Esquisse de portrait d’écrivain :
Petite dame, au corps mince et nerveux, ramassé, compact, un profil d’oiseau de proie, tout en angles, sculpté dans la pierre, elle distille l’austérité sereine et solide de son pays natal. Approchant la soixantaine, professeure de français en province, écrivain reconnue, récompensée, traduite. Elle fascine par sa parole, le choix des mots, la justesse de son
expression, sa cohérence, sa détermination. On n’ose pas douter une seule seconde de ce qu’elle dit. Si elle dit qu’on n’écrit pas avec des idées, c’est qu’on n’écrit pas avec des idées. Si elle dit que le corps du personnage est premier, primordial dans sa façon de bouger, de regarder l’autre dans les
yeux, de détourner le regard vers la droite ou vers la gauche, de toucher, de se laisser toucher ou au contraire d’éviter le contact, elle ne peut avoir tort. Oui, bien sûr, c’est ça ! Elle a raison : c’est comme ça qu’il faut faire pour que ça marche dans un roman ou une nouvelle, il n’y a pas d’autres moyens.
Cette écrivain me séduit au plus haut point : tout en elle est admirable, j’aimerais être elle. Il émane d’elle une grande confiance dans la littérature et le pouvoir des mots. Je comprends aussi qu’elle a une très haute opinion de la fiction, de sa capacité à dire le réel. Elle est habitée par une croyance
millénaire dans la fonction de l’imagination, des histoires racontées oralement. Sa belle assurance n’a rien à voir avec l’orgueil de tous ces auteurs autosatisfaits jusqu’à l’écœurement. Cette écrivain, c’est une star, c’est Mick Jagger. D’ailleurs, le public très nombreux se lève pour l’applaudir. Cette femme est mon héroïne, mon modèle, ma déesse païenne.
En dépit de la diversité de leurs âges — de dix-sept à quatre-vingt-douze ans —, de leurs appartenances sociales — de l’ancien SDF à l’héritier d’une grande dynastie du vin — et de leurs styles vestimentaires — de l’excentricité de la panoplie tongs-chemisette hawaïenne-bermuda au mois de mars au classicisme snob d’un col roulé noir —, il faut se rendre à l’évidence : le revuiste est en quasi exclusivité un mâle, la femelle semblant exclue de fait de cette activité virile consistant à produire un objet à connotation intellectuelle. Ne soyons pas injuste ni caricaturale : quelquefois le revuiste mâle, dans sa grande bonté, consent à laisser sa femelle plier, assembler, agrafer, coller, voire coudre l’objet si précieux qu’il a conçu et couvé en son sein des mois durant, rognant pour ce faire sur ses heures de sommeil, en prenant garde de ne jamais descendre en dessous de dix-huit. Lourde responsabilité pour la femelle, cet être inférieur et
stupide qui, souvent, il faut bien l’avouer, ne se révèle pas à la hauteur de la tâche. En effet, s’il n’est pas rare de tomber sur une feuille pliée de travers, de se salir les doigts sur de la colle qui a débordé, de découvrir horrifié une agrafe manquante, voire un fil cassé : il y a fort à parier que ce soit
l’œuvre d’une femelle en plein syndrome prémenstruel. Heureusement, les jours de fête — comprenez ceux où le revuiste reçoit par on ne sait quel miracle une commande —, il peut compter sur la femelle pour s’acquitter
de la tâche qu’elle accomplit encore le mieux : aller à la poste.
Tandis que le café refroidissait sur un coin du bureau, son regard se perdit de l’autre côté de la fenêtre. Le paysage qui s’offrait à elle se composait d’un ciel bleu saupoudré de quelques nuages en sucre glace, rangées de tuiles biscuits orangées, praliné de lierre grimpant sur les façades en pain d’épices agrémentées de pigeons en pâte d’amande, de pies en chocolat noir et chocolat blanc. Les antennes râteau, paraboles, cheminées, vasistas n’excitaient guère son imagination : elle les voyait à peine. Le réel lui parvenait modifié, filtré par le prisme de l’imaginaire. Elle avait passé des heures à regarder par cette fenêtre, cherchant un signe, une clé, une explication pour décrypter ce monde qui lui paraissait souvent incertain, difficile à comprendre, empli de pièges, chausse-trappes, trompe-l’œil. La vue sur les toits lui permettait de prendre de la hauteur, d’être en surplomb, de s’extraire du monde. La distance entre les choses et elle s’avérait de plus en plus élastique : si elle semblait vivre en dehors de la réalité matérielle, baignant dans la sphère rassurante des idées, quand le réel la heurtait, c’était de plein fouet et la rudesse du choc laissait des traces. Mais, plus solide que sa frêle apparence ne le laissait présager, elle finissait toujours
par se relever pour repartir au combat.
La vallée. Du vert à perte de vue. Un camaïeu de vert. Du vert bouteille au vert tendre, en passant par le vert amande, vert menthe, vert pomme, vert anis, vert olive. Patchwork de champs se fondant dans la forêt. L’îlot de
maisons regroupées sur un mont, autour d’un vieux clocher : un décor miniature, une maquette de village. Les moutons et les vaches s’égayant gentiment dans les pâturages : des jouets pour enfants se rêvant fermiers. Plus loin, au-delà de ce que le regard peut embrasser, on devine des paysages moins domestiqués, une sauvagerie de la nature et des hommes : un terreau pour les poètes. Une matrice pour les âmes exaltées. Des landes, des coteaux, du vert, du brun, du vent, de la pluie, de la brume. À condition d’imaginer les rochers, la bruyère mauve, des ajoncs, la fougère des moors, le roman Les Hauts de Hurlevent pourrait bien avoir été écrit ici. Mais après tout, la réalité des perceptions importe si peu quand on possède la puissance de l’imagination. Ce n’est pas Emily, vierge solitaire ayant passé sa vie à s’occuper des tâches ménagères, de ses animaux, et à s’inquiéter pour son frère qui dirait le contraire. J’aperçois sa silhouette, marchant à grandes
enjambées avec son dogue Keeper sous le ciel gris traversé d’oiseaux migrateurs.