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Critique de Antyryia



Alors que sa consoeur et amie Karine Giebel a récemment publié avec Glen Affric une magnifique réécriture moderne de Les souris et des hommes de John Steinbeck, Barbara Abel s'est emparée dans Les fêlures d'un autre grand classique de la littérature : Roméo et Juliette de William Shakespeare.
La pièce de théâtre, qui remonte à la fin du seizième siècle, ne narrait pas seulement l'histoire de deux tourtereaux vivant d'amour et d'eau fraîche. Si leurs prénoms sont aujourd'hui synonymes de passion, ils évoquent tout autant l'amour impossible, destructeur et dramatique. Parce que les deux jeunes gens, descendants de deux familles qui ne peuvent pas s'encadrer - les Montaigu et les Capulet - devront se cacher et user de stratagèmes subtils pour pouvoir enfin vivre leur histoire librement.
Juliette sera amenée à simuler sa mort à l'aide d'une potion pour pouvoir retrouver son compagnon. Roméo, la croyant véritablement décédée, avalera alors une fiole de poison. Et quand, à son réveil, Juliette découvrira le corps sans vie de son amant, elle se poignardera pour le rejoindre dans l'au-delà.
Tous deux se suicideront, incapables d'imaginer continuer d'exister l'un sans l'autre.
A cause d'un gros quiproquo.
Shakespeare aimait bien aussi les histoires qui se finissaient mal.

Transposés au vingt-et-unième siècle, ils deviennent Martin Jouanneaux et Roxane Leprince. Lui, promis à un brillant avenir dans la société financière familiale, elle étudiante en médecine. Et comme si Barbara Abel reprenait la pièce de théâtre juste avant que Juliette / Roxane ne se donne la mort, le roman s'ouvre gaiement sur ce double suicide dont le taux de réussite n'est que de 50 %. Garance, la grande soeur de Roxane, est arrivée à temps pour sauver sa petite souris, surnom affectueux donné à sa cadette. Mais avaler la potion a en revanche été fatal pour Martin. Enfin, en guise d'élixir, l'auteure de Je sais pas a choisi l'injection létale de morphine, davantage dans l'ère de notre temps.
"La réaction de Roxane à son réveil l'a bouleversée, son désespoir était palpable, celui de n'être pas partie avec son compagnon."

Dans cette nouvelle version, Roxane survit donc à son Roméo. D'abord mutique, le lecteur n'aura que des éléments extérieurs à ce drame à se mettre sous la dent pour comprendre comment ces deux âmes soeurs en sont arrivées à vouloir mourir ensemble. Laquelle a entraîné son partenaire dans sa chute ? Est-ce que Juliette a réellement souhaité mourir ou est-elle coupable de meurtre, volontaire ou non ?
"En vivant, Roxane devient coupable de la mort de Martin."
Pour répondre à ces questions, alternant entre passé et présent, Barbara Abel va gratter sous la surface de chaque individu, chaque protagoniste, nous dévoilant petit à petit que les apparences sont parfois trompeuses, que chacun dispose de failles, de fêlures. Et elle se fera un plaisir de les mettre à nu en dissolvant les couches de vernis, révélant ce qui réside en réalité sous la bienséance et la gentillesse, sous l'innocence et le devoir filial.
"Elle est aussi belle à l'extérieur qu'elle est tordue à l'intérieur."
"Roxane avait quelque chose de vulnérable, une fragilité qui n'appartient qu'à ceux qui ont beaucoup souffert."

Martin et Roxane ne sont pas les seuls concernés par la grande finesse de cette analyse. Tout comme les Montaigu et les Capulet, leur histoire d'amour ne leur appartient pas tout à fait : Leur famille respective a un rôle déterminant à jouer.
Familles qui se ressemblent et que tout oppose, comme en un curieux jeu de miroirs.
Du côté de Martin, richesse et prestige. Incarnée par sa mère, Odile Jouanneaux, femme effroyable d'insensibilité, sournoise, incapable d'écoute et de remise en cause. Pour elle ce sera toujours comme ça et pas autrement. Quiconque se mettra en travers du chemin de ses ambitions sera écrabouillé comme un insecte. L'avenir de ses fils et de sa société sont déjà tout tracés. Peu importe leur équilibre personnel.
"Rien ne transpire de ce qu'elle pense, de ce qu'elle éprouve, de ce qu'elle suppose."
"Odile est de ces gens qui écrasent sous prétexte d'élever, portant aux nues des principes d'un autre temps."
Et pourtant, le visage de cet odieux personnage parfois se craquelle et quand elle ne parvient plus à sauver les apparences, elle en redevient presque humaine.
Du côté de Roxane, on n'est pas du tout dans le même milieu social. Ses parents sont des artistes ratés du septième art. Son père a fini par partir, abandonnant ses enfants aux mains de Judith Leprince, une mère tout aussi toxique que celle de Martin.
"Ses flèches empoisonnées n'atteignent plus leur cible, l'adolescente lui oppose désormais une indifférence blessante."
Une femme alcoolique, méchante, humiliante, violente qui n'a pas beaucoup laissé de chance à ses filles dans la vie. Heureusement, à sa mort, sa soeur Garance a pu prendre soin de Roxane comme elle s'était toujours évertué à le faire.
Chez les Jouanneaux aussi ils sont deux frères : Martin et Adrien. Martin, au physique quelconque, voire fade alors que chez les Leprince c'est l'aînée qui n'a pas les mêmes gènes de beauté de sa soeur.
Chez les Jouanneaux, c'est le père qui est mort, il y a deux ans, des suites de son cancer.

Si j'ai un petit reproche à formuler, ce serait au sujet de l'écriture.
"Le style est ampoulé, le vocabulaire pauvre et répétitif, les métaphores, quand il y en a, sont stéréotypées."
Alors non, cet extrait ne dénonce pas les défauts de plume de "Les fêlures" même si j'ai trouvé certaines formulations un peu trop bien écrites, peut-être un peu prétentieuses.
Après, lire de très jolies phrases peut-il être considéré comme un défaut ? Probablement pas. Disons simplement que Barbara Abel est plus exigeante avec son lecteur que par le passé et que certains passages requièrent davantage d'attention si on souhaite s'imprégner de la magie des mots.

Le roman est lent, il ne faut pas s'attendre à une révélation à chaque chapitre, il prend vraiment le temps de disséquer chaque personnage ( au sens figuré à part pour Martin qui subira une autopsie ) central, mort ou vivant.
En s'attardant plus encore sur Roxane et sur sa belle-mère Odile, les deux personnages qui souffrent le plus de la disparition de leur fils / de leur grand amour et qui, plutôt que se rapprocher, vont se livrer à distance une guerre sans merci.
Rancunières, accusatrices, manipulatrices... Laquelle, si tant est qu'il y en ait une, est réellement responsable de ce qui est arrivée à Martin ?
Il n'y a pas que la tasse sur la couverture qui va voler en éclats. Vos certitudes également.
Ici les personnages sont indissociables de l'intrigue. Ils s'étoffent en parallèle de même qu'ils vont parfois prendre le lecteur à contre-pied, par leur comportement ou leurs révélations.

Le roman n'a rien de malsain mais il s'agit bien d'un roman noir laissant derrière son sillage une intense sensation de vide et de gâchis.
Bien sûr, il est aussi question d'amour, après tout on parle d'une version remaniée de Roméo et Juliette. Mais comme dans Je t'aime il n'y a pas beaucoup de fleurs bleues. Sincère, intense, destructeur, illusoire, l'amour ici évoqué n'est pas seulement celui du couple mais aussi celui qui devrait lier une mère et ses enfants, ou encore celui qui relie deux soeurs.
"Vingt ans plus tard, cet amour ne s'est jamais démenti."
Et puis est aussi évoquée l'impossibilité d'aimer, quand on a grandi asphyxié et sans repère.
"Le mieux, c'est de n'aimer rien ni personne."

Initialement, le roman devait s'intituler A peine les ombres. Les fêlures est un titre beaucoup plus évocateur puisque ce sont bien les failles de chaque personnage qui sont aux premières loges de ces tragédies familiales.
Doutes, malentendus, mensonges, incompréhension, souffrance et bonnes intentions engendreront en cascade des dommages directs et collatéraux.
Parce que la mort de Martin n'est qu'une porte qui s'ouvre vers une réaction en chaîne, implacable, reliée au passé des Jouanneaux et des Leprince.
Ce que vous devriez vous faire une joie coupable de découvrir par vous même.

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