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EAN : 9782330173869
112 pages
Actes Sud (04/01/2023)
3.55/5   21 notes
Résumé :
La confiance s'installe et les défis reprennent : donner le change, compter les calories, en avaler le minimum, boire de l'eau, tricher, tout faire pour sortir de là sans se trahir, notre corps nous appartient, putain. Nous minaudons avec les médecins mais insultons les infirmières, nous hissons à hauteur du pouvoir
pour réapprendre à marcher sur les autres, à mépriser les laquais et à ne compter que sur soi. Demain, nous aurons gagné le droit d'appeler nos p... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (10) Voir plus Ajouter une critique
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L'anorexie à l'ère de la surveillance via les data…ou comment effacer ce corps objet d'une surveillance incessante ?

La collection « un endroit où aller » chez Acte Sud a été créée en 1995 par Hubert Nyssen. Elle offre un lien de rassemblement à des textes de genres divers, souvent inclassables, avec le souci de donner une autorité commune à leurs singularités multiples. C'est dans cette collection que nous trouvons certaines pépites comme Baleine de Paul Gadenne, ou encore les romans de Nancy Huston, ceux d'Anne Bragance, d'Alice Ferney ou encore le livre La grand-mère de Jade de Frédérique Deghelt qui m'avait tant charmée il y a plusieurs années, et aussi le cap des tempêtes de Nina Berberova. Bref, une collection qui me plait beaucoup.
C'est donc avec beaucoup de curiosité que je me suis tournée vers ce roman, sa collection, son titre et sa couverture, sans oublier quelques citations postées sur Babélio, m'ayant fortement interpellée. Et le moins que l'on puisse dire est que ce court roman « Utérotopie » de Camille Espedite a toute sa place dans cette collection tant ce texte est étrange, coincé entre la science-fiction légère et la satire sociétale baroque et décalée.

Le titre mérite toute notre attention. Il serait un clin d'oeil, un pied de nez en quelque sorte, un détournement de la notion d'hétérotopie développée par Michel Foucault. Cette utopie des ailleurs sans lieu, attrait pour des espaces même si ceux-ci sont sombres ou mortifères : les jardins, les cimetières, les asiles, les maisons closes, les prisons, les maisons de retraite, les musées, les bibliothèques et les bateaux. Alors que le corps, en opposition, serait un lieu absolu d'où naissent précisément toutes les utopies qui permettent de se retourner contre le corps pour le transfigurer et l'effacer. le corps, cible et objet de problématisation, ces espaces permettent de s'en libérer.

Ici, c'est tout l'inverse, tout est centré sur le corps qui est contrôlé, source de milliers de données, toutes archivées, datas compilées, analysées, objets de rapports envoyés à tout un ensemble d'organismes tels que les assurances, les employeurs, la police fédérale, les banques, etc.. La bio-déviance est signalée et punie puis vous suit à la trace. En cela, le roman est légèrement dystopique car l'intelligence artificielle a atteint une acmé que nous ne sommes pas loin de connaitre, certes, mais que nous ne connaissons heureusement pas, du moins pas encore. En France en tout cas.
Dans ce futur pas si lointain, les corps sont constamment contrôlés, ceux des enfants bien sûr pour s'assurer de leur croissance harmonieuse, des adolescents aux comportements potentiellement déviants mais également des adultes, surtout des femmes, afin d'avoir des citoyens minces et sportifs, sans comportements à risque tels que malbouffe, tabac, alcool, sédentarité, addictions aux drogues, stress hormonal. Tout est sous contrôle.

« Sékou a fait fi de ces remontrances pour se focaliser sur ses projets et tenter d'oublier le noir destin que son diagramme génétique anténatal a établi avant même qu'il ne vive : présence de mutation Ly6 sur le gène 9 section H, mutation pathogène propice au développement d'adénocarcinomes gastriques à l'âge adulte (dès quarante ans). La mère aurait dû avorter ; elle ne l'a pas fait, préférant confier sa progéniture à la surveillance rapprochée de la protection maternelle et infantile (…) Protégées par la confidentialité, ces données biométriques ont été partagées selon un protocole strictement encadré : seules les autorités sanitaires, la police fédérale et les plateformes de recrutement y avaient accès. L'éventail des taches auxquelles Sékou aurait pu postuler s'en est trouvé drastiquement restreint ».

Comment contourner Big Brother lorsqu'une personne, comme Sékou, a un capital génétique fragile nécessitant des efforts d'autant plus drastiques (capital génétique lui bloquant l'accès à un certain nombre d'emplois – Impossible de ne pas penser au terrifiant film Bienvenue à Gattaca -) ou lorsque deux adolescentes, deux cousines, souhaitent en toute liberté contrôler à leur guise leur corps via une anorexie sévère ? Contourner cette société corsetée à l'extrême par l'intelligence artificielle n'est-elle pas un moyen de reconquérir une certaine liberté, de se rebeller ? Même si le prix à payer peut être très cher ? Quitte à effacer ce corps objet de contrôle permanent ? Comment être anorexique secrètement et contourner les radars ? Comment faire de l'utérus seul, le lieu de l'utopie, cet espace sans lieu et sans chair autour ? Utérotopie

L'anorexie mentale est bien appréhendée. Toutes les personnes connaissant ou ayant connu le sujet, de près ou de loin, seront troublées de la façon dont Camille Espedite en souligne la psychologie, les ressorts...
« Aujourd'hui, au milieu d'un aréopage de collègues piapiatant à tout bout de champ, il capte l'attention, dossier brûlant, chaud devant : deux jeunes filles rachitiques, sans masse ni volume, l'épuisement à fleur de peau, la fatigue en la de l'existence, le souffle ténu sifflant perpétuellement en mode mineur. Les données biométriques le confirment : les courbes s'effondrent, les taux s'envolent, la tendance est clairement alarmante. le tout révèle un profil typique d'anorexique. C'est comme si leurs corps se consumaient à vue d'oeil, frêles allumettes se décharnant sous l'effet d'une flamme. Leur comportement est du même acabit : tout le temps ensemble, aussi brillantes sur le plan scolaire que hautaines et dédaigneuses envers leurs pairs, renfermées dans un mutisme méprisant et une discrétion feinte ».

Mais je suis un peu restée sur ma faim, mauvais jeu de mot pour souligner la grande originalité du sujet certes mais au sein d'un texte sans doute trop court même si l'écriture claque et se joue de nous oscillant entre tragédie et farce, entre gravité et humour. Les jeux de mots fusent (des phrases telles que « le refus de la déglutition comme façon de nous agglutiner » sont légion) et les phrases sont parfois étonnamment ciselées.


C'est au final un petit objet bien étrange à l'écriture travaillée qui nous laisse cependant un peu sur notre faim tout en nous présentant une thématique très originale, à savoir les comportement bio-déviants dans une société contrôlant en continu les corps via l'intelligence artificielle. Ca fait vraiment réfléchir…


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Ce court roman est un ovni littéraire. N'espèrez aucune joie et réconfort à cette lecture.
Dans un monde proche du notre, tout y est contrôlé, épié, disséqué. C'est dans une ambiance lourde que nous découvrons deux cousines à la relation ultra fusionnelle se lançant des défis. Alors que tout les instants de leur vie sont analysés, elle essaient de leurrer le système et de reprendre le contrôle de leur corps en perdant du poids. Mais au bout d'un moment, le système alerte, pointe du doigt le dysfonctionnement et la déviance. Il est temps de rendre des comptes et de corriger cela pour à nouveau rentrer dans le rang.

J'ai fini de lire cette dystopie il y a plusieurs jours et je ne pourrai dire si j'ai apprécié cette lecture. On est à mis chemin entre 1984 et le film Virgin suicides.
L'ambiance malsaine et pesante est omniprésent dès le début ce qui nous met d'emblée dans l'inconfort. C'est voulut par l'auteur et c'est réussit mais si vous espérez du réconfort avec cette lecture passé votre chemin.
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Ce livre est grave, n'y cherchait pas d'espoir. C'est totalement wtf !

Nous sommes dans un monde futuriste où tout, absolument tout, est répertorié et analysé dans nos téléphones. « Tout » signifie nos données personnelles, physiques, notre condition mentale, nos données biométriques. Et ce fameux tout est contrôlé par une sorte de police de la biodéviance.
Des puces sont intégrées dans les corps des femmes pour limiter le désir et la libido et si jamais l'envie d'enfanter leur viendrait, pas de panique, les futures mères peuvent faire appel à des utérus artificiels.

« Une grossesse naturelle aurait constitué une dévaluation intolérable du corps de leurs épouses, les vergetures, les phlébites, le diabète gestationnel, l'obésité post-partum, il fallait épargner tout cela, c'était évident »

Et si une femme est naturellement enceinte, son bébé subira une multitude de test pour déceler les maladies dormantes, prédire les âges critiques et donc mettre en place un système de pénalité s'il y a une surconsommation d'un aliment ou d'une boisson pouvant favoriser la dite maladie. Ces analyses permettront aussi d'attribuer un taux d'employabilité.

C'est tout ce monde que deux adolescentes vont tenter de déjouer en se mettant dans l'pif des molécules psycho-actives qu'elles contrent à tout moment avec des antidotes faits maison pour paraître clean. Elles laissent leur corps s'en aller dans un gouffre d'anorexie redoutable. La police de la biodéviance ne pourra pas laisser passer ça.

J'ai vu en ce livre une force féministe forte, une satire de notre monde actuel assez cruelle mais certainement très véridique. le tout porté par une écriture relevé qui m'a embarqué dans ce tourbillon tyrannique de la vie. A lire si vous avez envie de passer un moment unique et inédit 🤩

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Les après-midi, à l'insu de leurs familles, deux jeunes filles font l'expérience de rituels boulimiques. le reste du temps, elles s'affament, à la recherche de la maîtrise de leurs corps. Les données biologiques collectées sont formelles, les courbes le démontrent : en chute libre. Alors, pour leur bien, on les hospitalise. Tenter de les aider à remonter la pente, à reprendre un peu de corps.

Lire Camille Espedite est à chaque fois une expérience intense et inoubliable tant sont style littéraire est unique. Trois ans à près "Cosmétique du chaos", il revient avec un nouveau roman tout aussi dérangeant, questionnant à nouveau l'importance et la place de l'image de soi dans notre quotidien. Espedite décrit un monde dystopique et futuriste, qui semble très proche du nôtre, au sein duquel on se joue de la bioéthique et où la liberté a perdu de son éclat.

S'il est indéniable que le sujet met mal à l'aise, je me suis laissé à nouveau emportée par la style enlevé, poétique et envoûtant de cet écrivain. Il n'y a jamais un mot de trop, avec Camille Espedite. Il analyse au scalpel et dénonce avec finesse.

Lire Espedite est une expérience de lecture unique et qui bouscule. Pour mon plus grand plaisir.
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Au coeur même des corps féminins et adolescents sous contrôle, pour leur santé et pour leur bien, l'orchestration baroque d'une révolte intime échevelée, folle et ensorcelante. Une satire tragique et comique fort réussie.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/07/17/note-de-lecture-uterotopie-espedite/

Le contrôle des corps, surtout enfantins et adolescents, mais adultes également – et féminins bien davantage encore, comme fantasme bio-politique d'une société saine dans un corps sain (et sans « rien de trop » : mince et sportif, évidemment). Cet horizon peut-être bien indépassable aujourd'hui est la cible choisie par Espedite pour « Utérotopie », satire résolue publiée début 2023 chez Actes Sud, poursuivant par d'autres chemins traversiers une bonne part du travail de défrichage conduit précédemment, dans « Les aliénés » (2015), dans « Se trahir » (2017) ou dans « Cosmétique du chaos » (2020), voire dès « Palabres » en 2011, dont l'auteur n'était officiellement « que » traducteur, en compagnie de Bérengère Cournut.

L'anorexie mentale sorceleuse, orchestrée en secret par deux adolescentes comme un défi à leur société de contrôle et à leur cocon familial, comme un moyen de reconquête de quelque chose, et en tout cas d'un moi collectif corseté à l'extrême, trône au centre de cette « Utérotopie », qui détourne avec une sérieuse gouaille un terme emprunté au Michel Foucault de l'époque de « Surveiller et punir », justement (comme nous l'apprend Mathieu Lindon dans son bel article de Libération, à lire ici).

On trouvera ici, entre le drame et la comédie (car Espedite se plaît toujours à intriquer au plus près la farce et la tragédie), de fort savoureux échos du côté de la dissimulation, du mensonge et de l'invention verbale et conceptuelle qui habitaient les fillettes de « L'apparition » (Perrine le Querrec, 2016), du côté d'un rapport fantastique et complexe à l'alimentation – à son contenu névrotique comme à son contenu politique -, illustré ailleurs avec grand brio par « le premier souper » (Alexander Dickow, 2021), du côté proprement science-fictif de « La transparence selon Irina » (Benjamin Fogel, 2019), ou même, de manière beaucoup plus insidieuse, du côté de la tanière ambiguë de « Grande Ourse » (Romain Verger, 2007).

Comme il nous l'expliquait dans un entretien réalisé en public chez Charybde en mars 2023 (à lire ici), Espedite construit ici les registres de langue spécifiques nécessaires à sa satire multi-dimensionnelle. Et ce faisant, il nous offre un merveilleux roman court, dense, intense et explosif, à plus d'un titre.


Lien : https://charybde2.wordpress...
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critiques presse (1)
LeMonde
24 mars 2023
Telle est l’interrogation, intime et politique à la fois, que met en scène le romancier corse Espedite dans ce court roman étrange et saisissant. Décidées à modeler coûte que coûte leurs physiques presque jumeaux, les deux adolescentes ­doivent ruser avec leurs parents, grands adeptes du contrôle, eux aussi.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (8) Voir plus Ajouter une citation
Elle en profite à sa manière, sa mère, s'affalant dans le sofa dès le retour du boulot pour une bombance d'acides gras saturés qu'elle ingère par poignées sans autre égard pour ses taux de cholestérol et de glucose que quelques pilules diluées dans du soda qu'elle biberonne à la bouteille, orgies se succédant sans interruption, les sachets de chips vides fleurissant tristement autour d'elle, cadavres d'aluminium luisant comme des écailles de poissons morts échoués sur le sable après un tsunami. Le salon peut sombrer dans la catastrophe sanitaire, elle s'en fiche, zombie errant immobile devant la télé, le teint éclaboussé des couleurs cathodiques se réfléchissant dans les dizaines de papiers usagés comme si une boule à facettes avait explosé au milieu de ce désastre.
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Bouche lippue pendouillant sous des joues molles, les yeux dégringolant dans des cernes gonflés d’un mélange de graisse jaune et de veines violacées, le cheveu rare, le ventre rond, l’air inoffensif du sympathique balourd endormi, Henri Triceps, éducateur depuis trente ans, incarne à ravir la fausse bonhomie des services de protection de la jeunesse contre la biodéviance. Son aspect invite immédiatement à l’empathie, son sourire obèse met tout le monde à l’aise. Avec lui, naturellement la camaraderie s’installe : ses « usagers » lui tapent sur l’épaule, partagent recettes de cuisine et bons plans maison, l’invitent à domicile en voisin, oublient qu’il incarne la Justice, l’Éducation et l’Hygiène, discutent sans crier gare autour d’un café dans le salon, le laissant divaguer sans gêne dans toutes les pièces, commentant pour lui la moindre babiole, lui présentant les enfants en confiance, quitte à verser dans la confidence. Quand Triceps évoque ces visites auprès des familles signalées, c’est toujours avec un bon mot et le sens du suspense. Il sait captiver son auditoire de ses cancans de fonctionnaire assermenté.
Aujourd’hui, au milieu d’un aréopage de collègues piapiatant à tout bout de champ, il capte l’attention, dossier brûlant, chaud devant :deux jeunes filles rachitiques, sans masse ni volume, l’épuisement à fleur de peau, la fatigue en la de l’existence, le souffle ténu sifflant perpétuellement en mode mineur. Les données biométriques le confirment : les courbes s’effondrent, les taux s’envolent, la tendance est clairement alarmante. Le tout révèle un profil typique d’anorexique. C’est comme si leurs corps se consumaient à vue d’œil, frêles allumettes se décharnant sous l’effet d’une flamme. Leur comportement est du même acabit : tout le temps ensemble, aussi brillantes sur le plan scolaire que hautaines et dédaigneuses envers leurs pairs, renfermées dans un mutisme méprisant et une discrétion feinte. Il paraît qu’en classe, rivées l’une à l’autre épaule contre épaule, bien droites sur leur chaise, la tête à peine penchée du même côté, tellement sérieuses dans le soin méticuleux qu’elles prennent pour écrire au même rythme, la même police, les mêmes codes couleurs venant surligner les titres, distinguer les paragraphes, la même façon d’organiser la page, elles se susurrent de petits mots à l’oreille, personne n’a jamais réussi à les saisir, elles les chuchotent à peine. Ce faisant, elles intriguent forcément, les professeurs l’ont remarqué ; leurs corps étrangement dédoublés, on dirait un animal mythique, une hydre aux pattes immensément échancrées et maigres, oui, c’est vrai, tellement maigres avec leur posture tout en os, genre antenne métallique. C’est ça qui énerve, leur côté brouillon hachurant l’atmosphère de gestes brindilles curieusement synchrones, épouvantails mal fichus tremblotant à l’unisson dans le vent. Elles sont bien plus visibles qu’elles ne le croient.
Triceps s’interrompt. Il mime l’air navré en s’affaissant un peu sur sa chaise, joue de son physique chamallow, puis reprend son souffle afin de murmurer les révélations les plus croustillantes : elles sont cousines germaines toutes les deux, portent le même nom de famille et quasiment le même prénom. Les parents baignent dans leur fierté nobiliaire et ne voient même pas ce qui se trame sous leurs yeux. Leurs filles ont pourtant poussé le mimétisme jusqu’à la décoration de leur chambre, mêmes affiches sur les murs, mêmes messages gravés, même disposition des meubles. Elles s’y enferment régulièrement l’une avec l’autre, pas besoin de vous faire un dessin, elles ont seize ans, fini la dînette.
Un des collègues feint de ne pas avoir compris. L’autre sourit déjà de son bon mot : disons que c’est une dînette un peu spéciale, avec des mets du genre oignon ouvert ou abricot fendu. Parmi l’assistance, les hommes partent d’un rire gras, les femmes prennent un air faussement outré. Le chef de service s’en félicite, la messe est dite. Demande de renforcement de la mesure d’investigation auprès de la juge, surveillance électronique rapprochée, convocation des membres de la famille pour entretiens psychologiques approfondis.
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Nous arrivons enfin. L’ivresse nous gagne, les produits font effet, la transe nous tient. Nous déboulons dans la cuisine, improvisons notre ascèse en traçant un triangle de sel à même le carrelage ; y tanguons en exagérant le moindre geste, marmonnons les mêmes paroles insensées à toute vitesse, en oublions notre langue maternelle, maltraitant le vocabulaire et la syntaxe pour en déposséder nos corps, basculons à chaque contact, déshabillées agitées ; complètement nues, nous accompagnons du bruit des appareils électroménagers que nous décidons de faire fonctionner à vide, four à micro-ondes, mixeur, hotte, la cuisine débordant de sons et de vibrations, nous dansons au milieu d’elles, peu à peu gagnées par l’envie irrépressible de nous goinfrer. Alors éventrons les sacs de farine blanche et debout, tout en titubant, en attaquons le contenu à la petite cuillère, l’ingurgitons à toute vitesse, pleines mains pleines bouches, mettons-en partout, y compris sur le sol, ça fait partie du rite, se salir avec du blanc, au-dehors comme en dedans. Pour déglutir la poudre, buvons de l’huile à même la bouteille. Notre transe devient orgiaque, du gluten et des graisses à foison. S’en oindre le corps. Au paroxysme de l’excitation, placées au-dessus de l’évier, enfournons nos mains dans nos gosiers et attendons que les spasmes prennent. Nos estomacs tremblent, se contractent. Une décharge électrique, ça monte, ça nous vrille l’échine, nous vomissons de concert. Nous vomissons tout ce qui a été ingéré, nous nous purgeons l’une l’autre, la joie de tout rendre, de se vider, jouissant par la bouche, éjaculant à torrents la glaire visqueuse de la graille honnie. Quand les convulsions s’apaisent, nous entortillons l’une sur l’autre, glissant sur les étagères et le plan de travail hors des limites que nous avons nous-mêmes fixées, pêle-mêle de jus, de muqueuses, de sucs et de succion.
Notre cérémonie ne dure pas. Nous avons millimétré l’affaire. L’ascèse a pris le dessus. Trahir pour entrer en transe mais ne pas trahir la transe. Rester secrètes, souterraines. Une heure, nous nous y sommes tenues. Au moment où retentit l’alarme programmée avec soin, nous aspirons la mixture artisanale préparée pour contrer les effets de la drogue, un mélange de calmants, d’acide hyaluronique et de pépins de citron. Zéro calorie. L’acidité nous brûle l’œsophage, le haut-le-cœur n’est pas loin, nous répugnons à avaler quoi que ce soit mais le jeu en vaut la chandelle. Les effets s’estompent. Nous retrouvons nos esprits. Alors clairvoyantes, effaçons précautionneusement les traces de notre passage et redevenons sages et discrètes, chacune chez soi. Les parents rentrent. L’ivresse noyée dans le sang, à peine quelques griffures sur les poignets, nous travaillons, studieuses, étrangères l’une à l’autre, nos corps essoufflés comme seul souvenir de notre voyage clandestin. Nos parents ne remarquent rien.
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Aujourd’hui, 16 h 35, personne ne sera rentré, que ce soit chez l’une ou chez l’autre. La voie est libre. Tout ce qui compte maintenant, c’est ce court laps de temps qu’il nous reste pour nous échapper du temps, dans la chambre ou dans le salon, danser clandestinement sur les secondes et les minutes, en appeler aux esprits de la forêt et nous laisser emporter par la fête divinatoire, invoquer la voix gardienne de notre parcours et nous lover en elle. À l’abri du dehors, nous comptons nous permettre tout, cultiver notre opacité, épouser le mystère et jouer les sorcières défiant les grandes inquisitions. Si la rue est le lieu de tous les dangers, le dedans compose le territoire de nos aventures.
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Le silence qui suit ces paroles se sature instantanément de lumière. Il en a trop fait. Ses subalternes imaginent qu'une décision les concernant vient d'être prise. Un flash d'angoisse les tétanise. Il ne dure pas. Le silence redevient caverneux. Ils ne sont pas concernés, c'est lui le problème. Alors le toisent façon loups dans la nuit, à l'affût de sa réaction.
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Video de Camille Espedite (1) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Camille Espedite
Vendredi 8 septembre 2017, la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris - www.charybde.fr ) recevait Camille Espedite à l'occasion de la publication de son troisième texte, "Se trahir", aux éditions Le Passage.
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