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EAN : 9791041414031
384 pages
Points (26/01/2024)
3.12/5   12 notes
Résumé :
Isabel Rawsthorne est la créatrice d’une œuvre picturale secrète et méconnue. On a surtout retenu d’elle et de sa vie aventureuse qu’elle fut l’amante solaire et le modèle d’Alberto Giacometti. Francis Bacon confia qu’Isabel fut son unique amante. Elle fut encore son amie, son modèle, sa complice jusqu’à la fin. Elle posa d’abord pour le sculpteur Epstein, pour Balthus, Derain. Picasso fit plusieurs portraits d’elle sans qu’elle cède à ses avances.

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Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
J'ai un peu hésité avant d'entamer la lecture du dernier roman de Patrick Grainville.
Il faut dire que cet auteur avait de quoi m'impressionner : Lauréat du Prix Goncourt en 1976 pour Les Flamboyants, il reçoit en 2012 le Grand Prix de littérature Paul-Morand pour l'ensemble de son oeuvre et est élu à l'Académie française en 2018 !
Mais, dès les premières pages du Trio des Ardents, ma réticence s'est envolée.
Je me suis trouvée plongée dans la vie de trois personnages hors-normes Isabel Rawsthorne, Alberto Giacometti et Francis Bacon.
Si je connaissais Alberto Giacometti, seulement en tant que sculpteur et non en tant que peintre, et Francis Bacon, j'avoue avoir découvert Isabel Rawsthorne, créatrice d'une oeuvre picturale secrète et méconnue, égérie et confidente de Epstein, Balthus , Derain et Picasso, ayant posé pour ces artistes majeurs.
Artiste, nomade, radicalement libre pour l'époque et d'une beauté flamboyante, mariée trois fois, elle a entretenu avec Albert Giacometti et Francis Bacon, ces deux monstres sacrés de la peinture, des rapports amoureux, devenue la muse solaire du « montagnard des Grisons » et l'unique amante de Bacon, homosexuel. Elle a cependant souffert d'un grand effacement par rapport à ses deux amis-amants, « deux outrances incontournables ».
Des années 30 à la fin du siècle, Patrick Grainville s'emploie à décrire ces années de chassés-croisés de ce trio passionné.
C'est avec un immense intérêt que j'ai pu suivre les changements qui se sont opérés dans les oeuvres de ces deux monstres sacrés de la peinture qui partagent une cause commune, la figuration, au moment même où triomphe l'abstraction.
Une révélation bouleversante va s'opérer pour Giacometti après une séance de cinéma. Des lilliputiennes figurines qui reflétaient la distance à laquelle il avait vu son modèle, il va alors
réaliser sa nouvelle expérience de la distance en créant des sculptures extrêmement longues et élancées.
Il sera toujours en quête d'une ressemblance impossible : « Mais je n'ai quand même jamais pu réaliser vraiment ce que je vois. »
Quant à Bacon, asthmatique, maltraité par son père, l'esprit hanté selon ses dires par le vers d'Eschyle « l'odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux », souvent qualifié de peintre de l'insoutenable, personne ne pouvant rester indifférent face aux visages déformés et aux corps mutilés qui caractérisent son oeuvre, il affine son style tout au long de sa carrière, délaissant les images de violence crue de ses débuts.
Patrick Grainville sait à merveille faire revivre la destinée de ce trio débridé, d'une extravagance inédite, leur vie trépidante, comme si nous étions à leurs côtés. Il nous fait également pénétrer dans les ateliers de ces génies, ateliers, qui à leur mort seront reconstitués à l'identique, mais resteront orphelins de leur présence.
Ce qui confère au roman encore plus de saveur, c'est la pléiade de personnages que côtoient ces artistes, Picasso, Sartre, Beauvoir, Lotar, Leiris… et qui nous procurent de savoureux dialogues.
De plus, l'auteur n'oublie pas d'insérer son récit dans le cadre historique, offrant au lecteur des réflexions souvent ironiques et mordantes mais aussi des portraits très imagés des politiques qui ont traversé cette période, que ce soit De Gaulle, Churchill, Mao ou Thatcher pour n'en citer que quelques-uns.
Pour apprécier au mieux ce roman, j'ai dû maintes fois avoir recours à la toile pour visualiser les chefs-d'oeuvre de ces artistes, notamment ceux de Francis Bacon qui m'ont littéralement fascinée et que l'auteur a su si bien sublimés. Dommage que les photos de ces oeuvres d'art ne figurent pas dans l'ouvrage…
Seul un passionné de peinture comme Patrick Grainville pouvait faire jaillir de par son écriture et une verve prodigieuse un texte aussi flamboyant où la vie, la couleur, l'alcool, l'érotisme, une exubérance en tout sont exprimés avec autant de crudité et de réalisme.

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Amour, gloire et beauté

Patrick Grainville poursuit avec gourmandise son exploration de l'histoire de l'art. Après Falaise des fous et Les yeux de Milos, voici donc un trio composé d'Isabel Rawsthorne, la peintre la plus méconnue des trois, d'Alberto Giacometti et de Francis Bacon.

«Elle, la plus belle des femmes de son temps, car l'hyperbole lui va. Tous les témoins de l'époque subjugués. Par l'ampleur souple de son pas, sa baudelairienne manière. Sa crinière, son flux. Elle est solaire, élancée, avec des fonds de mélancolie mouvante. Mariée à un reporter de guerre, Sefton Delmer, mais nomade, artiste, radicalement libre, rebelle. Un charme violent jaillit de ses grands yeux en amande, de ses pommettes de cavalière des steppes… Elle est sauvage, exubérante, dotée d'une génialité vitale… » Isabel Rawsthorne est l'étoile au coeur de la superbe constellation qui compose ce Trio des ardents. Elle a un peu plus de vingt ans quand elle croise Alberto Giacometti à Paris où elle est venue parfaire sa peinture. Pour financer son séjour, elle pose pour les peintres auxquels elle se donne également.
«Derain vient de la peindre, brune, vive, ravissante, ruisselante de gaieté. Picasso rôde autour d'elle et la désire. Elle a probablement été le modèle de Balthus pour La Toilette de Cathy, peignoir ouvert, sinueuse ménade au mince regard effilé. Moue animale, chevelure d'or peignée par une gouvernante. Elle accompagnera bientôt le peintre et son épouse Antoinette en voyage de noces à Venise. Trio amoureux. Elle sera la maîtresse de Bataille… Égérie éclectique? Non, elle peint, elle va accomplir une oeuvre bizarre et profonde, un bestiaire de hantises.» Mais ne sera jamais reconnue à son juste talent et passera d'abord à la postérité comme modèle, voire comme amante, que comme peintre. Avec sa plume étincelante, Patrick Grainville raconte ces années parisiennes d'avant-guerre où tous les arts se croisent et s'enrichissent les uns avec les autres du côté de Montparnasse. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Giacometti rejoint sa Suisse natale et Isabel retournera en Angleterre. «Il faut fuir la peste nazie». C'est durant le Blitz que la belle anglaise se lie avec Francis Bacon. L'homme tourmenté, qui avouera plus tard qu'elle a été la seule femme avec laquelle il a fait l'amour, mêle alors Éros et Thanatos, la chair et le sang qui trouveront une grande place dans son oeuvre.
La création et la passion se mêlent dans les années d'après-guerre où l'effervescence culturelle reprend de plus belle. Les existentialistes, autour de Sartre et Beauvoir, y côtoient Man Ray et Hemingway. Isabel, de retour à Paris, renoue avec Giacometti, divorce et se remarie avec le musicien Constant Lambert, mais ne tarde pas à se jeter dans d'autres bras, sauf ceux de Picasso. L'auteur de Guernica sera sans doute l'un des seuls à ne pas obtenir ses faveurs. Car elle entend avant tout rester libre. Elle divorce à nouveau et repart en Angleterre où elle retrouve Bacon et s'amuse à organiser une rencontre avec Giacometti.
Après Falaise des fous qui suivait Gustave Courbet et Claude Monet du côté d'Étretat et Les yeux de Milos qui, à Antibes, retraçait la rencontre de Picasso et de Nicolas de Staël, cette nouvelle exploration de l'histoire de l'art est servie avec la même verve et la même érudition. Dès les premières pages, on est pris dans cette frénésie, dans ce tourbillon qui fait éclater les couleurs et briller les artistes. Durant ces soixante années très agitées mais aussi très riches, la plume de Patrick Grainville fait merveille, caressante de sensualité. Avec toujours de superbes fulgurances qui font que, comme le romancier, on s'imagine attablé au Dôme ou chez Lipp, assistant aux ébats et aux débats. Un régal !


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D'emblée, je n'aime pas son style haché avec cette inflation de phrases courtes juxtaposées souvent sans verbe. On pourrait croire qu'il dicte le plan de son récit à sa secrétaire et qu'il va étoffer ensuite. Ou qu'il établit des notes pour un futur scénario. Mais non, il trouve ça original et il laisse en l'état !
Ça marche pour les récits de guerre qui ne demande qu'à être suggéré et s'accorde à l'idée d'une désintégration perpétuelle, mais pour le reste ça laisse un goût d'inachevé qui flirte avec l'indigence narrative. Et on ne peut pas non plus faire l'impasse de l'effet cuistre et m'as-tu-vu : Grainville a dans sa sacoche pléthore d'anecdotes en tout genre qui mettent en scène des personnages connus : du beau monde ; Sartre, Beauvoir, Picasso, etc. On a droit, nécessité oblige, à toute une série de scènes orgiaques qui flirtent avec la SM, et au besoin regorgent de références mythologiques qui en mettent plein la vue sur la culture de « l'écrivant ».
Il faut s'intéresser un tant soit peu aux artistes comme Bacon et Giacometti et espérer découvrir que l'on pourrait appeler la genèse de l'oeuvre pour poursuivre la lecture… Pour les autres ce sera probablement du verbiage souvent indigeste…
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A travers les destins croisés d' Isabel Rawsthorne, Alberto Giacometti et Francis Bacon, Patrick Grainville nous parle de l'art au XX ème siècle, emprunt de toutes les vicissitudes traversées par les Hommes.
Des dizaines de personnages très connus (De Gaulle, Churchill, Mao, Sartre, De Beauvoir, Leiris, Picasso etc...) ou plus anonymes (pour moi du moins) traversent le récit. Ils apportent des dizaines d'anecdotes pleines d'érudition, de précision, d'humour et de décalage.
L'analyse critique des oeuvres de ce ''Trio des Ardents'' est ''habitée'', elle renvoie à l'intime de chacun des artistes, elle propose des pistes pour comprendre, interpréter. Elle se fait porte d'entrée dans l'univers pictural et mental de ces créateurs reconnus.
L'écriture est à la hauteur de l'ambition, elle est baroque, travaillée, ciselée, précise, envoutante, jubilatoire. La construction tient en haleine, bien que l'inévitable soit connu dès le départ.
Les multiples références aux oeuvres nécessitent soit d'être spécialiste soit d'avoir à rechercher de la documentation. Je ne déteste pas ce genre de roman aux frontières de l'essai bien que parfois il sape le narcissisme. Les réserves qui m'habitent, proviennent davantage du sentiment de répétition, de redite face à de trop nombreuses situations et analyses : trop d'excès pour dire l'excès ont finit par ''excessivement'' me lasser.
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Merci Maitre, Nul ne sait comme vous parler de peinture et surtout des peintres dans leur folie créative , leurs turpitudes, leurs angoisses et leur succès.
Ce livre , comme vos ouvrages antérieurs ,est un feu d'artifice de couleurs, de mots, de sexe ,de passions, de lumière et de noirceur, d'érudition flamboyante .
Un chef d'oeuvre.
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critiques presse (1)
SudOuestPresse
16 février 2023
L’immortel se lance, avec fougue, dans les années de chassés-croisés entre Isabel Rawsthorne, Alberto Giacometti et Francis Bacon
Lire la critique sur le site : SudOuestPresse
Citations et extraits (13) Voir plus Ajouter une citation
Giacometti : une place, une table. Ce n’est pas la place Tiananmen ! « Homme traversant une place par un matin de soleil ». C’est un homme qui marche sur un robuste plateau rugueux. Lui et ses pieds costauds, des socles sur un socle. Pas les sandalettes d’Hermès. Les grandes jambes graciles d’insecte, le dos incliné mais rectiligne des reins au cou. Les bras le long du corps, les grandes mains légèrement en avant. Grands pieds, grandes mains, cela suffit pour un homme effilé doté d’une toute petite tête concentrée. Il marche. Où est sa force ? Quel est le principe ? Ses pas sont fermes, sûrs. Il traverse, il passe. L’œuvre, il faut que ça traverse. Que ça passe de l’autre côté. Nullement, au-delà du réel. Mais de la réalité au réel plus intense. La création est plus forte que la réalité. Autrement à quoi bon ? La ressemblance n’est pas une copie mais un supplément de réalité plus puissante qui nous sidère. Giacometti et Bacon, là-dessus, sont d’accord.
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(Les premières pages du livre)
Elle apparaît dans l’air électrique. Avant que la horde déferle. Dernières années de paix amoureuse. Paris ignore que sa tête est déjà sous la hache. Montparnasse bruit de télescopages créatifs. La haute vie. Endiablée d’idées, de rencontres, de coups de foudre. Dans l’éclat de la faux. Avant l’invasion nazie, la perte, le déchaînement de la mort en masse… Elle resplendit au bord du gouffre.
Isabel se sent observée par un personnage au visage sensuel et tourmenté. C’est un homme qui brûle. Calciné d’obsessions. Les lèvres charnues, la chevelure bouclée. Son aspect de gitan cabossé, convulsif. Le brasier noir de son regard. C’est le maigre ascète de la sculpture existentielle. Un montagnard des Grisons. Alberto Giacometti. Elle, la plus belle des femmes de son temps, car l’hyperbole lui va. Tous les témoins de l’époque subjugués. Par l’ampleur souple de son pas, sa baudelairienne manière. Sa crinière, son flux. Elle est solaire, élancée, avec des fonds de mélancolie mouvante. Mariée à un reporter de guerre, Sefton Delmer, mais nomade, artiste, radicalement libre, rebelle. Un charme violent jaillit de ses grands yeux en amande, de ses pommettes de cavalière des steppes… Elle est sauvage, exubérante, dotée d’une génialité vitale… Quelques années plus tôt, le sculpteur Epstein a fait d’elle des visages et des bustes d’un érotisme frontal, quasi barbare. Elle fut son amante… Dans son atelier, acceptée par l’épouse de l’artiste. Partageant leur intimité sulfureuse. Svelte et pulpeuse. Dévorée d’étrangeté, d’exotisme sans cliché. Quelle figure caraïbe ou d’Orient. Primitive, puissante. Gorgée de sa plénitude dense, magnétique. Le Cantique des Cantiques incarné. Les mains sur les hanches, les mamelons forts, droits devant. On la dirait sur le point de bondir dans une lutte d’amour. L’aplomb superbe. Sans provocation. C’est moi, face au destin. Je suis la Vie.
Derain vient de la peindre, brune, vive, ravissante, ruisselante de gaieté. Picasso rôde autour d’elle et la désire. Elle a probablement été le modèle de Balthus pour La Toilette de Cathy, peignoir ouvert, sinueuse ménade au mince regard effilé. Moue animale, chevelure d’or peignée par une gouvernante. Elle accompagnera bientôt le peintre et son épouse Antoinette en voyage de noces à Venise. Trio amoureux. Elle sera la maîtresse de Bataille… Égérie éclectique ? Non, elle peint, elle va accomplir une œuvre bizarre et profonde, un bestiaire de hantises. Décoratrice de ballets aussi. Elle se liera de la façon la plus tendre, la plus complice, la plus alcoolique, et cela jusqu’à la mort, avec le créateur londonien homosexuel le plus provocant de son temps et du nôtre, féru de chair béante, écarlate, au pilori de la mort et du sexe brut… Il révélera qu’elle a été la seule femme avec laquelle il a fait l’amour. Francis Bacon, le dandy apocalyptique. Tableau de chasse improbable ? C’est le mouvement de la vie ouverte. Grande aventure spontanée, à cor et à cri. Isabel Nicholas, Isabel Delmer, demain : Lambert, Rawsthorne… Ces avatars, loin de la diviser, la répandent et l’incarnent à la proue d’une destinée océanique.
Alberto effaré. Elle se lève de sa table, il se dresse, l’aborde : « Est-ce qu’on peut parler ? » C’est plus sobre que Picasso accostant Marie-Thérèse Walter devant les Galeries Lafayette : « Nous allons faire de grandes choses ensemble. » Isabel fréquente la Grande Chaumière, ruche d’effervescence créatrice.
Giacometti harponné, enfiévré par tant de nonchalance allègre, de volonté vorace, d’intelligence vivifiante. Il ne songe pas à la faire poser. Il n’ose pas encore. Ils font la tournée des bars. Ils errent dans les rues de Paris encore libre. Il adore sa royauté. Il l’emmène au Louvre. Ils vont voir les Égyptiens, qui le fascinent. Hiératiques et familiers. Le pays des sphinx, son buste de Néfertiti. Il l’inonde de son verbe pantelant. Elle est secouée d’une hilarité enthousiaste et sonore. Sa voix d’or éclatant. Il s’arrête pour la contempler, dans la stupeur de l’aimer déjà. Ils échangent des cigarettes et des verres de vin, à la terrasse des coins de rue, des cafés de quartier. Il regarde sa bouche ourlée, fardée de rouge, halluciné par tant de pulpe rayonnante. C’est ainsi que Bacon entendait peindre les bouches. Il l’a toujours répété : comme un coucher de soleil de Monet. Les bouches d’Henrietta Moraes et d’Isabel Rawsthorne quand elles l’auront rencontré, charcutées de morsures, épaissies de surcharges. D’accidents de peinture. Chantiers de bouches, opéras de bouches. Giacometti éperdu.
Il réalise une tête d’Isabel intouchable, calme, harmonieuse. Isis d’Égypte. Antique. Le contraire du dionysiaque Epstein, l’inverse des portraits de Derain, gais, charmants, colorés, spontanés : Isabel semble à portée de baisers, de caresses, de paroles familières. Giacometti, lui, la retire au fond d’un quant-à-soi beau et froid. Linéaire. Parfaite. Statue à tout point de vue. Cependant, belle bouche ourlée, pommettes hautes, yeux en amande. Le désir est là, n’était la distance, l’autonomie quasi insulaire de la déesse.
Isabel ne se sent ni Vénus ni déesse, mais ardente, concrètement passionnée de vie, d’art. Radicalement aventureuse. Elle aura toujours de nouveaux amants par surprise, par élan, aimantée par la rencontre inédite et pour fuir la dépendance ou la mythologie où elle pourrait se sentir enfermée. Elle parle assez librement de cela à son mari Sefton Delmer. Le reporter protéiforme, le manipulateur virtuose, l’espion…
Giacometti fait cette Toute petite figurine. Sur un gros socle. Isabel minuscule, simplifiée en Vénus préhistorique au ventre élargi.
Car la scène archétypale a lieu, un soir, sur le boulevard Saint-Michel, vers 1937. Il a vu Isabel de loin au fond du boulevard, la silhouette d’Isabel. La distance. La bonne, la vraie. Son illumination. Sur ce boulevard mythologique, estudiantin, touristique. À quelle distance ? Comment ? Pourquoi ? Il la voit. C’est ainsi qu’on voit dans ce lointain qui est assez proche pour donner la vision juste. La mystérieuse optique de Giacometti. Son charabia magnifique et ressassé.

Il lui sculpte des têtes tourmentées à la Rodin. Isabel, moins égyptienne.
Giacometti n’ose embrasser Isabel. Il attend, errant de la chair, va au bordel, au Sphinx. Dans un décor d’Égypte et d’Italie romaine foudroyée : Louxor, Naples, ruines, Pompéi. Grandiose. Obélisque ou rien. Cléopâtre n’est pas loin. Fastes, miroirs Art déco, clientèle huppée. On entre par une porte et on ressort en catimini par une autre. Coulisses. Passage du quotidien au leurre mythologique. C’est moins compliqué, moins psychologique qu’une idylle avec une amante réelle. Le Sphinx : île cachée, perdue, coupée du monde. L’alignement fantastique des déesses qui sont des proies possibles. En choisir une, se comporter comme on peut. À la sortie, l’affaire est classée, chassée de la mémoire. Personne n’en répond, nul roman, nulle tragédie. Ou bien Giacometti reste au bar et regarde, rêve les femmes immenses et perdues, surnaturelles. Le thème freudien de la Mère expliquerait Giacometti, un peu comme Bacon le Père. Mère inaccessible bien sûr, désir et castration, houp ! La Mère. Madame Majeure. Matriarche de la montagne suisse, minérale et cosmique. Comme d’ailleurs il la dessinera, peindra : bloc rustique. L’impuissance supposée : la Mère. La femme-la Mère. Point de sœur, et pourtant : elle se nomme Ottilia. C’est beaucoup pour rêver, et la cousine Bianca. On a envie d’écrire tout de suite un poème, une idylle. Bianca modèle. On la dit capricieuse, 15 ans. Alberto 19, en adoration. Bianca ne l’aime pas. Alberto éperdu s’escrime déjà sur le rendu de la Tête qui devient comme un nuage et se dissout. Un biographe raconte cet épisode marquant où Alberto accompagne la jolie cousine vers la Suisse où elle entre au pensionnat. Un soir, il frappe à sa porte. C’est le moment. Elle lui ouvre. Il la supplie de le laisser peindre seulement son pied. Est-ce attesté ?
Le Pied ! Œdipe, me revoilà. Ses pieds percés. Il n’est jamais interdit d’y penser.

Et c’est donc justement une histoire de pied, attestée celle-là, qui va éclater.
Titre : L’Accident de la place des Pyramides.
Une nouvelle illumination. Scènes fondatrices. Ainsi, Bacon admirant la beauté des carcasses de viande du magasin Harrods. La boucherie primordiale. Ou initié par un palefrenier. Mieux, surpris par son père, déguisé dans les habits de sa mère. Beau comme du Rousseau exhibant ses fesses devant des lavandières, montrant : « l’objet ridicule ». Voilà le déclic. Giacometti victime d’un accident de voiture. Très freudien, l’accident de voiture : castration et tout. En plein dans le mille. On ne pourra pas y couper. Surtout que la blessure est très significative…
Alberto et Isabel dînent d’abord à Saint-Germain-des-Prés. Central et mythique, comme Saint-Michel. C’est la grande époque des Deux Magots, du Flore, de Sartre, de Simone, des discours monstres. Puis Alberto raccompagne Isabel et la quitte, sans tenter d’entrer avec elle dans l’hôtel et la chambre. Une voiture conduite par une Américaine ivre le percute place des Pyramides. Sphinx, Égypte, Œdipe : pied gonflé ! Il a, en effet, les métatarses du pied droit lésés. Ô joie, pleurs de joie ! Ce pied meurtri lui sied ; le délivre, l’exalte. L’accident a rompu un engrenage sans issue. Isabel vient le voir à l’hôpital. Complicité totale. Grand charme. Il va porter des béquilles enchanteresses. Il enjambe, il bondit, il voltige. Acrobate de rue, d’atelier. Castré-ailé. D’accord, il prend son pied.
Isabel lui donne la main dans la lumière.
Boiter lui confère une dignité royale, le hausse sur un piédestal. Sceptre d’une canne. Un amputé s’agrandit à raison de sa perte. Le membre enlevé vous rallonge sur le plan spirituel. On sait que les borgnes ont des pouvoirs mythiques, maléfiques ou prodigues. Aveugle, Homère dame le pion à la compagnie. Le castrat lance sa voix inouïe.
Piquant est le récit que fera de cet ép
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Giacometti fait cette « Toute petite figurine ». Sur un gros socle. Isabel minuscule, simplifiée en Vénus préhistorique au ventre élargi.
Car la scène archétypale a lieu, un soir, sur le boulevard Saint-Michel, vers 1937. Il a vu Isabel de loin au fond du boulevard, la silhouette d’Isabel. La distance. La bonne, la vraie. Son illumination. Sur ce boulevard mythologique, estudiantin, touristique. À quelle distance ? Comment ? Pourquoi ? Il la voit. C’est ainsi qu’on voit dans ce lointain qui est assez proche pour donner la vision juste. La mystérieuse optique de Giacometti. Son charabia magnifique et ressassé.
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Elles sont drôlement ficelées, les nouvelles filles de Giacometti. Bizarrement fagotées d’argile, puis de plâtre et bientôt de bronze. Ce sont les étapes de la métamorphose. D’abord le corps-à-corps avec la terre, l’argile, les doigts dedans. Modeler la tête, crisper la boule. Grimper la figure, l’étrangler à la taille, donner de la matière et du magma, en retirer. Ajourer la silhouette, évaser les hanches. L’une d’elles révèle l’entaille du sexe, comme chez les Vénus primitives : « Femme de Venise II ».
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Margaret Thatcher hait la peinture de Bacon : « It’s horribelll ! Horribelll ! » C’est sans doute, son sens du beau qui la pousse à engager la guerre des Fakland. Les Malouines. Les Argentins viennent de les envahir, prétextant qu’ils n’ont fait que récupérer ce qui leur appartenait. Margaret ne fait ni une ni deux. En tailleur bleu roi, flamboyante, elle leur envoie sa marine de guerre. D’une chiquenaude : la foudre !
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Vidéo de Patrick Grainville
Lecture de Patrick Grainville tiré du livre Figures d'écrivains, dirigé par Étienne de Montety.
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