Recueil inégal, certaines nouvelles sont fantastiques, d'autres sont plutôt ordinaires.
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Pourquoi pensez-vous qu’André était seul quand on l’a
rencontré? Exactement: c’est un phobique (de l’engagement),
un narcissique, un névrotique, un alcoolique
ou un mélancolique, bref c’est un cas pathologique
qui requiert des soins thérapeutiques, alors il est préférable
qu’on s’en éloigne tout de suite avant de trop
s’attacher, non? Mais oui. Certes, André n’est pas toujours
si terrible que ça. Dans de rares cas, il arrive que
la rupture s’explique autrement que par le nom d’une
maladie mentale. Parfois, ce qui cloche avec André au
bout de quelques semaines, ce qu’il ne comprend pas,
c’est que nous n’aimons pas qu’il se serve dans notre
frigidaire et mange toutes nos olives en laissant les
noyaux sécher sur le comptoir; nous trouvons dégoûtant
qu’il utilise notre serviette de bain pour s’essuyer
en sortant de la douche alors que nous lui avons dit de
s’en prendre une dans la penderie; et oui, ça nous
énerve qu’il prétende que la fleur de sel de Guérande
qu’on a dans notre garde-manger est un truc de snobs
et que le sel Sifto ça fait pareil, parce que non, désolées,
mais ce n’est pas pareil, et s’il n’était pas si pétri d’insécurité,
s’il était plus évolué, il le saurait. Vous dites que
tout ça n’est pas la fin du monde. Mais il y a plus: le
problème d’André, on ne s’en était pas rendu compte
au début parce qu’on était aveuglées par nos phéromones,
c’est qu’il manque d’envergure. Il n’a pas de
oumph. Vous ne savez pas ce qu’est le oumph? C’est
difficile à décrire. C’est un je-ne-sais-quoi qui nous
excite, nous fait courir, nous tire vers le haut, et quand
quelqu’un n’a pas de oumph, ça peut sembler cruel
lancé comme ça, mais ça revient un peu à dire qu’il est
plate. D’accord, personne n’est parfait. On sait qu’André
est juste un être humain. Mais il pourrait être un
humain un brin plus stimulant, plus pétillant, non?
Notre plus grand rêve est de rencontrer un
homme, alors nous mettons le paquet. Nous le disons
sans pudeur à nos frères, soeurs, collègues, amis,
voisins, nous le disons à notre boucher et à notre
esthéticienne, et nous n’avons certes plus besoin de
le répéter à notre psy, mais nous n’avons tellement plus
d’orgueil que nous le disons même à notre ex, tout en
prenant soin de tourner ça de façon qu’il ne se sente
pas visé: plus que jamais, nous sommes prêtes à
accueillir un homme dans notre vie. Mais puisque chacun
semble occupé à autre chose, nous jugeons souvent
préférable de nous démerder toutes seules. Sur
Internet, nous nous inscrivons sur des sites de rencontres
et nous nous créons un profil plein d’esprit
dans lequel nous proclamons notre désir d’établir une
relation sérieuse avec un mâle sérieux. Nous sommes
inondées de réponses, des «Avales-tu, chose?», des
«Es-tu riche?» et des «Envoie-moi une photo de tes
boules» pleins de fautes d’orthographe. Vous trouvez
ça terrifiant? On vous épargne pourtant les pires. C’est
pourquoi nous préférons souvent nous en remettre à
une méthode plus désuète qui en quarante ou cinquante
ans n’a pas encore fait ses preuves, mais il faut
bien rester optimistes: nous sortons dans les bars.
Mais qu’est-ce qu’on disait, déjà? Ah oui. Vous
nous voyez partout: à l’épicerie, sur les ponts, à la
banque, au musée. Nous sommes vos soeurs, vos
amies, vos collègues, vos voisines. Auriez-vous un
homme à nous présenter? Nous sommes des célibataires.
Jadis régnaient les dieux et les héros; nous étions
des déesses et des sirènes. Et puis ça s’est tout détraqué.
À l?occasion de la parution de son nouveau roman, Un lien familial, Nadine Bismuth s?entretient avec l?essayiste et éditeur François Ricard. Petite incursion dans l?atelier d?écriture d?une écrivaine qui sonde l?âme de ses contemporains avec talent, perspicacité et sensibilité.