Citations sur Je vais bien, ne t'en fais pas (91)
Ce que préfère Claire, dans ces séjours passés auprès de sa grand-mère, entre filles, ce sont les histoires, les souvenirs. A quoi ressemblait son grand-père, qu'elle n'a pas connu. Comment était son père quand il était petit, ou adolescent. Grand-mère lui raconte aussi ce qu'elle n'a jamais osé demander à ses parents. Leur rencontre, sa naissance à elle, celle de Loïc. Claire fouille dans les cartons, regarde les photos. Celles de son père surtout. Toujours très sérieux, la bouche fermée, un peu emprunté. Toujours fourré dans ses livres, s'amuse grand-mère. Il aurait voulu être instituteur, mais il n'était pas fait pour ça. Il parlait si peu.
P67: "Claire ne prend pas ses cachets. Sa peau est blanche, presque violette. Ses pommettes sont pointures. Elle parle de moins en moins. Elle est allongée. C'est le matin. elle pense à mourir. Elle entend la voiture, se lève, voit le facteur. Elle tend l'oreille, comme tous les matins. Sa mère est sortie, a ouvert la boîte. La porte claque. La voix d'Irène s'élève. Il y a une lettre pour toi, Claire. Claire dévale les escaliers. Elle ouvre. Elle éclate. On ne sait pas exactement de quoi. Elle rit, elle pleure en même temps. C'est Loïc, elle crie, c'est Loïc. Il va bien. Il est en Bretagne. Il va bien. Il pense à moi. Il va bien."
Claire feuillette les albums. Elle entend juste sa grand-mère émettre des acquiescements étouffés, puis raccrocher. Claire la voit manquer de tomber, s'accrocher à la table, le visage livide. Ça ne va pas ? Non, ce n'est rien. Juste un vertige. Ça m'arrive très souvent ces temps-ci. Je vieillis tu sais.
"De toute manière, il a très peu de souvenirs de son enfance. Ce qui reste gravé, c'est la tendresse."
Elle regagne la chambre de Loïc. Elle se glisse sous sa couette. Elle se sent mieux, comme protégée. Elle pense que demain, peut-être, elle l’apercevra. Elle a un peu peur. Elle n’a rien dit à ses parents. Tu pars où alors ? Dans la Creuse, a dit Claire, j’ai des amis qui sont en vacances là-bas. C’est faux, évidemment. De toute façon, Claire n’a pas d’amis à proprement parler. Ses amis, c’étaient ceux de Loïc. Elle ne les voit plus depuis qu’il est parti. Ils ne se sont jamais beaucoup intéressés à elle, ou seulement lorsque, complètement bourrés, ils se glissaient dans son lit.
Claire marche doucement sur le parquet vernis, un verre à la main, tend l’oreille aux conversations des jeunes gens. Ici, on prononce le mot « banlieue » avec un air de compassion, « gens de couleur » avec une affectation toute catholique. Ailleurs on prend moins de gants, ailleurs encore, un phraseur littéraire embobine une très jolie jeune fille avec des seins trop découverts. Dans un coin, un jeune homme qui se dit de gauche est l’attraction locale. Il tente de défendre ses positions avec maladresse. Partout, on devine dans les poches des téléphones mobiles prêts à sonner, on affiche l’école d’où on sort, ou l’en entre, comme un passeport ou un signe de reconnaissance, on évoque le passé chez les louveteaux...
.....C'est gagné, ils ne t'adresseront plus la parole pendant le reste de la soirée, continueront à formuler des phrases bien enchaînées, à développer des points de vue, recadrer des débats, restituer des problématiques. Plusieurs conversations s’emmêlent. Politique, sociologique, cinématographique. Près de toi, une fille s'est laissé avoir, elle a perdu le fil au mauvais moment, juste le temps d'aller aux toilettes. La voilà exclue des tirs croisés. Elle finit par t'adresser la parole. Et toi, t'as fait quoi comme cursus? Mais putain , qu'est-ce qu'ils ont tous avec cette question? C'est toujours ça. Tu fais quoi comme métier, tu gagnes combien, tu as lu ce bouquin. Sup de caisse, tu réponds. La fille a l'air vexée.
Elle lui sourit. Putain ce sourire. A cet instant Julien jure que si quelqu'un s'avise de lui faire du mal, il lui éclate la geule, il lui fait bouffer ses dents. Claire le bouleverse par la seule grâce de son sourire si mince.
Perdue à des milliers de kilomètres, elle ne se sentirait pas plus au bord extrême du monde. On pourrait se laisser tomber à l'eau et mourir tranquille, se dit Claire.
[...]
Quand elle a offert le répondeur à Claire, c'était, sans se l'avouer vraiment, d'abord pour elle-même. Pour entendre la voix de sa fille même lorsque celle-ci était sortie. Il arrivait souvent à Irène d'appeler, sans laisser de message, en pleine journée, en milieu de semaine, alors qu'elle savait très bien que Claire était au boulot. Paul aussi faisait ça, mais il ne le disait pas à Irène.
Personne ne fait attention à eux. Personne ne fait attention à personne. Chacun est bien trop occupé à faire impression.