Foule de blouses bleues, roses, blanches, jaunes, à carreaux, à rayures, de couleur unie avec un petit détail, courtes, longues. les écoliers rejoignent leur maison, sautent à pieds joints dans les flaques, éclatent de rire, se poursuivent. Ils font comme tous les enfants du monde : profiter du plaisir d'être libérés de l'école le temps de la pause-déjeuner, courir derrière les chiens errants, se poursuivre, le cartable sur le dos.
Sa mère était capable de sentir un mauvais coup à des kilomètres à la ronde. Il se demandait parfois si elle ne lui avait pas mis une puce dans le corps, capable de le géolocaliser, d'analyser la moindre de ses émotions et de lire dans ses pensées. Cette manière qu'elle avait de toujours tout savoir et de connaître chaque détail de sa vie était insupportable.
Si un seul adulte dans ce pays imaginait trois secondes qu'un petit pouvait échafauder des plans, se battre contre un ordre établi ou quoi que ce soit dans le genre sans être manipulé ou poussé par un grand, voire un gouvernement étranger, les enfants seraient sur écoute, ils seraient suivis, ils seraient arrêtés. On créerait des camps spécialement pour eux.
Pour se donner une contenance, Saïd alluma une cigarette. Au fond, sans vouloir l'admettre, il était légèrement effrayé. Les adultes, ça, il savait gérer. Même ses plus farouches ennemis ne lui faisaient pas peur. Et puis, il avait des dossiers sur tout le monde, il était toujours prêt à discuter, faire du chantage, rappeler les services rendus. Mais des enfants ? Qu'est-ce qu'on leur dit ? comment on les fait déguerpir ?
La pluie est une bénédiction de dieu et tout le monde est d’accord avec cela mais au fil des jours, cette bénédiction se fait de plus en plus longue, lourde et gênante.
Depuis la cuisine où la fenêtre est restée ouverte, on entend la pluie qui recommence à crépiter. Tous ces bruits sont plutôt rassurants - pas comme le silence qui étrangement peut être très bruyant.
Dans les années soixante-dix, l'armée algérienne proposait aux jeunes de leur verser un salaire mensuel pendant toute la durée de leurs études en échange de vingt-cinq ans dans ses rangs sans possibilité de démissionner.
Il n'est pas naturel pour un parent d'enterrer son enfant. Jamais.
Il faudrait réussir à raconter toutes les vilaines histoires, celles dont on a si peu envie de se souvenir, celles qu'on a voulu enterrer au plus profond de soi. Il faudrait oublier la pudeur, montrer les cicatrices toujours là sur le dos que peu de gens ont vues, les écrire ces mots si difficiles : torture, guerre, indépendance.
Comment ça s’est passé? demanderont les jeunes du quartier qui n’étaient pas présents au moment des faits. Youcef, âgé d’une vingtaine d’années, racontera alors dans les moindres détails la matinée du mercredi 3 février 2016.
C’était à nouveau un jour pluvieux, il était environ 10 heures du matin. Une grande voiture noire aux vitres teintées s’est arrêtée devant le terrain vague de la cité du 11-Décembre à Dely Brahim. La pluie tombait depuis l’aube et formait comme un grillage. Le chauffeur descendit rapidement, deux parapluies ouverts à la main, et les tendit aux occupants qui sortirent du véhicule.
Le premier, le général Saïd, était un homme de petite taille, avec une moustache bien taillée, il portait des lunettes à monture carrée et aux verres fumés. Il avait des cheveux raides, noirs, quoique déjà grisonnants par endroits, coiffés en arrière avec une raie sur le côté. Youcef ajoutera qu’il dégageait quelque chose de froid, de difficile à décrire. Il bredouillera :
– Vous savez, comme quand on voit un serpent, pas un gros, pas un boa ou un truc comme ça, mais un tout petit qui vous fixe d’une telle manière que vous êtes paralysé de peur et que vous avez la chair de poule.
Les autres jeunes présents ce matin-là approuvent vivement de la tête.
– Un homme effrayant, ajoutera un jeune.
Le deuxième, le général Athmane, était immense, avec un crâne dégarni et des sourcils broussailleux. Il était rasé de très près.
C’était le premier militaire sans moustache que Youcef voyait. Il affichait un petit sourire narquois et même au milieu de la bagarre, il continuait de sourire. Youcef terminera sa description en ajoutant que les généraux devaient avoir presque soixante-dix ans, qu’ils étaient dans une sacrée forme malgré leur âge et qu’ils portaient tous les deux un costume sombre et un pardessus en laine noire.
Après leur avoir tendu les parapluies, le chauffeur se remit derrière son volant sans plus bouger. Les deux hommes allèrent sur le terrain. Ils marchèrent dessus, sans se presser, comme s’ils faisaient une balade. Au bout de quelques pas, ils s’arrêtèrent et sortirent des plans de leurs poches. p. 29-30