'il voit et tous ceux qu'ils rencontrent le confortent dans ce diagnostic.
À moins que ce soit moins le pot qui manque que l'ouverture aux autres, comme Ruben finit par le reconnaître dans un mea-culpa inconscient confondant de naïveté : « nous comprenons que depuis Vienne, nous n'avons pas eu de réelle conversation avec un autochtone – il y a eu Mila, la tenancière du Biergarten, du côté d'Ybbs, mais elle venait de Croatie, sinon, chaque fois que nous avons causé avec quelqu'un, c'était pour une transaction commerciale, et les seuls êtres humains qui nous ont vraiment regardés, ce que l'on appelle regarder, avec une curiosité non dissimulée, ce sont ces réfugiés ». Eh oui: revoilà la bonne vieille guerre entre nomades et sédentaires, et Ruben certain que seuls les autochtones sont responsables de son voyage sans paroles ni rencontres…
Il faut dire qu'il pédale aussi à contre-courant dans le but avoué de retrouver son enfance. Et à vouloir chercher ce qu'il est venu trouver, enfance idéalisée et Europe dénigrée, Emmanuel Ruben s'égare de ne pas s'égarer et conforte ses obsessions.
La même maladresse préside à l'organisation du livre. Désireux d'écrire un récit qui épouse le cours changeant du Danube, l'auteur bouscule la chronologie de son périple sans que le livre s'en porte mieux : mais « quelle est la forme idéale que doit adopter un livre sur le Danube ? Doit-il être un atlas, un éventail, un paravent, un millefeuille, un rouleau brut sans chapitres et sans alinéas, un flot de paroles sans queue ni tête, un dictionnaire amoureux, où l'on jetterait l'ancre au petit bonheur la chance ? En tout cas, pas un livre qui commencerait par un début et se terminerait par une fin, pas un livre se déroulant comme un long fleuve tranquille, de la source à l'embouchure. ». Emmanuel ne déroge ni à ses plans ni à ses a priori : il a décidé que la chronologie ne convenait pas au Danube, que les Européens n'aimaient pas les étrangers et qu'il était nécessaire de faire chaque jour le kilométrage prévu.
Alors, normalement, cet entêtement devrait m'exaspérer au plus haut point. Et pourtant, malgré tout, la magie opère. «La vie nomade est un enchantement de tous les instants, car c'est une vie réglée sur la rotation terrestre. Se coucher avec le soleil et se réveiller avec lui : les voyages au long cours ont ce pouvoir de nous raccorder aux grandes orgues du cosmos et de nous rappeler que nous ne sommes que de la poussière d'étoiles s'agitant dans le vent ; tout le charme du bivouac est dans l'allégresse de ces retrouvailles avec les éléments bruts composant le chant premier du monde ; rien d'autre ici que le feu du soleil, l'argile de la terre, l'eau du fleuve et le bleu du ciel. À 6 heures pétantes, nous avons enfourché nos bécanes. Notre premier regard a été pour le Danube en contrebas et pour cet astre éclatant qui paraissait renaître du fleuve où il s'était noyé hier, comme si, tandis que nous dormions sous nos toiles de tente à l'abri de l'orage, lui passait la nuit drapé dans le lit fluvial, sous le duvet cendré des saules. »
Et toc. 4 étoiles.
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Sur la route du Danube est un grand récit d'arpentage. Emmanuel Ruben à quatre cordes à son arc.
Il est un géographe doublé d'un écrivain.  Comme si cela n'était pas suffisant il est aussi  dessinateur et cycliste émérite.
La corde dessinateur ne servira pas le long de cet d'arpentage car Emmanuel Ruben à pris le parti de profiter de cet arpentage de 45 jours et d'être entièrement dans l'instant et le quotidien.
Quel est donc cet d'arpentage ?
Avec un ami russe - ukrainien , Vlad ,ils ont décidé de remonter le Danube à  vélo de son delta à sa source.
Soit 2 900klms depuis Odessa en Ukraine jusqu'à la source du Danube en Allemagne.
Emmanuel Ruben enfant du Rhône et maintenant gardien de la maison Julien Gracq  aux bords  de Loire, est fasciné par les fleuves.
Voici ce qu'il en dit :
" La vue, même éphémère, même fugace, d'un fleuve aux flots vifs nous apaise ou nous dynamise et redonne sens à nos efforts : comme lui nous savons que nous sommes mortels, mais comme lui nous espérons nous élargir avec l'âge,  chaque année nous gagnons en sérénité  ; comme lui , nous nous souvenons de notre source sans nous languir pour autant  de l'avoir désertée  ; comme lui, chaque épreuve  nous élargit .....
Le fleuve ne vient pas les bras vides jusqu' au rivage, il apporte les preuves de son labeur ; il arrive les bras chargés d'allusions, qu'il offre comme un présent  au continent qui le retient et comme un défi  à  la mer qui le délivre  ; chaque jour, il repousse son terme et chaque jour le delta s'agrandit.
Ce récit d'arpentage est donc une grande déambulation le long du Danube et à travers  10 pays qui constitue le bassin versant du Danube.
Ce qui fait la force de ce récit c'est l'imbrication de la géographie,  de l'histoire, des paysages et des hommes.
Surtout les hommes et les femmes que rencontrent Emmanuel Ruben
Au travers de ces rencontres , on comprend mieux cette Europe Centrale multi ethnique qui nous apporte les parfums du Moyen Orient et de l'Asie
On comprend aussi que ces parfums orientaux ont comme autres noms guerre, migrants , réfugiés et que le Danube est un melting pot humain incroyable et que si ce melting pot existe c'est que les hommes ont divisé ces régions sans tenir compte de l'entité Danube.
Comment un fleuve peut il être une frontière entre trois pays alors que ces rives et ses plaines alluvionnaires font vivre les mêmes groupes d'homme
Cette reflexion nous ramène à  l'Europe d'aujourdh'ui qui est le calque de l'histoire. Les frontières ou les limes comme le dit Emmanuel Ruben restent les mêmes.  On les habille au fil des siècles de nom de pays différents, mais le bassin du Danube reste la porte d'entrée de l'Europe et son creuset.
Que cette région fut le lieu des guerres contre l'empire ottoman, le lieu des guerres de l'ex Yougoslavie ou aujourd'hui  avec la Hongrie , la porte d'entrée dans l'espace Schengen.
Comme le dit Emmanuel Ruben nous restons sur le vieux schéma politico économique du Rhin, axe du charbon et de l'acier.
Dorénavant l'axe européen suit les rives du Danube.

Je ne voudrais pas terminer cette chronique sans parler de l'extase géographique.  En quelques lignes Emmanuel Ruben nous décrit le mieux qu'il soit le sentiment que je peux ressentir dans un lieu
" Je ressens ce que j'appelle l'extase géographique,   qui est ma petite éternité matérielle,  éphémère,  mon épiphanie des jours ordinaires : oui, l'extase géographique,  c'est le bonheur soudain de sortir de soi, de s'ouvrir de tous ses pores, de se sentir traversé par la lumière,  d'échapper quelques instants à  la dialectique infernale du dehors et du dedans"
Ce récit d'arpentage est tout cela avec une ouverture de toutes ces pores sur ce Danube,fleuve des hommes , de tous les hommes.
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Ce livre a du souffle, il nous emporte. Une fois la lecture commencée, difficile de la lâcher. J'ai avalé les 600 pages foisonnantes en 2 jours. Très vite. Beaucoup trop vite.
Ni le titre, ni la couverture ne laissent deviner l'ambition de l'auteur. Impossible de le réduire à un récit de voyages. le regard est celui d'un cycliste chevronné mais plus encore celui d'un géographe, celui jamais pesant d'un historien et d'un passionné de géopolitique, la plume est celle d'un écrivain et d'un poète et l'érudition celle d'un amateur éclairé avide de connaissances et de commentaires.
Partis d'Odessa, Emmanuel et Vlad, vont traverser 10 pays à vélo le long du Danube d'est en ouest jusqu'à Strasbourg. Ce ne sont pas des novices. Ils connaissent déjà cette Europe de l'est. le Danube sera le fil conducteur à travers le flux des divers peuples, des langues, des histoires.
La richesse de l'entreprise se trouve dans les plus humbles rencontres, dans les lieux les plus improbables, un « pays de la lenteur… où les eaux s'écoulent souvent dans un paysage hors du temps, dans une Europe rurale et périphérique…Tel patelin bulgare ou ukrainien dont nous ignorons tout, peut revêtir autant d'importance que telle métropole allemande ou autrichienne dont nous croyons tout savoir. »
C'est une oeuvre personnelle et engagée. Un pamphlet contre l'Europe actuelle, une «Europe suissisante», contre la « kakanie bruxelloise », une Europe qui se trompe sur ses valeurs. La charge est portée sans nuances.
Au fil de l'eau j'ai aussi enrichi ma bibliothèque de références de Jean Bart (Eugeniu P. Botez) à Istrati, de Canetti au Dictionnaire kazhar, de Tisma à Claudio Magris. C'est un voyage littéraire élégamment commenté.
Le texte se termine par un feu d'artifice convoquant chaque rencontre, chaque petit peuple oublié, chaque communauté abandonnée au Parlement de Strasbourg où, supplantant « l'Europe rhénane du charbon et de l'acier » le Danube exprimerait pleinement la richesse de l''Europe.

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Je me suis laissé entraîner dans cette équipée à vélo, chevauchée effrénée de ces deux Haïdouks, cyclistes et nomades qui remontent la route du Danube de l'Orient vers sa source sur les pas des envahisseurs Huns, Avars, Magyars, Pétchenègues, Turcs....et ceux des migrants Syriens ou Afghans. 

"Vous allez rouler à contresens de Napoléon, d'Hitler et de l'expansion Européenne, mon pauvre ami! Et vous avez bien raison quand on pense comment ces aventures ont terminé!"

Aventure cycliste, sportive, mais aussi littéraire. Emmanuel Ruben écrit comme il roule :  à perdre haleine dans les pistes et les chardons, paresseusement, prenant le temps d'un coucher de soleil ou de l'envol d'un héron. Il connait :

" l'extase géographique, le bonheur de sortir de soi, de s'ouvrir de tous ses pores,  de se sentir traversé de lumière. "

Ambitieux, devant la copie de la Colonne Trajane de Bucarest :

" il faudrait écrire un livre qui s'enroule comme la colonne Trajane, l'hélice de l'Histoire s'enroule en bas-relief où sont gravées les aventures de l'empereur Trajan et du roi Decebale sur les bords du fleuve - oui je voudrais une sorte de rouleau original du Danube, un rouleau sans ponctuation, sana alinéa; sans paragraphe, un rouleau sans début ni fin, un rouleau cyclique, évidemment car c'est cela aussi le Danube."

Partis d'Odessa, les deux compères veulent goûter à la steppe comme les envahisseurs d'autrefois. Ils traversent la steppe,  le delta ukrainien sur des routes dangereuses ou sur des pistes poussiéreuses, traversent la Moldavie

"cinq minutes en Moldavie, une demi-heure à ses frontières"

En Roumanie à  Sulina  (=Europolis)

Sulina

"Au kilomètre zéro du Danube, à la terrasse du Jean Bart, le dernier café sur le fleuve, le capitaine Hugo Pratt buvait une bière. Cela se passait en juillet de l'année 2***"

imagine-t-il comme incipit de son futur livre.

A Galati et Braila il évoque Panaït Istrati et ses romans Nerrantsoula et Tsatsa Minnka ainsi que Mihail Sebastian , "trop juif pour les Roumains, trop roumain pour les Juifs" et son roman prémonitoire L'accident. Dans le Baragan, le vent les freine, projetant les fameux Chardons du Baragan (mon livre préféré de Panaït Istrati). En Bulgarie, à Roussé, ils visitent la maison d'Elias Canetti transformée en studio ou répètent des groupes de rock local. 


Géographie et histoire :

En Bulgarie, il évoque aussi le Tsar de Bulgarie Samuel 1er (1014). Leur passage à Nicopolis est l'occasion de raconter la "grande déconfiture" selon Froissart, défaite des Croisés en 1396.  Souvenirs d'un voyageur Evliya Celebi(1611 - 1682). Visite en Hongrie du cimetière de la bataille de Mohacs (1687).... 



Leur voyage est aussi fait de rencontres :  Raïssa, lipovène parle Russe avec eux. Vlad, le compagnon de l'auteur est Ukrainien, Samuel (le héros) se débrouille en Russe, en Serbe, en Turc et en Italien. Tant qu'ils sont en Roumanie, en Bulgarie et en Serbie, ils se débrouillent bien et ont de véritables échanges avec les piliers de bistro, les passants de hasard qui les aident pour réparer les vélos. Ils passent des soirées mémorables à boire des bières  de la tuica ou rakija, ou à regarder le coucher de soleil avec l'accompagnement d'une trompette de jazz tzigane. Rêve d'une île turque disparue Ada Kaleh, Atlantide qu'ils ne devineront pas, même en grimpant sur les sommets. 

la scène la plus kusturiciene de ce voyage : trois tsiganes dans une charrette tractée par deux ânes remorquent une Trabant




Les routes sont parfois mauvaises. Ils se font des frayeurs avec les chiens errants

Ces chiens sauvages sont les âmes errantes de toutes les petites nations bientôt disparues d'Europe. le nationalisme est une maladie contagieuse qui se transmet de siècle en siècle et les clébards qui survivront à l'homme porteront le souvenir de cette rage à travers les âges. 

Comme Claudio Magris, ils s'arrêtent longuement à Novi Sad en Voïvodine ou ils ont des amis de longue date, du temps de la Yougoslavie.  mais contrairement à Magris qui part à la recherche des Allemands venus en colons peupler les contrées danubiennes, Ruben reste à l'écoute du Serbe, du Croate, des Tsiganes à la recherche des Juifs disparus dans les synagogues en ruine ou dans le cimetière khazar de Celarevo. Au passage je note dans les livres références le Dictionnaire khazar de Milorad Pavic, La treizième tribu d'Arthur Koestler (que je télécharge). Je note aussi le Sablier de Danilo Kis. Inventaire des massacres récents ou moins récents, victimes du nazisme en 1942, ou bombardements de l'OTAN (1999) 

 "délires nationalistes de la Grande Serbie, Grand Croatie, Grande Bulgarie, Grande Albanie....etc.... d'où découlèrent les guerres balkaniques, La Première guerre mondiale et les guerres civiles yougoslaves. La balkanisation est un fléau qui touche chaque peuple et son voisin, une maladie contagieuse qui se transmet de siècle en siècle et de pays en pays : la maladie de la meilleure frontière"

L'arrivée en Hongrie coïncide avec les pluies du début septembre qui les contraignent à traverser la puzsta en train. difficulté de communication, les Hongrois parlent Hongrois (et pas nos deux compères) les rencontres se font plus rares. de même en Slovaquie, en Autriche, en Allemagne, les deux cyclistes n'ont que peu de contacts avec la population germanophone. En revanche, ils ont le don de trouver  des guinguettes, bars ou restos où officient Croates, Kosovars ou Serbes avec qui ils sympathisent immédiatement.



Les pistes cyclables (communautaires) sont plus confortables quand ils traversent l'Autriche mais elle n'ont plus la saveur de l'aventure. Ils croisent même un grand-père de 78 ans et son petit fils de 9ans. Un couple de retraités maintiennent la même moyenne que nos deux champions, grâce à l'assistance électrique. Leurs visites de musées et châteaux se font plus touristiques. Près de Vienne  musée Egon Schiele (mort de la grippe asiatique). Visite du Musée d'Ulm : musée de la colonisation des souabes. Toujours consciencieux ils ne zappent pas le musée de Sigmaringen, ni les autres curiosités touristiques mais l'élan d'empathie n'y est plus. Legoland à Audiville, Europa-park! 


Le périple se termine devant les drapeaux du Parlement Européen à Strasbourg. En route ils ont découpé les étoiles du drapeau européen

un voyage d'automne dans le crépuscule d'une Europe qui a perdu ses étoiles en traquant ses migrants

Il s'agissait bien de parler d'Europe, de faire surgir une autre Europe de cette traversée d'Est en Ouest. En route, en Slovaquie, un monument de ferraille représente le coeur de l'Europe. mais pour l'auteur :

Le coeur de mon Europe bat au sud-est entre Istanbul et Yalta, Novi  Sad et Corfou dans l'ancien empire du Tsar Samuel...
Lien : https://netsdevoyages.car.blog
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Réécrire l'Europe ?

Echappé belle ! L'expression se trouve à la page 303, en italique, au centre du récit. C'est Vlad qui la prononce à la suite d'un accident de bécane et c'est la première rencontre entre le narrateur Samuel Vidouble alias Emmanuel Ruben et le cycliste, futur compagnon d'équipées. C'est avec lui en effet qu'il parcourt les quelque 4000 km depuis le delta du Danube jusqu'à sa source.
Quand on y réfléchit, cette idée d'échapper, déclinée aussi en échappée ne serait-elle pas un fil possible pour lire ce roman dont la densité déborde les limites… du genre, - Histoire ? géographie ? poésie ? géopolitique ? récit d'arpentage ? Tout cela à la fois en réalité. L'auteur donne une définition de Sur la route du Danube dans l'épilogue : « Un objet hybride entre le roman-fleuve, le manuel d'évasion – sorte d'usage de l'Europe à bicyclette – et l'atlas géopolitique. »
Emmanuel Ruben, le « géographe défroqué », comme il se nomme, se délivre ainsi du carcan imposé de catégories bien définies et entraîne le lecteur dans ce courant qui charrie connaissances précises et documentées, rencontres humaines, descriptions poétiques. Au rythme des étapes à bicyclette avec Vlad, parfois à la limite de leurs forces, le plus souvent racontées avec humour. Mais à contre-courant ! Puisqu'il s'agit de remonter le fleuve et pour de bonnes raisons : « Descendre un fleuve, c'est aller vers la mort. […] C'est pour échapper à cette mer inéluctable que nous avons entrepris ce voyage à rebrousse-poil. […] Viktor nous fait croire quelques instants qu'il est un lieu, sur terre, où le temps peut être réversible. Ce lieu, ce peut être la source, mais c'est aussi le delta, où le fleuve hésite sur le seuil de l'oubli.»
« La petite reine » est au coeur du récit. Ce n'est pas seulement un moyen de locomotion. Ou plutôt c'est bien une manière de se déplacer qui ne saurait trouver meilleure alliée : une façon quasi philosophique d'envisager le voyage. Prendre le temps, le temps de regarder, de s'arrêter et donc de rencontrer les paysages et les gens, les « petites gens », celles qui sont la réalité profonde de la vie du pays traversé. Dans ce livre, le cyclisme est une métaphore de la littérature, de l'écriture (à moins que ce ne soit l'inverse ?) ; Emmanuel Ruben établit un lien organique entre les deux : « […] Je pédale donc je suis. […] retranscrivant chaque coup de pédale par une virgule, chaque arrêt par un point au risque d'écrire des phrases trop longues : le cyclisme, comme la littérature, est un art du détour et de la digression, mais c'est aussi un art du continu – remonter un fleuve à vélo, c'est éprouver ce continuum, car un fleuve, c'est la continuité anarchique de la nature dans la discontinuité ordonnée du monde, lequel est, ne l'oublions pas, tout entier l'oeuvre de l'homme, ce que les géologues ont fini par admettre en parlant d'anthropocène. »

Il ne s'agit pas pour autant d'un texte abstrait, l'occasion de développer des théories littéraires ou historiques, au demeurant passionnantes. La manière dont sont parcourus les 4000 km est justement garante d'un récit vivant, fait de petites histoires, de surprises agréables ou pas, de découvertes. Passer ainsi les frontières est une aventure chaque fois différente. Et Emmanuel Ruben partage avec Julien Gracq (dont il dirige la Maison à Saint-Florent) « cette obsession du partage, ce tropisme des lisières ». Traverser l'Europe, c'est avant tout en effet franchir des frontières, géographiques mais pas seulement. C'est une aspiration profonde à échapper à un monde, à s'évader. « Vlad avait toujours su que la petite reine lui permettrait de s'enfuir. » Entre parenthèses, Vlad est un personnage qui mériterait beaucoup plus que ces quelques allusions !
Pour l'auteur aussi, partir sur son vélo, c'est depuis toujours un besoin : « J'avais besoin de paysage, besoin de lumière, besoin de voir un peu d'eau se refléter sur les coques des bateaux, besoin de m'évader corps et âme dans ces reflets. » Car pédaler sur son vélo, c'est « la matrice de toutes [ses] passions, passion plus dévorante que l'écriture, passion plus dévorante que le dessin, mais passion libératrice pour l'esprit, passion inspirante […]. Une aspiration de l'ordre du nécessaire, voire du vital.

L'échappée belle… Parce qu'elle n'est pas seulement fuite mais attente, voire retrouvailles, réelles ou imaginaires, « résurgence de l'enfance ». le récit est peuplé de souvenirs historiques et personnels, écho d'autres voyages, et aussi retour au temps où il inventait le monde. En effet, il est une échappée de son enfance qui irrigue son imaginaire et donc son écriture : « Il y a des jours comme celui-ci où je me souviens que de neuf à quinze ans, j'ai été zyntarien, citoyen chimérique allongé jour et nuit sur un empire de cartes imaginaires. »

Echappée belle encore parce qu'il y a dans ce « récit d'arpentage » une « passion pour l'histoire d'un vieux continent, l'Europe » : « Oui, autant l'avouer, le vrai sujet n'est pas le Danube, mais l'Europe. » Une étiquette lui irait, s'il en faut une : « Ecrivain européen de langue française. »

La force du texte réside dans la manière dont Emmanuel Ruben a réussi à allier une forme d'érudition incontestable avec une histoire personnelle, la sienne d'abord, celle des habitants qu'il rencontre ensuite. Les personnages restent dans la mémoire du lecteur parce qu'ils sont vrais, décrits avec émotion, des individus, qui sont aussi citoyens d'un pays.
Un regard lucide sur l'Europe d'hier et d'aujourd'hui, un regard attentif et sans a priori, un regard de poète lorsqu'il prend le temps de décrire magnifiquement paysages ou lieux, avec leurs mouvements, leurs couleurs, leurs lumières.
Réécrire l'Europe… C'est le titre de l'épilogue. Et au-delà encore Emmanuel Ruben affirme : « Ce voyage m'a appris ce que c'est d'être un homme, ce que c'est d'être mortel – c'est-à-dire fragile, vulnérable, mais têtu, obstiné, persévérant dans son être. » Par procuration, le lecteur apprend cela aussi.

L'échappée, en matière de course cycliste, c'est le moment où un coureur se détache du peloton. Belle image pour un auteur dont les livres sont autant de visions au-delà des clichés.

D'autres chroniques sur mon blog
Lien : https://www.tribunelivres.com
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critiques presse (2)
LeSoir
13 mai 2019
Un voyage à vélo de 48 jours et 4.000 kilomètres dont l’écrivain a tiré un livre aussi majestueux que le cours du fleuve bleu (ou pas) : Sur la route du Danube.
Lire la critique sur le site : LeSoir
LeDevoir
29 avril 2019
En plus de 600 pages au verbe généreux, en 10 pays, on y suit la remontée cycliste et littéraire d’un fleuve-frontière en même temps qu’une descente dans les entrailles de l’Europe.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
Citations et extraits (33) Voir plus Ajouter une citation
Sur le marché de Sanzhiika, j’achète une pastèque que j’arrime au porte-bagages et perds Vlad de vue ; je le retrouve un quart d’heure plus tard, tombé sous le charme d’une jolie brune qui pétrit énergiquement une pâte feuilletée – ses seins se balancent sous son tablier – et fait frire des beignets tout en poursuivant une conversation téléphonique – l’appareil coincé entre l’oreille et l’épaule gauches – dans une langue énigmatique. Comme nous n’avons jamais entendu de tels accents, qui rappellent le turc ou le tatar par moments, avec quelque chose de plus chantant, de plus rieur, et parfois des sons gutturaux proches de l’hébreu, le tout entrecoupé de nombreux mots empruntés au russe, nous lui demandons d’où elle vient. Taline est arménienne. Nous lui disons que sa langue est belle ; elle nous retourne le compliment. Elle n’est pas la seule caucasienne du marché ; en face aussi, le vendeur de kebabs est arménien, dit-elle, et son voisin géorgien. Quelques centaines de mètres plus loin, parvenus au bord de la plage, nous constaterons que ce n’est pas seulement le Caucase ou le pourtour de la mer Noire qui s’est donné rendez-vous ici, dans cette petite bourgade balnéaire : guinguettes ouzbeks où l’on sert du plov à toute heure, cuisine du Caucase, grillades azéries, mets tatars, alphabet géorgien ou arménien sur les enseignes, premières plaques minéralogiques moldaves… Et nous croiserons même, un peu plus loin, des motards lettons : dire qu’ils avaient parcouru près de deux mille bornes plein sud pour tremper leurs pieds dans une mer plus froide que la Baltique ! Trente ans après la chute du Mur, l’URSS n’est pas tout à fait morte et enterrée : elle survit dans les paysages urbains, dans les infrastructures balnéaires et dans les trajectoires – économiques ou touristiques – des uns et des autres.
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Ici, dans cette lumière aquatique, je ressens ce que j’appelle l’extase géographique qui est ma petite éternité matérielle, éphémère, mon épiphanie des jours ordinaires : oui, l’extase géographique, c’est le bonheur soudain de sortir de soi, de s’ouvrir de tous ses pores, de se sentir traversé par la lumière, d’échapper quelques instants à la dialectique infernale du dehors et du dedans. Pourquoi aimer autant les fleuves et les rivières, pourquoi les aimer davantage que la mer ? La mer, trop frontale, trop vaste, trop calme ou trop violente, nous renvoie toujours à la mort alors que la vue, même éphémère, même fugace, d’un fleuve aux flots conséquents nous apaise ou nous dynamise et redonne sens à nos efforts : comme lui, nous savons que nous sommes mortels, mais comme lui nous espérons nous élargir avec l’âge, chaque année nous gagnons en sérénité ; comme lui, nous nous souvenons de notre source sans nous languir pour autant de l’avoir désertée ; comme lui, chaque épreuve nous élargit ; ici le Danube est un vieillard las, divisé, amoindri, qui s’apprête à mourir mais sa vie était tellement nourrie qu’il y a encore du feu dans son souffle et de l’ardeur dans son regard ; il scintille de toutes les crêtes de ses vagues et il roule ses épaules nues de fleuve, indifférent aux frontières, indifférent à la steppe qui trace la limite extrême de son désir, heureux de savoir que là-bas, bientôt, toujours plus loin vers l’est, la mer saura mettre un terme à ses épreuves.
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Nous avons longtemps hésité, Vlad et moi, lorsque nous avons planifié notre itinéraire, ces derniers mois. Dans quel aéroport atterrir si l’on veut remonter le Danube jusqu’aux sources ? De quelle ville partir ? De Constanța, en Roumanie ? Ce serait l’option la plus facile, car l’Euro-Velo 6, cette piste cyclable de l’Atlantique à la mer Noire, qui n’existe que sur la toile et ne va guère plus loin, sur le terrain, que Budapest, s’achève en théorie dans le grand port roumain. Partir d’Istanbul ? Ce serait la version la plus folle, la plus osée… Mais Istanbul se situe loin du delta, loin du kilomètre zéro tandis qu’Odessa et Constanța sont les deux aéroports les plus proches de Sulina, où le Danube finit officiellement son marathon transeuropéen. En fait, oui, nous aurions dû partir d’Istanbul, pour prendre la même route que les guerriers ottomans, la même route que ces réfugiés syriens, kurdes, afghans, irakiens que nous avons la bêtise d’appeler des migrants. Mais Vlad est ukrainien, passionné d’histoire ancienne, et il m’a assez bassiné avec les Scythes, les Sarmates, les Coumans, les Huns, les Petchenègues, les Avars, pour ne pas choisir l’itinéraire des invasions barbares. Et puis, partir d’Odessa, c’était pour lui l’occasion de rendre une ultime visite à sa grand-mère octogénaire, la dernière survivante de la famille qui sût encore quelques mots de serbe : les ancêtres de Vlad étaient des émigrés serbes envoyés peupler la Nouvelle Russie à l’époque de Catherine II.
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Je n’ai jamais compris ces villes trop négligemment situées, campées quelque part en rase campagne ou au piémont d’une montagne, le gone que je suis resté a besoin d’une ville qui soit toute nervurée de canaux, de fleuves, de rivières et de ruisseaux, une ville sans rivières est comme une peinture sans dessin, Rhône, Saône, Seine, Arno, Mississippi, Daugava, Loire, Danube, toutes les rivières proviennent pour moi de la même fontaine, je les aime toutes et voudrais toutes les connaître, un jour j’ai chialé d’allégresse sur les rives du Mississippi - c’était vers Cairo, où le plus long fleuve d’Amérique du Nord avale l’Ohio - car je croyais avoir entrevu à travers la vitre d’un bus le Rhône de mon enfance, mais c’était une impression fugitive, la France de mon enfance était si lointaine, la France n’était pas encore complètement américanisée, la France aujourd’hui, c’est l’Amérique, le blizzard du Midwest a gagné la partie, l’hiver des pays sans légendes l’emporte partout, s’étale sur tout le monde occidental, du Kansas à la Puszta, alors je suis condamné à partir toujours plus loin vers l’Est pour rebrousser le temps perdu, on cherche toute sa vie à remonter le fleuve enfui de l’enfance et pour dissiper cette nostalgie, pour noyer l’afflux des larmes, on pourrait envisager de sillonner toute l’Europe, voire le monde entier, en ne suivant que des fleuves, des rivières ou des canaux, voici la petite utopie fluviatile qui me trotte en tête lorsque Vlad me fait signe
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À l’aéroport d’Odessa, seul un militaire armé d’une dague et d’un revolver nous rappelle que nous avons atterri dans un pays en guerre. Je le toise de la tête aux pieds. C’est la deuxième fois que je reviens en Ukraine depuis l’Euromaïdan et chaque fois je me demande comment cette armée de soldats mal fagotés, équipés à la va-comme-je-te-pousse, pourra se défendre contre la Russie de Poutine, la troisième puissance militaire du monde. Tous les hommes croisés dans le hall de l’aéroport me demandent si j’ai besoin d’un taxi, alors je désigne la grande boîte en carton que je traîne derrière moi et je dis :
– Velosiped !
– Quoi, un Français venu jusqu’ici avec une bicyclette en pièces détachées ?
– Mais pour aller où ? Jusqu’à Vladivostok ou jusqu’à Sakhaline ?
– Jusqu’à Strasbourg, messieurs.
– Vous avez à peine foutu les pieds ici que vous rebroussez chemin ? Tous ces efforts pour rentrer au bercail ?
– Non, tous ces efforts pour remonter le Danube, messieurs.
– Vous allez rouler à contresens de Napoléon, d’Hitler et de l’expansion européenne, mon pauvre ami ! Et vous avez bien raison quand on pense comment toutes ces aventures ont terminé : la bérézina vous pend au nez !
Oui, c’est pour traverser l’Europe à rebrousse-poil que nous avons débarqué dans cet ancien port russe puis soviétique, aux avenues tracées au cordeau par un Français, et qui n’a d’ukrainien que la langue écrite, celle qui se lit partout mais ne s’entend nulle part, tout le monde parlant, bien sûr, le russe. Oui, nous sommes venus remonter les flots danubiens, tels des Argonautes des temps modernes, des bouches de la mer Noire aux sources de la Forêt-Noire. Pour pédaler à contre-courant des vents dominants et de la plupart de nos congénères. Avec pour horizon un rêve d’enfance enfoui parmi les neiges et les épicéas du Wurtemberg. Mais pour l’instant : chut ! pas question de dévoiler ce qui nous attire là-bas car dans un roman d’arpentage, où l’on devine déjà le début et la fin de l’histoire, il faut bien ménager un peu de suspens.
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Vidéo de Emmanuel Ruben
Quand les livres nous parlent de la Russie et de l'Ukraine, entre guerre et paix : Giuliano da Empoli, qui publie "Le Mage du Kremlin", et Emmanuel Ruben, qui co-dirige le livre collectif "Hommage à l'Ukraine", sont les invités d'Olivia Gesbert.
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