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EAN : 9782070444496
592 pages
Gallimard (07/05/2012)
4.12/5   348 notes
Résumé :
"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou."
Jacques Abeille

Que dire d'une œuvre si ample qu'elle échappe aux catégories littéraires ? Les jardins statuaires, c'est à la fois une fable, un roman d'aventures, un récit de voyage, un conte philosophique. À une époque indéterminée, un voyageur découvre un monde mystérieux où, dans des domaines protégés par de vastes enceintes, les hommes cultivent des statues...
Nourri à la lecture des surréalis... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (72) Voir plus Ajouter une critique
4,12

sur 348 notes
Poésie minérale, lyrisme végétal pour symphonie surréaliste…

Ce livre a un charme singulier et magnétique. Dès les premières lignes il vous envoute de son onirisme, de son écriture ciselée, puis sa musique élégante, son rythme apaisant, son ambiance surréaliste, son chant lyrique, sa façon atemporelle de narrer à la façon d'une fable philosophique ou d'un conte d'apprentissage, son originalité poétique ne vous lâchent plus et vous invitent à déguster sensuellement chaque page de ce bijou précieux à mille facettes. Un immense coup de coeur.


« Je vis de grands champs d'hiver couverts d'oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l'infini d'indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit. J'étais entré dans la province des jardins statuaires».

Ainsi débute le périple d'un voyageur qui arrive en cette étrange contrée des jardins statuaires, pays divisé en domaines vivant repliés sur eux-mêmes, ceints de hauts murs que surplombent des frondaisons noires et bordés de larges rues austères, où les hommes s'adonnent à la curieuse culture des statues. Des jardiniers qui cultivent en effet les statues en terre, telles des plantes délicates nécessitant des soins précis et cycliques depuis leur naissance, petits bulbes blancs rapprochés dessinant sur le fond plus sombre du terreau des lignes régulières, en passant par les nombreuses tailles au fur et à mesure de leur croissance donnant une forme bien déterminée aux statues, jusqu'à la sortie de l'étreinte douce du terreau, pour aller les vendre à l'extérieur du domaine. Des soins constants apportant spécificité aux statues, en termes de formes et de styles, suivant le domaine dans lequel elles ont poussé, suivant notamment la qualité de la terre où elles ont pris racine, suivant peut-être aussi la sensibilité des jardiniers, leur univers, leur état d'esprit, leurs efforts, qui en ont pris soin : sculptures guerrières, nymphes ou éphèbes, statues sensuelles et érotiques, statues aux formes rondes et nuageuses, statues longues et filiformes, statues qui maigrissent, statues lacérées par les vents sablonneux, et, par moment, de façon surprenante, des sculptures imparfaites, non équilibrées, telle une dissonance dans toute cette harmonie réglée comme du papier à musique…

« Si on brise la statue, on ne trouvera rien
Elle est si pleine qu'elle n'a pas d'intérieur ».

Notre voyageur, installé dans un hôtel extérieur aux domaines dont le logeur devient peu à peu le confident, est fasciné par la paix qui se dégage des différents domaines visités, domaines du Sud, de l'Ouest et de l'Est. Il observe les faits et gestes communs aux différents domaines, les singularités de chaque province, et est particulièrement interpellé par les règles, les codes, les rites de ces sociétés dans lesquelles, alors que les hommes manient la pierre, les femmes restent invisibles à tous, sauf à leur époux, cloitrées dans un jardin labyrinthique à la flamboyance toute végétale qui n'est pas sans rappeler le jardin d'Éden.

« La plupart des arbustes ornementaux sont aussi des arbres fruitiers. On découvre que le plumet des carottes délimite avec bonheur un massif de sauge pourprée et l'on voit plaisamment une haie de pieds de tomates encadrer des bouquets de marguerites ou des anémones se pencher au chevet des cressonnières. Il n'y a pas d'allées ; on se déplace d'un endroit en un autre en marchant sur une pelouse continue et tout est conçu pour le libre déploiement de la grâce qui, semblable aux étoffes jouant dans la lumière de son corps, accompagne le moindre pas de toute femme. Car le lieu le plus intime d'une femme, son plus proche espace, n'est-il pas, ténu comme un plissé de l'air, son linge ? ».

Mais ces femmes enfermées et soumises à cette implacable destinée, notamment au rite immuable du mariage que l'auteur rapporte avec une magnifique minutie, le sort réservé aux orphelins ou aux enfants nés hors mariage, l'exclusion faite aux femmes non mariées qui n'ont d'autre choix que de se prostituer dans des hôtels hors des domaines, ou encore la présence lointaine du mystérieux gardien du gouffre laissent entrevoir au voyageur certaines failles dans cette harmonie première, des fissures béantes venant battre en brèche une certaine idée de l'utopie qu'il a bien cru trouvé en arrivant tant il ressentait un émerveillement complet par lequel il se sentait devenir meilleur.

Cette impression sera confirmée et renforcée par la découverte des arides et austères domaines du Nord, proches des peuples nomades des Steppes dont un certain chef légendaire fascine les adolescents. Domaines à l'abandon, statues monstrueuses dont la pierre éclate sans contrôle telles des concrétions de tous les vices et passions des hommes, route des statues abandonnées, hommes sauvages à la tête d'une insurrection et menaçant les domaines des jardins statuaires, autant d'images qui parviennent peu à peu aux oreilles et aux yeux de notre voyageur qui va errer en ces contrées et y vivre des péripéties.

Pour nous lecteur, plus que d'une distance, ce voyage nous laisse le souvenir de son épaisseur. A travers ce périple étrange et surréaliste dans lequel des jardiniers cultivent en terre des statues, le livre explore la question de l'organisation en communauté et la gestion politique de toute vie collective.
Mais surtout, les thèmes de la création artistique, de l'imaginaire et de la relation entre l'art et la vie sont mis en valeur. L'art doit-il naitre tout seul, émerger naturellement, surgir, comme provenant de la terre ou au contraire doit-il être travaillé par l'homme ? L'opposition entre les jardiniers qui assistent à l'émergence des statues et ne font que guider la nature, l'aider, via les tailles, via les boutures, et les sculpteurs qui taillent dans le bois ou dans le métal en est une belle métaphore dans le livre.

« Nous, les statues, nous les cultivons. Nous les soignons en pleine terre, nous les aidons à mûrir, à se développer, à devenir. Alors que lui, dans un métal anonyme et qui n'est plus destiné à rien, il imprime de force les images de son caprice ».


Par ailleurs, les statues élevées en terre dans ces jardins qui sont en quelque sorte un reflet des hommes qui les façonnent permettant également d'interroger la question de l'identité d'un peuple, de son image et de l'idée qu'il se fait de son image. Façonnons nous les statues à notre image, voire sommes-nous des statues ? Une belle métaphore surréaliste…
« Tôt ou tard les hommes, et les femmes, à leur tour, deviennent les images de leurs images. Images perturbées, inversées même parfois, mais n'ayant pas un degré de réalité supérieure ».


Sans oublier le rôle des hommes dans les sociétés, la statue ayant une symbolique virile et phallique évidente. L'homme, narcissique, consacre toute sa vie à édifier quelque chose à son image tandis que la femme, cachée et sans image, passe sa vie à cultiver le potager pour nourrir la communauté… Sans contrôle, sans règle, comme un retour à un monde sauvage, la fureur minérale symbolisée par l'explosion de statues monstrueuses qui ne cessent de croître, s'oppose à la colère végétale échevelée appréhendée à travers le jardin labyrinthique à l'abandon, comme le reflet de rapports de force larvés entre les hommes et les femmes, envers du décor des rites policés par la communauté qui semblent guider ces relations ancestrales ? Les plantes à l'abandon ont tendance à recouvrir et étouffer les pierres… jusqu'au retournement violent de la force minérale…
« Les plantes sont aussi folles que les pierres ; plus folles encore s'il est possible. Il y a une sorte de guerre entre elles et les statues ».


Publié pour la première fois en 1982, « Les jardins statuaires » est un roman du romancier et peintre Jacques Abeille, un livre de science-fiction, de fantaisie plutôt, qualifié de chef d'oeuvre pourtant longtemps méconnu. Un livre maudit qui aura connu beaucoup de déboires ayant été perdu, ayant brûlé dans un incendie, dont la maison d'édition fit faillite, maintes fois réécrit. Ce livre a ainsi acquis le statut de livre maudit. Bien que "Les jardins statuaires" ne soit pas un livre aussi largement connu que certains autres classiques de la science-fiction ou de la fantaisie, il a été acclamé par la critique et a obtenu un certain succès auprès des lecteurs qui ont découvert cette oeuvre.

Dans sa façon d'amener un voyageur en quête d'ailleurs sur une terre inconnue et d'en découvrir avec lui les us et coutumes surprenantes, codes que le voyageur se donne pour objectif de mettre sur papier, ce roman m'a fait penser de prime abord au livre « Les saisons » de Maurice Pons. de prime abord seulement. Car l'accueil réservé à notre voyageur est bien plus bienveillant et propice à une réelle immersion autorisant une analyse quasi anthropologique et ethnologique des provinces, récit proche de ceux de Michel Leiris ou de Lévi-Strauss.
Quant à son ambiance et son style, à la fois merveilleux mais aussi inquiétant, il me fait penser au Balcon en forêt de Julien Gracq ou au lyrisme d'un Gérard de Nerval, enchâssé de conte philosophique à la Voltaire ou Montesquieu dans lequel un voyageur est révélateur de populations et de territoires repliés sur leurs traditions…Mais qu'importent les comparaisons, c'est bien un livre unique, singulier, original que nous avons entre les mains.
Il me tarde de poursuivre ce cycle des contrées de Jacques Abeille, cycle débuté en 1982 et terminé en 2012 pour lequel Jacques Abeille a reçu le prix Wepler. Ce cycle inclut Les veilleurs du jour, Les voyages du fils, Les chroniques scandaleuses de Terrèbre, Les barbares et La barbarie et deux livres hors du cycle : La clé des ombres et Les carnets de l'explorateur perdu. Rien que les titres augurent du beau périple qui attend le lecteur…
Jacques Abeille a reçu par ailleurs en 2015 le Prix Jean Arp de Littérature Francophone. Il est également peintre et a illustré de nombreux livres, notamment de poésie. Il est enfin l'auteur d'une oeuvre érotique importante, publiée pour partie sous le pseudonyme de Léo Barthe

Il m'est d'avis qu'il y a une multitude de façons d'interpréter tous les éléments contenus dans ce récit, et une lecture seule ne suffit pas. C'est un livre qui mérite plusieurs lectures tant sa philosophie est riche. En cela, il a toute sa place sur une île déserte. Sans parler de son onirisme, de sa poésie, de sa beauté…un récit à nul autre pareil qui est gros d'engendrements à venir et de virtualités à explorer! Un livre rare, très rare !
« Les signes pullulent. Il faut que le regard s'abîme. Pourtant d'autres contrées sont à venir. Il y aura des pays »…


Pour résumer cette expérience de littérature dans laquelle je suis plongée depuis quelques jours sans pouvoir lâcher ce livre plus de quelques heures, voici un passage qui résume à merveille mon sentiment :

« le brouillard humide dans lequel je vivais depuis plusieurs jours était dispersé, les nuées de sable, un instant soulevées, s'abattirent et ce fut comme un coup de cymbales sur les voutes de l'espace. Un ciel bleu de fable tombait roide sur l'ossuaire serti d'ocre et de mauve de la cité morte. J'eus un vrai sursaut devant tant de splendeur ».


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« Je vis de grands champs d'hiver couverts d'oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l'infini d'indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit. J'étais entré dans la province des jardins statuaires »
Ainsi débute le périple inédit du conteur de cette histoire, voyageur en quête d'ailleurs, pénétrant dans la contrée mystérieuse des jardins statuaires. Dans ce pays divisé en domaines ceints de hauts murs et bordés de larges rues austères, les hommes d'adonnent à une bien étrange activité, la culture des statues. Aussi délicates que des plantes, les statues sortent de terre en jeunes pousses tendres et fragiles, croissent et se développent sous les soins constants des hommes jardiniers, se transformant ainsi en sculptures guerrières, nymphes ou cariatides, idoles de marbre ou figures d'airain selon la qualité de la terre d'où elles ont pris racine.
Fasciné par la vision d'un monde où règnent tant de paix et d'harmonie, le voyageur-narrateur parcourt le pays, fait halte dans les nombreux domaines, se familiarise avec une population dont il désire entreprendre le récit circonstancié mais dont les us et coutumes ne tardent pas à le laisser perplexe tant ils regorgent de rites, de gestes et d'actions dans lesquels la spontanéité et le libre arbitre n'ont finalement que bien peu de part.
Tout ici semble régi par des codes et des règles, des cérémonies et des chants qui scandent la vie de la communauté.
Ainsi, la femme, être invisible en cette contrée, cloîtrée à l'abri des regards masculins - hormis ceux de son époux - dans un jardin labyrinthique. Ainsi l'étrange rôle du gardien du gouffre ou le sort réservé aux orphelins, ou encore la douloureuse condition des femmes non-mariées, reléguées au rang de filles perdues.
A mesure qu'il pénètre à l'intérieur des terres, le narrateur sent se fissurer le sentiment utopique d'une société idéale dont il s'était préalablement laissé bercer. Progressivement lui parviennent des rumeurs de rébellion, des échos encore informels sur un jeune chef avide de conquêtes, à la tête des peuples nomades des steppes.
Le voyageur s'aventure alors dans les territoires arides délimitant les frontières du Nord du pays, à la recherche de ce légendaire jeune homme qui menace l'ordre fixe, l'immobilité autarcique des jardins statuaires.

Heureux le lecteur qui pénètrera dans le monde paisible et bienveillant des jardins statuaires ! le bonheur qui sera le sien de découvrir ou redécouvrir un chef-d'oeuvre trop longtemps méconnu ! C'est que l'histoire de ce manuscrit comme frappé du sceau d'une malédiction, serait elle-même digne d'un roman. En effet, écrit par le romancier et peintre Jacques Abeille en 1982, Les Jardins Statuaires n'ont cessé de se dérober à l'édition. Manuscrit perdu, incendie, faillite…une série d'infortunes a longtemps soustrait aux regards l'ampleur de ce chef-d'oeuvre de la littérature de l'imaginaire.
Seuls, quelques rares et fervents amateurs de l'étrange, avaient jusqu'ici hissé Jacques Abeille au rang des auteurs culte.
Trente ans plus tard, les éditions Attila mettent un terme au sortilège en rééditant ce somptueux récit qui peut enfin ouvrir grands les portes de son ailleurs aux lecteurs-voyageurs que nous sommes. le sort s'est désormais inversé ; c'est nous-mêmes dès à présent qui sommes ensorcelés, pris par la magie d'un phrasé aux forts pouvoirs magnétiques et l'expression d'une pure poésie aux accents magnifiquement évocateurs et enchanteurs.
Récit de voyage, conte fantastique, quête initiatique, roman onirique, allégorie, Les Jardins Statuaires, échappent à toute velléités de classification. C'est qu'ils sont tout cela à la fois, aussi méticuleux dans la description quasi-ethnologique d'une civilisation aux frontières du mythe, que dans le travail d'orfèvre et la qualité exceptionnelle de leur forme écrite.
A la narration minutieuse des principes de vie d'une société, comparable aux écrits d'un Lévi-Strauss, aux explorations d'Utopie d'un Thomas More ou aux pérégrinations d'un Candide, se joignent le surréalisme d'un Buzzati et la poésie extatique des romantiques du XIXème siècle.
La langue de Jacques Abeille, à ce point ciselée, sertie de rêves, enchâssée d'émotions, vaste pays lui-même à découvrir, est un bijou précieux que tous les amoureux des mots, les épris de littérature et d'imaginaire se feront une intense joie d'appréhender.

« Les réseaux se nouent, se superposent, s'effacent. Les signes pullulent. Il faut que le regard s'abîme.
Pourtant d'autres contrées sont à venir. Il y aura des pays… »



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"Je crus avoir écrit l'oeuvre d'un fou."
Jacques Abeille

Auteur découvert grâce à Chrystèle (HordeDuContrevent) et à son magnifique billet, « Les Jardins statuaires » est le premier tome du cycle romanesque des Contrées débuté dans les années 1980.

Dès les premières pages du roman, je me suis laissée séduire, charmer, emporter par la plume poétique de Jacques Abeille, par son récit contemplatif proche de la rêverie, par son personnage attachant, et surtout par ce monde statuaire fascinant qui lie l'art au minéral et au végétal.

C'est un roman sans pareil, une porte ouverte vers une contrée lointaine, hors du temps, un récit de voyage inoubliable au pays des statues.

*
Guidée par l'écriture pleine de grâce de Jacques Abeille, j'ai suivi le narrateur dans son voyage, à la découverte d'un monde mystérieux et étrange où, dans des grands domaines protégés par de hautes murailles, des jardiniers cultivent des statues. Leur savoir-faire s'apparente à un art qui requiert beaucoup de patience et de méticulosité.
Les statues se développent de la même manière que les plantes, ayant besoin d'un terreau fertile pour développer un système racinaire qui s'amoncèlera pour devenir un socle dense et compact, capable de soutenir la statue une fois achevée. Inlassablement, les jardiniers sèment, plantent, soignent et transplantent les pierres. Ils sont comme des tailleurs de pierre élaguant, polissant, façonnant suivant leur sensibilité, leur personnalité, leurs émotions pour donner la forme définitive aux statues.

« Pour moi, j'y voyais la concrétion de toutes les passions humaines, cette façon que nous avons d'être mi-partie dehors, mi-partie dedans les choses. »

Instruit par le doyen de chaque domaine, l'homme découvre ces espaces clos, énigmatiques, coupés du monde extérieur. le temps y paraît suspendu, soumis au rythme des pulsations organiques des statues, créant une atmosphère magique et féérique.

Mais si les domaines du sud sont riches et prospères, sculptant des oeuvres abouties, variées et spectaculaires, les domaines du nord au sol pauvre façonnent des statues d'un tout autre genre.

« En vérité je ne sais d'où ces statues tiennent cet air de présenter chacune à sa manière une déchirure profonde, et secrète, mais comment n'en serait-on pas touché? »

*
Si j'ai été éblouie par la beauté esthétique des sculptures réalisées par ces artistes jardiniers, « Les jardins statuaires » n'est pas un simple roman d'ambiance : s'il traite de la création artistique et du pouvoir de l'imagination des hommes, la beauté du texte résonnent d'idées et de réflexions approfondies sur les sociétés enfermées dans les carcans de lois ancestrales et de coutumes rétrogrades.

En effet, la forme sociétale de ces micro-sociétés semble se refléter dans la rigidité et l'aspect des statues.

« Quand nous fûmes plus près, je remarquai que les jardiniers maniaient marteaux et burins.
— Ils procèdent à la taille. À chaque étape de sa croissance la statue pousse de toutes parts un bourgeonnement désordonné. Chaque fois, la forme définitive, vers laquelle obscurément elle se développe, est tout entière remise en jeu. Il faut donc sans cesse la reprendre, la confirmer, et, pour ce faire, détacher à temps les membres en excédent qui menacent de la rendre tout à fait informe et monstrueuse. »

C'est à coups de cisailles et de masses qu'ils modèlent l'organisation de leur vie communautaire par un ensemble de règles qui régissent leur société, allant jusqu'à créer à l'intérieur de chaque domaine, un enclos pour les femmes dissimulé derrière un rideau labyrinthique de végétation.

« … ceux qui viendront après moi feront ce que j'ai fait ; ils inventeront quelque chose qui ruinera peut-être ce que j'ai entrepris. Quelle importance ? Je vous concède que l'idée de progrès est une des plus ineptes qu'ait jamais conçues l'entendement humain, mais elle est nécessaire. Il faut bien que les hommes se racontent quelque fable pour se justifier de ne pas laisser le monde en l'état où ils l'ont trouvé. Et comment supporteraient-ils la disparition de leurs ancêtres s'ils n'étaient capables d'entretenir en eux-mêmes l'illusion de valoir mieux qu'eux ? Croyez-moi, c'est une ineptie féconde. »

Il fait réfléchir le lecteur sur de nombreux thèmes qui ont une portée particulièrement actuelle, développant des thématiques autour des relations entre hommes et femmes, des fonctions sociales de chacun, et en particulier autour du rôle des femmes, excessivement limité, borné.

« Vous voyez comme il est difficile de parler des femmes quand on est un jardinier ! Nous les connaissons mal et elles ne cessent de nourrir nos rêves. Elles nous parlent fort peu. Ce que je vais vous dire est aventureux, puisque je n'ai aucune connaissance directe de la chose, cependant il me semble que les couples qui se forment et qui sont heureux…, de tels couples doivent communiquer autrement que par des mots, chacun doit pressentir l'autre à ses gestes, à son souffle. Or il paraît que ce grand silence, qui s'étend entre les hommes et les femmes et qui, d'une certaine manière, a cours aussi entre les hommes…, ce grand silence, les femmes ne le laissent pas s'établir entre elles. Il paraît qu'elles parlent, qu'elles parlent beaucoup entre elles, et des hommes notamment. On suppose même qu'elles sont, entre elles, d'une très grande indécence. Nous y pensons souvent. Comme je vous l'ai dit, nous en rêvons. »

En même temps, le narrateur, sorte de anti-héros, véhicule à travers ses pensées, de belles valeurs sur l'égalité entre les hommes et les femmes, la liberté, l'entraide, le bonheur, l'amour, la paternité.

*
Dans le premier tiers du récit, le décor harmonieux et la culture des statues se dévoilent avec lenteur, suavité et délicatesse, insufflant une atmosphère propice à la flânerie et à la contemplation. J'y ai même trouvé un côté sensuel et presque charnel dans ce rapport à la pierre, à la terre, à l'eau.

Puis la promenade devient au fil des pages plus étrange, plus intrigante et plus inquiétante lorsque le voyageur dirige ses pas vers le nord où vivent des marginaux et des guerriers. Cela laisse une impression de tragédie muette et menaçante qui sommeille mais ne demande qu'à exploser.

*
Dans ce récit, le style est plutôt exigent, le vocabulaire est recherché mais la prose emplie d'une douceur poétique conserve un charme fou.
Entre conte philosophique et voyage initiatique, entre rêve fantastique et roman d'aventure, ce roman se lit lentement, se laisse refermer pour mieux s'en imprégner. On le rouvre avec délice, se délectant à nouveau de cette ambiance surréaliste et étrange à laquelle j'ai été particulièrement sensible.

*
Pour résumer, « Les jardins statuaires » est un récit, très visuel et descriptif, liant la nature à l'art.
Chaque escale de ce long voyage m'a transportée dans des décors différents, merveilleux et fascinants, paisibles ou monstrueux.
C'est une expérience immersive conçue pour encourager le lecteur à la contemplation, au silence, mais aussi à la réflexion.
Un très beau roman aussi beau sur le fond que sur la forme que je vous invite à découvrir.
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Dans un monde et une époque inconnue, nous partons en voyage dans cet univers où les statuts sont cultivés dans d'immenses domaines. Oui, oui, cultivées… Les statuts poussent de façon particulière et de nombreux hommes leur dédient leur vie. Jacques Abeille est un auteur et un peintre surréaliste et nous propose ici un univers original, particulier et rempli de code.

Difficile d'écrire cette critique tant le niveau de cette oeuvre est impressionnant. Des mois après ma lecture, j'en suis toujours autant chamboulée et émerveillée. Jacques Abeille est un auteur avec énormément de talent. Son écriture est travaillée au possible, je crois que c'est la première fois que je suis autant émerveillée par un style. Une écriture qui touche et qui nous transperce directement. Les Jardins statuaires est bien plus qu'un roman de fantasy. C'est un roman où l'on se découvre, on apprend à se connaitre, c'est un véritable récit philosophique. A travers son monde et ses codes, Jacques Abeille nous interroge directement et nous fait passer des messages forts. C'est assez indescriptible. le Jardin statuaire demande de prendre son temps car c'est un récit qui demande beaucoup d'énergie mais qui vaut le coup que l'on lui offre. Sous la forme d'un récit de voyage, nous découvrons en même temps que le protagoniste (dont on sait finalement peu de choses, seulement qu'il est étranger, comme nous, des jardins statuaires) cet univers, et tout autant que lui, on est charmé et curieux d'en apprendre plus. En plus de nous proposer une écriture superbe et des messages forts, l'auteur nous propose une intrigue complète et intelligente et nous offre une fin impactante.

J'ai l'impression de faire un déshonneur total en écrivant une critique aussi basique et avec mon style aussi peu travaillé tant Les Jardins Statuaires fait partie des chefs d'oeuvre pour moi mais je pense que ce roman mérite beaucoup plus de succès qu'il en a. Merci Folio d'avoir réédité ce titre, je serais surement passée à côté sinon.
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Les livres originaux existent-ils encore ? Les gros lecteurs peuvent se poser la question, car au fil des romans, les ficelles maintes fois exploitées finissent par se voir et par lasser. Alors lorsque j'ai découvert le synopsis totalement hors normes de "Les jardins statuaires" ainsi que sa publication bourrée de péripéties (manuscrit perdu, incendie...), je me suis dit qu'on tenait très probablement une pépite !

Voilà une lecture qui sort tellement des cadres qu'il est difficile de savoir par où commencer. Déjà, le livre fait partie de ces lectures difficilement catégorisables tant elle croise et mélange les genres. On retrouve quelques points communs avec des romans comme "Le Rivage des Syrtes" de Julien Gracq, car l'action ne se passe ni dans lieu, ni à une époque spécifique. C'est un peu comme un conte brumeux, une parenthèse dans la réalité.

Et comme dans beaucoup de contes, le lecteur fait face à une univers à la fois poétique et inquiétant. le narrateur est un voyageur sans attache qui fait halte dans une contrée lointaine et méconnue. Ce pays est divisée en vaste domaines n'ayant que peu de liens les uns avec les autres. L'activité principale des habitants est de faire grandir et s'occuper de statues démesurées qui poussent hors du sol. Jacques Abeille construit autour de ce bien étrange phénomène une société aux rites et traditions abscons pour l'oeil extérieur, mais qui apporte de la cohérence à l'univers créé.

Tout comme le narrateur, nous sommes dans un premier temps séduits par cette société à première vue utopique qui repose sur la cohésion du groupe et des valeurs communautaires fortes. Mais très vite, cet aspect utopique se délite face à une réalité plus sombre. En effet, les domaines observent des règles strictes promptes à isoler et exclure certaines catégories de la population, quitte à prohiber violemment toute forme de rébellion et de protestation.

L'absence des femmes apparaît rapidement comme problématique. Elles sont inexistantes, cachées aux yeux des hommes dans de vastes jardins labyrinthique où elles sont prisonnières. Les activités des hommes leur sont interdites, leur destin est tout tracé dès la naissance : mariée ou prostituée. Quant aux homosexuels, ils sont considérés comme des aberrations dont on ose à peine parler.

Le tout est porté par une écriture limpide, l'auteur entrecoupe son récit de moments très poétiques ou de réflexions philosophiques menées par le narrateur. Jacques Abeille n'hésite pas à utiliser des tournures presque synesthésiques pour brosser le portrait de sa contrée, mélangeant les sens dans l'association des formules.

Le point faible peut se trouver dans une certaines froideur dans l'écriture, ce qui empêche une totale empathie envers les personnages, car ces derniers m'ont paru à certaines reprises distants. Autrement, il n'y a pas vraiment d'éléments rédhibitoires. Mais bien sûr, la singularité de l'oeuvre fait que le livre ne plaira pas à tout le monde ;)

En somme, le livre est parfait si vous cherchez une lecture hors des sentiers battus. On entre même en territoire sauvage ! Avec son univers poétique, Jacques Abeille nous offre une expérience envoûtante unique. Mais loin d'être une simple curiosité littéraire, Les jardins statuaires nous met face à des problématiques sociales poussées : place des femmes, légitimité des normes, fin d'une société étouffée par ses rites et ses traditions, discrimination... A lire donc ? Totalement !
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critiques presse (1)
Bibliobs
26 juillet 2013
Qu’on ne décèle pas dans les «Jardins» une sorte de conte philosophique voué à éclairer notre lanterne sur les tares de la société. Heureusement ! Abeille ne semble mû que par un désir d’errer dans les envoûtantes contrées avec son personnage, à la recherche de beauté et de poésie.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
Citations et extraits (72) Voir plus Ajouter une citation
- Il est arrivé qu'en se polissant par-dessous, la pierre parvienne d'elle-même à si bien réduire tout ce qui pourrait la rattacher au sol qu'elle s'envole.
- Comment ? m'exclamai-je.
- C'est la vérité pure. La forme nuageuse atteint si bien la perfection qu'elle se confond en elle et que l'on voit soudain s'élever dans les courants ascendants de l'air chaud un nuage de pierre qui va rejoindre les vapeurs célestes.
- Et, ajouta mon guide, lorsque ces nuages parviennent à une certaine hauteur dans le ciel, le gel les fait éclater. Ils choient donc en fragments lumineux que le frottement de leur chute consume et réduit en poudre. Cette pluie très douce tombe, portée par le vent, sur d'autres domaines. Elle se mêle au terreau des plates-bandes comme un levain merveilleux. Les statues, cette saison-là, sont vaporeuses.
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Je vis de grands champs d’hiver couverts d’oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l’infini d’indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit.
J’étais entré dans la province des jardins statuaires.
Il n’y a pas de ville ici, seulement des routes larges et austères, bordées de hauts murs que surplombent encore des frondaisons noires. Chaque communauté vit repliée sur elle-même dans sa demeure au cœur du domaine. Çà et là, au hasard semble-t-il, on aperçoit un toit sombre et pentu. De temps à autre on passe devant une porte qui est comme un accident de la muraille et demeure toujours close.
Les voyageurs sont rares. Il y a des routes, mais on n’y passe pas. Je ne parle pas des convoyeurs qui mènent leurs lourds chariots aux roues de bois plein. C’est une charge qui échoit aux jardiniers à tour de rôle. J’ai cru d’abord que le pays ne comptait guère que trois ou quatre hôtels, vétustes, délabrés, dont la silhouette massive devait surgir sur quelque carrefour abandonné. C’est dans l’un d’eux que je logeais et c’est d’après celui-ci que je jugeais des autres. Je n’y trouvais aucune commodité. La toilette se faisait dans la cour. Les lieux d’aisance n’étaient qu’un inqualifiable appentis. La chère était pauvre dans une salle vaste et sinistre. La chambre était malcommode, chichement éclairée, et, la nuit, j’y entendais des rats dont les ongles griffaient les dalles. Et pourtant j’y restais. C’est là que vint me prendre un matin celui que je désignerai désormais comme mon guide.

(Incipit)
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Le tas de terre glissait lentement du centre vers la périphérie ; la statue peu à peu surgissait. Il s'agissait cette fois d'une Vénus pudique toute blanche, dont les mains apeurées ne cachaient guère les charmes. Elle était gigantesque. La terre, qui l'avait épousée si étroitement, la quittait comme à regret, et il en restait des paquets nichés en chaque repli du corps. Les orbites, les épaules, les aisselles en étaient garnies, comme des marques irrévérencieuses d'un grand âge négligent.
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A mes pieds s'étendait à perte de vue la houle fixe des brandes noires et impénétrables. Par-delà leur épaisse frange, il me semblait distinguer les cimes les plus hautes d'une forêt, qui se confondaient peut-être à mes yeux avec celles d'un domaine, au-delà de toute cette sauvagerie, isolé, perdu. Et tout cela, dans la lumière rousse du soir, tout clinquant de l'égouttement parcimonieux, de rameau à rameau, des dernières gouttes de pluie que retenait encore le rare feuillage. J'étais dans ces dispositions exceptionnelles où, faisant face à la paix du monde, on se sent le cœur prix aux couleurs de la joie.
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Il y eut ce silence mûri par les proximités fortes avant que j'entendisse son rire en vol d'alouette matutinale. L'air qui trainait par la cellule était imprécis quand nos yeux s'ouvrirent. S'appuyant sur un coude, elle vint se pencher au-dessus de moi ; elle souriait.
- D'où viens-tu étranger ?
- Du plus lointain ; de toi. Et je tendis la main vers le ciel de son visage ; la sienne berçait mon front.
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Maison de la poésie (10 nov 2017) - Texte et Lecture de Jean-Philippe Domecq, extrait du Dictionnaire des mots en trop (dirigé par Belinda Cannone et Christian Doumet, éd. Thierry Marchaisse, parution novembre 2017).
Le Dictionnaire des mots en trop :
Comment ? s?entend-on déjà reprocher, des mots en trop ? Mais les mots, on en manquerait plutôt.
Et pourtant. Ame, artiste, coach, communauté? ils sont légion ceux qui éveillent notre résistance intime à tout ce qu?ils charrient d?affects, d?idéologie, de pseudo-concepts ? notre résistance mais pas celle du voisin ! ? Quarante-quatre écrivains explorent ici les raisons pour lesquelles ils renâclent devant certains mots, et leurs réflexions critiques témoignent autant d?un état de la langue que des poétiques et des enjeux de notre temps.
Une expérience littéraire qui vient compléter, en l?inversant, celle du Dictionnaire des mots manquants.
Auteurs : Malek Abbou, Jacques Abeille, Mohamed Aïssaoui, Jacques Ancet, Marie-Louise Audiberti, Michèle Audin, Olivier Barbarant, Marcel Bénabou, Jean Blot, Jean-Claude Bologne, François Bordes, Lucile Bordes, Mathieu Brosseau, Belinda Cannone, Béatrice Commengé, Thibault Ulysse Comte, Seyhmus Dagtekin, Louis-Philippe Dalembert, Remi David, Erwan Desplanques, Jean-Philippe Domecq, Christian Doumet, Renaud Ego, Eric Faye, Caryl Férey, Michaël Ferrier, Philippe Garnier, Simonetta Greggio, Cécile Guilbert, Hubert Haddad, Isabelle Jarry, Cécile Ladjali, , Marie-Hélène Lafon, Sylvie Lainé, Frank Lanot, Fabrice Lardreau, Mathieu Larnaudie, Linda Lê, Guy le Gaufey, Jérôme Meizoz, Christine Montalbetti, Christophe Pradeau, Marlène Soreda, Abdourahman A. Waberi.
http://www.editions-marchaisse.fr/catalogue-dictionnaire-des-mots-en-trop
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