Marguerite Yourcenar ne s'y trompa pas lorsqu'elle décida de traduire les poèmes de l'écrivain américain
Frederic Prokosch (1908-1989), y décelant toute la richesse d'un esthétisme à la fois suave et sauvage, sensuel et rebelle, farouche, insoumis aux tendances et aux pratiques de son époque qui ne cessait de se réinventer, en perpétuelle exploration de nouvelles sensations et de nouveaux courants artistiques, qu'ils soient poétiques, picturaux ou musicaux.
Mais chez
Frederic Prokosch, la poésie est odyssée, périple, vagabondage, et ne se soumet pas aux contraintes des modes et des temps. Elle s'écrit en lettres majuscules dans un espace libre de toutes orientations, sans âge, atemporelle, à la fois contemporaine et séculaire, d'une modernité où résonnent, comme un bruit assourdi et lointain, les choeurs d'un antique passé aux éclats de légendes.
Poésie lyrique, belle, exaltée, elle est de celle qui consacre et qui glorifie, qui contemple, s'émerveille, se soulève, galvanise, et dans le même temps, maudit, sonde, se tourmente et interroge élégiaque, le monde, la vie, l'humain. « Ô mon univers, oh qu'as-tu fait de moi ?...»
Une poésie en marge, hors des modes et du temps, qui se goûte comme un nectar des Dieux, un breuvage d'autant plus précieux quand on sait que cet ensemble de poèmes, réunis en recueil en 1944, fut le seul et l'unique que l'homme ait jamais écrit.
Surtout connu pour ses romans - «
Les Asiatiques », «
Sept fugitifs » -
Frederic Prokosch y révélait sa passion immodérée des voyages que venait enrichir un imaginaire extrêmement fécond et poétique (il écrivit «
Les Asiatiques » sans avoir jamais mis les pieds en Asie).
Et là où l'on pouvait sentir le poète derrière l'écrivain, l'on peut aussi sentir le prosateur derrière le poète, dans cette façon de décrire, de raconter, de représenter le monde au gré d'une écriture en coup de pinceau, qui dessine, qui croque en quelques traits d'aquarelliste en un mélange de couleurs puissamment visuel.
« Dans les feuilles tombantes, l'obscurité déploie son aile couleur de vin. Doucement les feuilles tombent, doucement l'ombre de la flèche se pose sur la route »
D'une nature humble, secrète, introvertie, solitaire, il est étonnant de constater à quel point la poésie de Prokosch s'affiche tout au contraire de manière bouillonnante, passionnée, ardente.
Il y de la violence dans cette poésie-là, la violence d'un monde barbare, décadent et beau, immuable dans sa splendeur comme dans sa brutalité. « Fiançailles de l'ennemi et de l'amant, du tyran et du vaincu, du dévoreur et du dévoré…»
Il y a du lyrisme, des phrases qui s'ourlent d'écume de bruit, d'effervescence, de fureur, pour s'échouer sur la rive d'un monde qui se perd, qui s'accroche, qui se cherche encore. « Et comme nous nous efforçons de trouver notre voie, lentement, alors que l'esprit s'aiguise, les sens se corrompent…»
Il y a le goût des départs et des voyages, une invitation à cheminer par monts et par vallées, sur l'aile des nuages ou sur un revers de mer, une aspiration à chevaucher sur la croupe du monde avec le même esprit de réalisme magique et d'onirisme que l'auteur a mis dans les lignes de ses romans. « Les vignes étaient d'or, les oiseaux volaient bas, le verger débordait de fruits, le miel coulait, le vin étincelait dans les verres de Venise…»
Il y a des ailleurs, des pays aux parfums exotiques, des fragrances d'Asie ou d'Afrique, des émanations de grandes villes européennes, de vastes étendues glacées et des déserts arides. « Au nord s'enflamme la corne d'Orion, à l'ouest la lumière d'Egypte, personne pour nous voir.. »
Il y a des contrées chargées de culture et d'Histoire, des effluves de légendes passées, des échos de mythologies, d'anciens dieux et de divinités. « Des Centaures autrefois hantaient les bois et les Vandales somnolaient au bord des torrents..»
Il y a surtout le monde comme un théâtre, entre jeu d'ombre et de lumière, le coup de talon austère d'un grand organisateur sur la scène de l'humanité et des acteurs aux visages grimés qui jouent la comédie splendide et dérisoire de la vie devant le parterre que nous-autres, pauvres humains formons.« Des acteurs épouvantables dans une pièce démodée, portant la civilisation, comme un masque, depuis hier, jusqu'à aujourd'hui… »
Et dans ces galops effrénés, ces errances, ces cavalcades, ces bruits de vent et ces remous de vagues, il y a, profonde, grave, réfléchie, une quête de sagesse et de beauté, une recherche d'apaisement, de silence et de solitude, l'itinéraire tantôt illusoire, tantôt angoissé, d'un homme, qui, tel un Ulysse brûlé par le soleil, sillonne les couloirs de la vie.
« Maintenant seul, une dernière fois, j'arpenterai mon sentier favori. le vent agite les feuilles, il n'est que le vent de la nuit ; mais le nôtre ; celui des saisons ; du monde ; de l'histoire… »