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EAN : 9782207165454
368 pages
Denoël (01/06/2022)
3.92/5   128 notes
Résumé :
Un matin de 1899, dans une petite ville côtière d'Afrique de l'Est, Hassanali se met en chemin pour la mosquée dont il est le muezzin. Sa marche est interrompue et son destin vacille lorsqu'il croise la route d'un Anglais épuisé qui s'effondre à ses pieds. Cet homme écrivain, voyageur et orientaliste, se lie bientôt avec le muezzin et lui raconte son existence chahutée.
Rapidement, et malgré tout ce qui les sépare, l'étranger voyageur va tomber fou d'amour p... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (38) Voir plus Ajouter une critique
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Alors que tôt ce matin de 1899, le boutiquier Hassanali se rend à la mosquée de sa petite ville d'Afrique orientale pour faire l'appel de la première prière du matin, il découvre avec stupéfaction, tel un mirage surgi du désert, la silhouette titubante du premier mzungu – « blanc » en swahili – qu'il ait jamais vu. Seul, à pied et sans bagages, l'homme « couverts de traces d'entailles et de piqûres d'insectes » s'écroule au bout de ses forces. Il a été dévalisé et abandonné par ses guides lors d'un voyage en Abyssinie. Bientôt remis sur pied par son hôte, cet Anglais qui s'appelle Pearce et se montre plus ouvert que ses semblables, bravant les conventions autant locales que coloniales, devient l'amant de la soeur d'Hassanali, scellant ainsi sans le savoir, puisqu'il ne devait pas tarder à reprendre ses esprits et à rentrer en Angleterre, le destin maudit de plusieurs générations métisses à venir.


C'est un demi-siècle plus tard, dans l'archipel du Zanzibar pour peu de temps encore sous la tutelle coloniale britannique, que le scandale refait abruptement surface, quand le narrateur et collégien Rashid voit son frère Amin se heurter dramatiquement à l'ostracisme qui frappe la descendance de la belle maîtresse indigène abandonnée. Vague alter ego de l'auteur, le jeune homme finira par partir faire ses études au Royaume-Uni avant de s'y retrouver durablement coincé par les troubles entourant l'indépendance du Zanzibar. Son récit marqué par la mélancolie et par la culpabilité se déploie sous le signe de l'abandon souligné par le titre original. Amours trahies et délaissées, pays abandonné à son sort par la débâcle coloniale, famille quittée pour un exil sans retour, l'histoire narrée nous plonge avec subtilité dans l'empreinte laissée par le colonialisme sur les populations locales, au coeur des déchirements vécus sur la ligne tectonique entre cultures et continents, et en confrontation directe avec le racisme :


« C'est la faute à l'esclavage, voyez-vous. À l'esclavage et aux maladies qui les minent, mais à l'esclavage surtout. Esclaves, ils ont appris l'oisiveté et la dérobade. Ils ne peuvent plus concevoir de s'impliquer dans le travail, d'assumer des responsabilités, même contre paiement. Ce qui passe pour du travail dans cette ville, ce sont les hommes assis sous un manguier à attendre que les fruits murissent. Regardez ce que la compagnie a fait de ces terres. Les résultats sont impressionnants. Des cultures nouvelles, l'irrigation, l'assolement, mais il a fallu pour y parvenir radicalement changer les mentalités. »


« C'est étonnant, n'est-ce pas, que ces gens aient vécu pendant des siècles sans avoir recours à l'écriture (...). Tout s'est transmis oralement. Il leur a fallu attendre que monseigneur Steere arrive à Zanzibar dans les années 1870 pour que quelqu'un songe à produire une grammaire. Je pense ne pas me tromper en disant que cela vaut pour toute l'Afrique. C'est stupéfiant qu'aucune langue africaine n'ait été écrite avant l'arrivée des missionnaires. Et je crois bien que dans nombre de ces langues, le seul ouvrage existant est la traduction du Nouveau Testament. Incroyable, non ? Ils n'ont même pas encore inventé la roue. Cela donne une idée du chemin qui leur reste à parcourir. »


« (...) j'en vins à me considérer avec un sentiment croissant de déplaisir et d'insatisfaction, et à me voir avec leurs yeux. À me regarder comme quelqu'un qui mérite l'antipathie qu'on lui porte. J'ai d'abord cru que c'était à cause de ma façon de parler, parce que j'étais médiocre et maladroit, ignorant et muet (...). Puis j'ai pensé que c'était à cause des vêtements que je portais, des vêtements bon marché, sans allure, pas aussi propres non plus qu'ils auraient pu l'être, et qui peut-être me donnaient l'air d'un clown ou d'un déséquilibré. Mais les explications que j'essayais de trouver ne m'empêchaient pas d'entendre les paroles offensantes, le ton irrité dans les rencontres au quotidien, l'hostilité contenue dans les regards fortuits. »


Jusqu'alors peu connue en France, l'oeuvre d'Abdulzarak Gurnah lui a valu le prix Nobel de littérature en 2021, ce qui a enfin motivé la réédition de ses livres traduits en français : une des plus grandes plumes africaines, toute en profondeur et en empathie, à découvrir sans faute pour casser les stéréotypes et, selon les termes du jury, « ouvrir notre regard à une Afrique de l'Est diverse culturellement, mais mal connue dans de nombreuses parties du monde ». Coup de coeur.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Nouveau coup de coeur avec Gurnah, j'ai vraiment hâte que paraissent de nouvelles traductions de ces romans.

Toujours les thèmes de l'identité, de la singularité et la richesse des cultures, des traces et blessures laissés par le colonialisme, des frontières mentales qui ne se franchissent jamais.
Ici, c'est par l'intimité d'une famille et sur le long temps de son histoire que ces thèmes sont abordés, à travers plusieurs générations.
J'ai adoré la première partie, au tournant du siècle à Zanzibar, où le quotidien du timoré commerçant Hassalani se voit perturbé par l'arrivée d'un "gwunzu", un Européen blessé, que sa soeur va soigner et dont elle va, perturbation ultime, tomber amoureuse. En donnant la parole à tour de rôle à chacun: Hassinili, sa soeur Rehana, l'Anglais recueilli et son supérieur, Gurnah redonne grâce à l'intelligence de sa plume toute l'intensité du réel à cette colonie cosmopolite du bout du monde, et met en relief avec une précision chirurgicale l'impossibilité de concilier les regards des locaux et des dominants, tout en faisant voler en éclats cette barrière infranchissable avec l'amour impossible de Rehana et Pearce. Cette partie-là est une magistrale leçon d'ouverture et de tolérance, un vrai bonheur à lire.
Puis la parole est donnée aux descendants, ceux qui partent et ceux qui restent, tous marqués jusqu'au fond d'eux-mêmes par l'éducation reçue, les interdits appris et les mantras sociaux subis, et pourtant chez chacun Gurnah met en relief avec une finesse exquise la singularité de leur personnalité propre, transcendant toutes les dominations tout en préservant les cultures.
Un prix Nobel vraiment mérité, qui porte haut la part d'universel qui caractérise (la plupart du temps) l'esprit de ce prix.
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Petit topo d'histoire-géo pour comprendre Abdulrazak Gurnah et son roman Adieu Zanzibar. Situé à une quarantaine de kilomètres de la côte d'Afrique de l'Est, l'archipel de Zanzibar a été soumis au cours des siècles à de multiples colonisations. Sa population est un melting-pot métissé de peuples originaires des quatre coins de l'Afrique, du Moyen-Orient, de l'Inde et de l'Europe. Zanzibar a été un sultanat indépendant jusqu'en 1890, puis un protectorat britannique jusqu'à une nouvelle indépendance en 1963. Une indépendance éphémère : après un coup d'État communiste en 1964, Zanzibar est intégré au Tanganyika, au sud du Kenya. le nouvel Etat a pris le nom de Tanzanie.

Né à Zanzibar, Abdulrazak Gurnah a quitté son île en 1968, à l'âge de vingt ans, pour suivre des études littéraires à Londres. Il est resté par la suite en Angleterre, où il a mené une carrière d'universitaire et d'enseignant. Auteur de plusieurs romans écrits en anglais, il était peu connu en 2021, lorsque le prix Nobel de littérature lui a été attribué. Adieu Zanzibar est la traduction récente en français d'un roman publié en anglais en 2005 sous le titre Desertion.

Le roman est divisé en trois parties. La première prend place en 1899, dans une petite ville côtière du Kenya. Tout semble délabré, à l'abandon. Un voyageur britannique blessé est recueilli par une famille locale modeste, dévouée, soumise, un peu obséquieuse. Faisant à l'inverse preuve de morgue et de suffisance, l'administrateur du protectorat prendra en charge son compatriote, désireux de lui offrir un confort digne d'un Européen. Mais les distances de classe et d'origine n'empêchent pas les romances…

La deuxième partie se déroule à Zanzibar tout au long des années cinquante. L'île est resplendissante. Dans une famille locale, le père et la mère sont tous deux enseignants à l'école du protectorat. Pratiquant un islam fervent, ils se montrent aussi très soucieux de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. Ils élèvent avec ambition leur fille Farida et leurs deux fils, Amin et Rashid. Une petite bourgeoisie autochtone, cultivée mais rigoriste, résolue à n'entretenir aucune relation sociale avec la grande bourgeoisie coloniale, qui vit luxueusement.

La dernière partie est consacrée à Rashid, parti en Angleterre au début des années soixante pour des études de haut niveau. On comprend que Rashid est le double de l'auteur. Admis dans une université londonienne, il est confronté à la condescendance de ses condisciples à la peau blanche. Après l'obtention de son diplôme, il s'installera comme enseignant dans une petite ville du sud de l'Angleterre. L'accomplissement d'un enfant des colonies ?

Par le biais d'une correspondance tardive et affective avec son frère Amin, Rashid prendra connaissance des événements douloureux qui ont suivi l'indépendance de Zanzibar. Coup d'État, saccages, arrestations. Tensions et tueries raciales, exacerbées par les infiltrations et les manipulations exportées par l'ancien empire soviétique.

Amin révèlera aussi à Rashid son grand amour de jeunesse pour Jamila, une femme divorcée plus âgée que lui. Une relation clandestine torride dont tu auras lu les détails, lectrice, lecteur, dans la deuxième partie du roman. Un amour jugé inconvenant par les parents, en raison d'une liaison évoquée dans la première partie du livre et ayant fait scandale soixante ans plus tôt.

Un livre dont on ne perçoit le sens nostalgique que lorsqu'on arrive à la fin. Les deux premières parties se lisent agréablement, les personnages sont décrits dans toute leur sensibilité, mais j'ai eu du mal à comprendre où l'auteur m'emmenait. Abdulrazak Gurnah grave joliment et poétiquement les souvenirs d'une enfance heureuse, de promenades rêveuses autour de plantes luxuriantes et de vestiges d'anciennes civilisations.

Mais « il étouffait ici, disait-il : l'obséquiosité des rapports sociaux, la religiosité qui relevait d'un autre siècle, les mensonges sur l'histoire ». Il s'en veut toutefois d'être parti loin de ceux qu'il chérissait, de les avoir abandonnés. Une manière de désertion qui le hante.

Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
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Comme dans ses autres romans que j'ai lu, Abdulrazak Gurnah nous amène en Afrique de l'Est, et à Zanzibar, et nous propose un récit choral, sur plusieurs générations, qui à la fois évoque des destins individuels, et l'histoire de la région, les destins individuels illustrant d'une manière plus large ce qu'a pu vivre l'ensemble de la population.

Le premier récit débute à la toute fin du XIXe siècle. Hassanali, un commerçant qui fait office de muezzin, découvre un homme en très mauvais état devant la mosquée. Il le fait ramener chez et essaie de lui faire dispenser les premiers soins. Mais l'homme est Anglais, et très vite il sera récupéré par l'administrateur colonial. Mais le contact avec la famille d'Hassanali a été établi, et
Martin Pearce, l'Anglais en question, va tomber sous le charme de la soeur de Hassanali, Rehana. Nous apprendrons la suite de leur histoire dans le récit suivant, celui qui nous décrit une nouvelle histoire de passion transgressive, celle d'Amin. Il s'éprend d'une femme un peu plus âgée, qui plus est divorcée, et nous l'apprendrons par la suite, petite fille de Rehana et Martin Pearce. Ses parents, enseignants tous les deux, le contraignent à mettre fin à cette relation « honteuse », et sans s'en rendre compte le poussent au désespoir. Enfin, nous suivons Rashid, le frère d'Amin, qui brillant élève se voit offrir la possibilité de suivre des études en Angleterre.

Entre le monde colonial, basé sur un négation de la dignité des indigènes, à l'indépendance qui exclut tout une partie de la population sur des critères ethniques (indiens, arabes, ou supposés tels), en passant par les routes de l'exil, le roman dit la quête impossible d'une identité qui ne soit pas cause de séparation d'avec les autres, de mépris et de violence. Mais Abdulrazak Gurnah est un immense conteur, et son récit, malgré l'ironie et une forme de désespoir, se teint de mille couleurs chatoyantes, nous dépeint des personnages attachants et sensibles. C'est donc un beau voyage, même si la tonalité du récit est au final sombre. le titre original en anglais du livre est Desertion, et cela résume bien mieux le roman. Rehana abandonne sa famille, les règles de sa communauté pour vivre une histoire d'amour qu'elle ne peut vivre autrement. Amin abandonne la femme qu'il aime et Rashid abandonne son pays. Ils n'ont d'une certaine manière pas le choix, mais ces abandons sont mutilants, douloureux. Et font de tous ces personnages des étrangers, même s'ils continuent à vivre dans leur pays. Des étrangers pour ceux qui ne les comprennent pas, les condamnent, mais aussi des étrangers pour eux-même, obligés de laisser une partie d'eux-même.

C'est sensible et questionnant.
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Nous sommes en 1899. Hassanali marchand du quartier indigène de Zanzibar en est aussi le muezzin. Comme tous les matins il va lancer ses appels à la prière quand il reste en arrêt devant un homme prostré malade et dépouillé de tout. Cet homme «qu'il prend pour un spectre dans la lumière naissante» est un blanc. Que fait-il dans ce quartier ?

«Le destin est partout, comme il était dans cette première rencontre, mais le destin n'est pas le hasard, et les événements même les plus inattendus répondent à un plan. Ainsi la suite a-t-elle laissé paraître moins qu'accidentel le fait qu'Hassanali ait été celui qui a découvert l'homme.» p10

Cette découverte, contée de façon cocasse, débute la première partie de «Adieu Zanzibar». Elle pose un profond dilemme à Hassalani le marchand et va transformer sa vie et surtout celle de sa soeur Rehana que son mari a abandonnée et qui va aimer Pearce, l'homme que recueille Hassalani.
Abdulrazak Gurnah nous relate ce récit comme il le ferait d'un conte oriental, tout en douceur sans toutefois éluder les répercussions de cette histoire d'amour dans la société coloniale et ancestrale de l'époque, histoire qui se poursuivra avec Jamila, la descendante du couple Pearce-Rehana, dont on fait la connaissance dans la deuxième partie du roman.
Le titre de Adieu Zanzibar est, en anglais, «Désertion» et effectivement on assiste à une suite d'abandons. La désertion de ceux qui accompagnent Pearce l'anglais abandonné dans la brousse, celle du mari de Rehana qui part en Inde en la laissant seule dans l'incertitude de son retour. Elle sera suivie pour elle d'une nouvelle désertion, celle de Pearce dont elle est devenue l'amante en prenant tous les risques face au code traditionnel de la société dans laquelle elle vit. Il repartira en Angleterre en la laissant enceinte d'une fille Bi Asmah mère de Jamila.
Le narrateur principal, Rashid, va lui-aussi déserter en quittant l'île de Zanzibar pour l'Angleterre comme Abdulrazak Gurnah qui enseigne la littérature et la théorie postcoloniale à l'université du Kent.

«Il y a, vous le voyez, un je dans cette histoire, mais je n'en suis pas le sujet. C'est une histoire sur nous tous, Farida et Amin, nos parents, Jamila. Elle dit que chaque histoire en contient beaucoup d'autres, et qu'elle ne nous appartiennent pas mais se confondent avec les aléas de notre époque, qu'elles s'emparent de nous et nous lient à jamais.» p135

Ce roman nous plonge dans l'atmosphère des quartiers indigènes de cette ville de Zanzibar avec ses odeurs, ses bruits, ses voix qui se croisent, ses croyances. Il nous met aussi face à la confrontation entre l'intolérance et le mépris des colonisateurs et cette vie chatoyante de l'Afrique orientale où se mêlent légendes swahilies et code des traditions ancestrales et familiales.
Cette découverte d'Abdulrazak Gurnah m'a agréablement surprise et transportée dans un monde étranger et proche à la fois. Car il sait raconter et rendre vivant et coloré le quotidien même le plus banal. Il analyse finement les réactions des blancs, eux-mêmes déracinés et inadaptés à cette Afrique qu'il colonisent, le courage des femmes qui prennent le risque de briser le carcan familial et, en bravant les interdits, se retrouvent exilées dans leur propre pays pour avoir voulu vivre leur vie comme les hommes le sont en s'éloignant d'un pays qui est celui qui garde la magie de leur enfance.
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critiques presse (5)
Culturebox
07 mars 2023
Abdulrazak Gurnah nous emmène à travers les générations des années 1900 en Afrique, à Londres dans les années 60.
Lire la critique sur le site : Culturebox
Culturebox
14 février 2023
Le romancier tanzanien, prix Nobel 2021, signe avec "Adieu Zanzibar" un livre épique, éblouissant sur les amours trahies et le déracinement. Indispensable.
Lire la critique sur le site : Culturebox
LaCroix
02 août 2022
Le Prix Nobel de littérature 2021 explore la profondeur du continent africain et l'infinité de son espace océanique oriental, tout en les délivrant des douleurs de la domination. Une lecture capitale.
Lire la critique sur le site : LaCroix
LeDevoir
01 août 2022
Dans Adieu Zanzibar, l’adieu est double, nourri à la fois de la culpabilité d’avoir abandonné son monde et sa famille — Desertion, le titre original de ce livre paru en 2005, est plus éloquent — et de la déchirante impossibilité d’un retour en arrière.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
LeMonde
25 juillet 2022
Il s’appelle Pearce, Martin Pearce. Mais cela, on ne le saura qu’au bout d’une trentaine de pages. Car l’auteur, Abdulrazak Gurnah, a l’art de ménager ses effets. Qui donc est cet homme – ou plutôt cette loque humaine – qu’Hassanali, le muezzin de la mosquée locale, découvre un matin quasi inanimé et tellement maigre qu’il le prend pour un mort vivant ? Un Européen ? Peut-être.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (36) Voir plus Ajouter une citation
C’était la fin des années 1950, une époque où le monde fut plus tragi-comique que jamais, et où l’Afrique presque tout entière se trouvait gouvernée par les Européens d’une manière ou d’une autre : directement, indirectement, par l’usage de la force brute ou d’une diplomatie musclée, si tant est que ces deux termes ne soient pas trop contradictoires. Une carte britannique de l’Afrique dans ces années-là présentait quatre couleurs : un rouge tirant sur le rose pour les territoires sous la domination des Britanniques, le vert foncé pour les Français, le violet pour les Portugais et le brun pour les Belges. À ces couleurs correspondait une vision du monde, et chacune de ces nations avait ses couleurs à elle sur ses cartes à elle. C’était une manière de comprendre l’époque et, pour beaucoup de ceux qui se penchaient sur les cartes, une manière de rêver à des voyages auxquels seule l’imagination pouvait donner corps. On ne lit pas les cartes aujourd’hui de la même façon. Le monde est devenu autrement complexe, plein de peuples et de noms qui brouillent sa clarté. Dans tous les cas, rien n’est plus à présent laissé à l’imagination, car l’image est partout.
Sur les cartes britanniques, le rouge était un rappel de la bannière anglaise, il représentait la volonté de sacrifice au nom du devoir et tout le sang versé au nom de l’Empire. Même l’Afrique du Sud était alors encore en rouge rosé, dominion au même titre que le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, des lieux que les Européens avaient investis en parcourant la moitié du monde pour trouver un peu de paix et de prospérité. Le vert sombre était une plaisanterie aux dépens des Français, qui évoquait les pâturages élyséens quand l’essentiel du territoire sur lequel ils régnaient était soit désertique ou semi-désertique, soit couvert par la forêt équatoriale, autant d’étendues inutilement gagnées par les armes et un orgueil démesuré. Le violet était réservé à l’inquiète estime de soi des Portugais et à leur passion pour la monarchie, la religion et les symboles de la domination, quand durant l’essentiel des siècles de leur occupation coloniale ils avaient dévasté ces terres avec la pire brutalité, détruisant et incendiant, déplaçant des millions d’hommes et de femmes vers les plantations du Brésil pour y servir d’esclaves. Le brun, enfin, était la couleur de l’impassible et cynique efficacité des Belges, qui prirent part aux festivités plus tard mais dont le cadeau qu’ils laissèrent aux peuples sous leur joug se révéla être sans comparaison aucune avec celui des autres grandes puissances de cette époque étriquée.
Leur legs au Congo et au Rwanda laisserait encore pour longtemps souillés les rivières et les lacs. Les Espagnols aussi avaient leurs territoires, en jaune sur les cartes britanniques comme un rappel de la couleur de leur drapeau et de leur obsession de l’or à piller. Plus tard dans cette décennie, les couleurs allaient pâlir et passer au rose, au vert pâle, au mauve et au beige. Peut-être était-ce le signe d’un renoncement à l’autorité coloniale, une évolution vers l’autonomie, la situation est en main, tout passe tout lasse.
La carte des années 1950 montrait aussi les exceptions à la domination européenne. L’Égypte était indépendante et en proie à l’agitation depuis 1922, mais sans autre choix que d’accueillir sur son territoire l’armée de terre, l’aviation et la marine britanniques. Le Libéria, qui ne fut jamais officiellement une colonie, avait été créé pour devenir la terre où les esclaves africains affranchis pouvaient revenir des États-Unis d’Amérique afin d’y construire une Nouvelle Jérusalem, et quel beau travail ils avaient fait là. L’Éthiopie avait tenu bon à deux reprises face à des Italiens enclins à la pagaille. Au XIXe siècle, quand toutes les armées d’Europe qui le souhaitaient étaient autorisées à s’emparer d’un bout d’Afrique et à assassiner par milliers ses habitants, l’armée de l’empereur Ménélik battit les Italiens à Adoua. Il est clair que c’est une farce qui a conduit à cette défaite inutile, même si certaines autorités en accordent le crédit à Rimbaud, qui fut trafiquant d’armes pour le compte de l’empereur. Plus tard, les armées de Mussolini furent expulsées par les francs-tireurs, les Britanniques et les forces coloniales africaines, dont l’oncle Habib faisait partie. Puis il y avait le Soudan, une dictature militaire indépendante depuis 1952 ; et la Libye, royaume théocratique sous protection britannique depuis 1951. C’étaient des situations à part, à propos desquelles une telle carte n’avait rien à dire. Pour le reste, tout était aux mains de la mission civilisatrice, depuis Le Cap jusqu’à Tanger, en passant par toute l’Afrique de l’Est, où se sont déroulés les événements qui nous occupent ici.
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Au cours des mois suivants, j’ai commencé à me considérer comme un exclu, un exilé. Je donne l’impression que tout a été progressif, et il est vrai qu’il m’a fallu deux mois pour arriver à évaluer ma situation, mais j’avais tout senti beaucoup plus tôt. La lettre dans laquelle mon père m’enjoignait de ne pas revenir m’avait sonné, paralysé, réduit au silence et paniqué. Que voulait-il dire exactement par là ? Où irais-je si je ne rentrais pas au pays ? Où pouvais-je aller ? Ce n’est qu’une fois cette peur panique retombée, lorsque les jours passèrent sans apporter de répit dans l’inquiétude, aucun nouveau courrier ne venant annuler le premier, que je cherchai les mots pour expliquer ce qui s’était passé, des mots que je me murmurai en secret dans la honte et l’autodérision. Pour la première fois depuis que j’étais arrivé en Angleterre, je me sentais un étranger. Je le compris, je m’étais cru à mi-chemin de mon voyage, entre l’aller et le retour, réalisant un projet avant de retourner chez moi, mais brusquement j’ai craint que le voyage ne s’arrête là et que je n’aie à passer toute ma vie en Angleterre, étranger au milieu de nulle part.
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Il savait que les vieux sages reviendraient plus tard dans la matinée s’asseoir sur le banc qu’il avait installé devant sa boutique à leur intention, lorsque le soleil aurait disparu derrière les maisons les plus proches. ils migreraient ensuite nonchalamment au cours de la journée vers un autre coin d’ombre, ou bien retourneraient au café, puis à la mosquée, avant de réapparaître en fin d’après-midi du côté de la boutique. A la fraîche les bavardages seraient plus amènes, les récits plus longs et plus anciens. Il en allait ainsi depuis l’époque de son père. Les vieillards se succédaient, qui allaient et venaient en traînant les pieds au gré des événements, mais le banc restait à sa place, et ne manquait jamais d’occupants. p35
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Suis-je un? Je suis l'étang où elle se mêle à moi. Je n'ai jamais connu pareil manque ni pareil désir, comme si j'allais mourir de soif ou de folie si je ne la tenais pas entre mes bras, si je ne m'étendais pas à côté d'elle. Pourtant je ne meurs pas et je ne la tiens pas entre mes bras. Mais je n'ai jamais su grand-chose, et peut-être en est-il ainsi de tout amour tôt ou tard.
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Telle est notre époque. Nous pensons savoir que le miracle est mensonge et lui cherchons toujours une explication cachée ou refoulée. Nous préférons comme explication la cupidité et la luxure plutôt que l'amour. Nous sommes plus rassurés par l'évocation sournoisement moqueuse de nos petites misères, de nos odeurs et de nos excretions que par la modestie, la discrétion, ou un vibrant désir d'affection en nous.
On ne nous laisse même plus avoir une âme, et le jardin secret qui est le nôtre n'est que lieu de tourmente sans fin, plaie à vif, lancinante blessure.
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Vidéo de Abdulrazak Gurnah
Abdulrazak Gurnah vous présente son ouvrage "Les vies d'après" aux éditions Denoël. Entretien avec Lucie Leroy. Traduction par Sylvette Gleize. Rentrée Littéraire automne 2023.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2929801/abdulrazak-gurnah-les-vies-d-apres
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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