Irvin Yalom est un thérapeute à l'origine d'un type de psychothérapie qui postule que les raisons qu'a chaque patient de consulter dissimulent toujours un besoin existentiel : exprimer sa peur de la mort et apprendre à faire avec.
Irvin Yalom les aide avec ce postulat en tête : la peur de la mort qui nous tétanise est aussi ce qui rend possible l'amour de la vie.
Cela soulève une question. Quand le calendrier se resserre, quand on ne sait pas si la mort viendra dans un jour ou dans dix ans, mais qu'on sait que les deux sont devenus probables, alors profiter de la vie, c'est de moins en moins « entreprendre », et de plus en plus « contempler ». Mais quand on a passé sa vie à entreprendre, comment s'effectue la transition ? Comment vient la sérénité ?
C'est certainement une réponse à ce questionnement que j'attendais en entamant l'autobiographie d'
Irvin Yalom, puisque c'est à 85 ans qu'il l'a écrite. Mais la réponse n'arrive pas ; j'ai ressenti au contraire une forte ambivalence. D'un côté, il montre comment il continue d'avoir envie de connaître la suite, de bâtir des projets. Il annonce qu'il réécrira deux chapitres de son manuel sur la thérapie de groupe s'il y a une nouvelle édition. Il émaille son livre d'anecdotes où il s'émerveille de se découvrir toujours en devenir : il continue à comprendre des choses sur lui-même. Bref, il n'est pas arrivé à un moment de pure contemplation et de pure jouissance du présent. Pourtant, d'un autre côté, il n'élude pas le fait que son futur et donc sa capacité à accepter de nouveaux projets se rétrécissent : il annonce que ce livre sera son dernier et qu'il met un point final à ce qui a été un des fils conducteurs de sa vie, écrire. Il voit toujours des patients, mais uniquement pour des thérapies courtes. Son monde change, sa soeur est décédée pendant qu'il écrivait le livre, ses amis proches ne sont plus tous là. Il parle de son sentiment de déclin, de ses pertes de mémoire dans la vie quotidienne. Il y a donc une ambivalence, à laquelle je ne m'attendais pas de la part de cet auteur.
Alors entre projets, contemplation et renoncement, comment va-t-il vieillir maintenant, comment va-t-il continuer ? Son autobiographie laisse la question ouverte. Pour ma part, j'ai noté qu'il mentionne incidemment la « tranquillité » et le « bonheur » apparus depuis la soixantaine : je me plais donc à penser qu'il fera comme
Agatha Christie, qui, dans sa propre autobiographie, relit sa vie, exprime le sentiment d'avoir pleinement accompli son destin, d'être allée au bout de ses envies et affirme que cette vie l'a comblée, si bien qu'elle peut dorénavant recevoir chaque jour supplémentaire comme un cadeau.
Mais au lieu de considérer ce livre comme une oeuvre ambivalente, peut-être faut-il tout simplement le considérer non pas comme un opus d'
Irvin Yalom le théoricien, mais d'
Irvin Yalom le clinicien, fin observateur de lui-même, qui nous livre matière à penser sur ce qu'est la mémoire.
On a l'habitude de concevoir le vieillissement, qu'il soit pathologique ou pas, comme un processus où les souvenirs récents s'effacent, tandis que les souvenirs lointains, ceux de l'enfance, résistent et restent précis. de fait, je le redis,
Irvin Yalom décrit de petits oublis qui l'agacent au quotidien. Et à l'inverse, il revient longuement sur son enfance. Mais il le fait en décortiquant le processus qui, selon lui, caractérise la mémoire : ce n'est pas un stockage informatique, mais un processus de reconstruction. Ainsi, à plusieurs reprises, il confronte ses propres souvenirs à ceux qui lui sont livrés par des amis qu'il retrouve sur le tard et qui le démentent sur certains points précis, et à des courriers qu'il retrouve et qui lui prouvent que ce dont il se rappelait était faux.
C'est troublant. Pourtant, il nous fait comprendre qu'il ne s'agit pas d'imperfections du cerveau ou de manifestations de déclin, mais du principe même du fonctionnement de ce que nous appelons notre identité : ce qui fait la mémoire, c'est ce que nous avons ressenti au fur et à mesure des événements, le sens que nous leur avons donné, le fil dans lequel ils ont été pris, l'histoire que nous nous racontons en disant « je ». Ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui constituent notre mémoire et notre identité. N'avez-vous jamais fait l'expérience suivante : relire votre journal intime plusieurs années plus tard, et être surpris d'y découvrir votre propre relation d'événements dont vous auriez juré qu'ils n'avaient jamais eu lieu ? La mémoire, l'identité, dit
Yalom en substance, c'est cela : non pas le stockage des faits, mais le décalage avec les faits.
Alors, plus encore qu'
une autobiographie, je dirais que
Comment je suis devenu moi-même est un témoignage, un matériau clinique, une mine de sujets de réflexion. Nous ne savons pas comment
Irvin Yalom souhaite continuer et, le moment venu, terminer sa vie ; mais nous savons qu'il veut témoigner, transmettre, donner, inciter à continuer sa réflexion. Il appelle d'ailleurs cela « l'effet d'entraînement » : générer une influence sur les autres, qui durera après soi. de fait, son livre est un pont entre les hommes et les générations. Une nouvelle fois, merci, monsieur
Yalom.
Et merci à Babelio et aux éditions Albin Michel, qui m'ont donné l'occasion de lire ce livre avant sa sortie dans le cadre d'une « Masse critique » privilégiée.