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Le trouble-fête. - L'affinité entre ascèse et ivresse que constate la sagesse des psychologues, le rapport d'amour-haine entre les saints et les prostituées, a une raison objectivement juste : l'ascèse rend davantage justice à l'idée de l'accomplissement de l'homme que la culture débitée en tranches. L'hostilité pour le plaisir est sans aucun doute inséparable de la connivence avec la discipline d'une société dont le propre est de demander plus qu'elle n'accorde. Mais il y a également une certaine défiance à l'égard du plaisir, née du pressentiment que le plaisir n'existe pas en ce monde. Un raisonnement de Schopenhauer exprime involontairement un tel pressentiment. Le passage de l'affirmation à la négation de la volonté de vivre s'effectue dans le développement de l'idée selon laquelle toute entrave opposée à la volonté par un obstacle "interposé entre elle et un objectif éventuel, est souffrance; par contre, lorsque cet objectif est atteint, il est source de satisfaction, de contentement, de bonheur". Mais tandis que cette "souffrance", selon l'impitoyable intuition de Schopenhauer, tend à croître au point que la mort devienne quasiment souhaitable, l'état de "satisfaction" est lui-même in satisfaisant, car
" ... le besoin et la souffrance ne nous accordent pas plus tôt un répit, que l'ennui arrive; il faut, à tout prix, quelque distraction. Ce qui fait l'occupation de tout être vivant, ce qui le tient en mouvement, c'est le désir de vivre. Eh bien, cette existence, une fois assurée, nous ne savons qu'en faire, ni à quoi l'employer! Alors intervient le second ressort qui nous met en mouvement, le désir de nous délivrer du fardeau de l'existence, de le rendre insensible, de "tuer le temps", ce qui veut dire de fuir l'ennui " (Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation , trad. Burdeau, P.U.F., p. 396)
Mais ce concept d'ennui élevé à une dignité aussi inattendue est fondamentalement bourgeois, ce que l'esprit antihistorique de Schopenhauer ne serait guère disposé à reconnaître. Il fait partie du travail aliéné dont il est le complément, il est du "temps libre" antithètique soit parce que celui-ci doit simplement reconstituer l'énergie dépensée, soit parce que pèse sur lui l'approbation du travail d'autrui. Le temps libre continue d'être une réaction au rythme de la production imposé au sujet de l'extérieur, et qui perdure forcément même dans les moments de pause. La conscience que l'existence est totalement privée de liberté - conscience que la nécessité de gagner sa vie empêche d'affleurer - ne réapparaît finalement que dans les interludes de la liberté. La nostalgie du Dimanche n'est pas le désir de retrouver le foyer après une semaine de travail, mais la nostalgie d'un état libéré de la nécessité d'un telle semaine; le Dimanche nous laisse insatisfait non parce que c'est une journée fériée, mais parce que ce qu'il avait promis apparaît aussitôt dans son non-accomplissement; tout comme le dimanche anglais, chaque dimanche est trop peu dimanche. Celui pour qui le temps s'étire péniblement attend en vain, déçu par cette occasion manquée: que demain soit la continuation d'hier. Et pourtant l'ennui de ceux qui n'ont pas besoin de travailler n'est pas fondamentalement différent. La société comme totalité inflige aux détenteurs du pouvoir ce qu'eux-mêmes font subir aux autres et les premiers ne se permettent guère ce qui est interdit aux seconds. Les bourgeois ont fait de la satiété, qui devrait être quelque chose de semblable à la béatitude, un terme injurieux. Parce que les autres ont faim, l'idéologie exige que l'absence de faim soit chose vulgaire. C'est ainsi que les bourgeois accusent les bourgeois. Eux-mêmes exemptés du travail, ils n'ont pas à faire l'éloge de la paresse: on déclare que celle-ci est ennuyeuse. L'activité fébrile dont parle Schopenhauer ne fait pas tant référence à ce qu'a d'insupportable le statut de privilégié qu'à l'ostentation avec laquelle, selon la situation historique, ce statut doit augmenter la distance sociale ou la réduire au moyen de manifestations prétendument indispensables, et démontrer ainsi l'utilité des maîtres. Et si l'on s'ennuie effectivement au sommet de la hiérarchie sociale, ce n'est pas parce qu'on souffre d'un excès de bonheur, mais parce que ce bonheur porte la marque du malheur universel, du caractère de marchandise qui livre les plaisirs à la stupidité, de la brutalité des ordres dont l'écho résonne sinistrement dans l'exubérance des maîtres et , finalement, de l'angoisse qu'inspire à ceux-ci leur propre superfluité. Celui qui profite du système du profit ne peut vivre sans éprouver de honte, et cette honte dénature même le plaisir naturel, quand bien même les excès qu'envient les philosophes n'ont probablement pas été toujours aussi ennuyeux qu'ils veulent nous le faire croire. Dire que l'ennui disparaîtrait une fois instaurée la liberté, se trouve effectivement confirmé par certaines expériences dérobées à la civilisation.
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