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EAN : 9782709666190
250 pages
J.-C. Lattès (19/08/2020)
3.58/5   274 notes
Résumé :
Ce 9 juin 1936, Émile a vingt ans et il part pour son service militaire. Pourtant, rien ne vient bousculer les habitudes de ses parents à La Cordot. Peu importe qu’il les quitte pour deux ans, pas de fierté ni d’inquiétude. Il faut dire qu’il n’y a pas de héros en uniforme chez eux, la Grande Guerre a épargné les siens, même si c’est un temps dont on ne parle jamais, pas plus qu’on évoque l’ancienne magnanerie, ultime fierté familiale où, jusqu’en 1918, on a élevé l... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (86) Voir plus Ajouter une critique
3,58

sur 274 notes
Ce qui m'a incité à acheter ce roman , c'est surtout parceque j'ai été attiré et intrigué par sa couverture qui montre une famille apparemment heureuse , en témoignent des visages souriants ou , pour le moins détendus et , un autre , carrément supprimé, brûlé comme cela se passait autrefois lorsqu'on voulait chasser de sa mémoire un personnage rejeté. J'ai , du reste , trouvé ce " type de photo" dans de vieilles collections familiales mais " chut " , défense d'en parler ....
Après la couverture , le contenu . Une bombe . Un ou des drames . Des destins dont personne ne voudrait , nimbés du plus lourd des silences .Un vrai roman noir .
Le cadre , c'est une magnanerie dont le rôle d' arrière plan n'occultera pas les relations qui vont animer des personnages liés, au fil des pages par d'incroyables événements, tous victimes , chacun son tour par le destin qui semble " prendre " un malin plaisir à poursuivre sans " état d'âme " , une incroyable et terrible oeuvre de destruction .
Dans ce roman , impossible d'esquisser le moindre sourire , tout semble désespéré, les personnages comme le cadre de vie . Ils ne sont pas nombreux , ces personnages , tout juste esquissés , comme si l'auteur n'avait pas voulu nous donner le temps de les connaitre , de les aimer ou ..les détester . Emile , Suzanne , Baptistin ,Auguste .....et un livret de famille dont un détail....
Ajoutez le contexte , noir , très noir ....et bienvenue à vous dans ce roman fort , touchant , émouvant, très bien écrit et dont le style particulièrement fort pénètre en vous comme une rafale de coups de poing .
Économie de mots , de détails pour un maximum de violence . Comme pour le vin , " peu , mais du bon , voire de l'excellent "
Livre du terroir ? Dire non serait mentir , dire oui serait mentir aussi . Non , plutôt la photo d'une société d'où certains se voyaient exclus par la " faute " de la plus grande des violences , le SILENCE imposé par les secrets de famille.
Pour moi , ce roman fut une" belle" découverte, il y a forcément un grand talent chez cet auteur capable de faire " passer " tant d'émotion.
Imaginons , une cuisine, un feu de cheminée, une vieille femme assise devant et le SILENCE ......Juste le " tic - tac " de la pendule ....le décor est planté. Finissez donc d'entrer .
Pas gai , tout ça, hein ? Non , mais " vachement " marquant . Enfin , ce n'est que mon avis . Vous ne dites rien ? Alors bienvenue chez les " taiseux " ...


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Dans « Mémoire de soie », il est question bien sûr de la magnanerie où on élevait les vers à soie, mais aussi de ces secrets de famille enfouis jusqu'à l'oubli dans le silence.
L'histoire débute en 1936, à la veille d'un second conflit mondial. Émile quitte La Cordot pour Montélimar. Il doit faire son service militaire et, dans le livret de famille glissé dans son sac par sa mère Suzanne, il découvre une autre réalité de sa filiation.
L'auteur nous ramène en arrière, avant la première guerre mondiale, lorsque Baptistin s'occupait des vers à soie dans la magnanerie familiale. Son destin et celui de sa famille se mêlent à l'histoire tragique de ce siècle guerrier. Lorsque Baptistin rencontre Suzanne, l'orpheline qui a appris à dévider les cocons de soie, c'est l'amour comme une évidence, qui tombe sur la tête de ces deux-là, unis par la même passion de la soie. Dans l'attente du retour de Baptistin, Suzanne va entretenir la magnanerie sous le regard mauvais de sa belle-mère qui désapprouve le mariage de son fils le plus jeune.
Ce pourrait être une belle histoire d'amour dans un village de la Drôme au début du XXe siècle, mais la grande Histoire va se mettre en travers de cette idylle et, avec la complicité de la famille de Baptistin, va tout saboter.
L'écriture, âpre, sans fioritures, colle à merveille à cette histoire tragique et à ses personnages durs à la besogne et taiseux. le roman est bien documenté et l'atmosphère de l'époque prend vie sous la plume alerte d'Adrien Borne.
Ce premier roman, qui s'inspire en partie de l'histoire familiale de l'auteur, ne m'a pas lâchée jusqu'au dénouement. Une belle découverte.
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Comme un fil qui se casse

Pour son premier roman Adrien Borne s'est inspiré de son arrière-grand-père Baptistin, éleveur de vers à soie. Son fils va découvrir un secret de famille et réécrire son histoire familiale.

Émile a 20 ans, l'âge de remplir ses obligations militaires. Alors qu'il s'apprête à rejoindre son régiment du côté de Montélimar, sa mère lui confie leur livret de famille. S'il n'y prend guère attention, c'est qu'il veut garder les images de son village, de sa mère travaillant au lavoir, de son père parti tôt au magasin. Sans grandes effusions, presque sans paroles.
Ce n'est que plus tard qu'il prendra la peine d'ouvrir ce livret et d'y découvrir un nom, Baptistin, qui y est mentionné comme étant celui de son père. Erreur administrative? Prénom oublié par son père qui lui a préféré Auguste? À moins qu'il ne s'agisse effectivement de son père dont on lui aurait caché l'existence jusque-là? Pour en avoir le coeur net, il va lui falloir remonter quelques décennies plus tôt, au moment où Suzanne, sa mère, fait la connaissance de son père. Et tenter de comprendre pourquoi on lui a soigneusement caché cette histoire. Ce qui ne s'est pas dit va peut-être pouvoir s'écrire…
À l'orée du XXe siècle la Drôme provençale reste une région de sériciculture qui fournit les soieries lyonnaises. Baptistin entend développer sa magnanerie et augmenter sa production de soie. Lorsqu'il rencontre Suzanne, il n'a pas seulement trouvé la femme de sa vie, mais aussi une personne qui partage cette envie et qui aime l'entendre parler de son projet. Comment il choisit les oeufs et les feuilles de mûrier, comment il prépare les cocons des vers à soie, combien est délicate l'opération du déconnage et l'assemblage des fils qui demande dextérité et patience. Avec lui, elle oublie aussi les mauvais traitements subis en pensionnat. Mais son installation dans la magnanerie familiale est loin d'être paisible.
Sa belle-mère entend la mettre au pas: «Dans cette famille, les baveuses et les duchesses, très peu pour nous. Et tu m'as tout l'air d'être les deux à la fois. Bien bavarde et bien précieuse». Elle n'hésite pas à frapper sa belle-fille et lui dérobe le maigre pactole qu'elle avait patiemment amassé. Une cohabitation difficile qui va perdurer après 1914 et le départ de Baptistin pour la Guerre. Quatre longues années d'attente et de souffrance qu'elle affrontera avec l'espoir que tout changera quand son homme reviendra, quand la famille sera réunie. Car le petit Émile, conçu pendant une permission, naît en 1916. Mais le sort va s'acharner sur elle, car Baptistin ne parviendra jusqu'à son village, victime de la grippe espagnole. Il ne pourra même pas être enterré auprès des siens. Une perte qui va faire sombrer la jeune fille que l'on fait interner.
C'est alors qu'Auguste, le frère de Baptistin, entre en scène…
Il aura fallu la curiosité du jeune conscrit pour que le lourd secret de famille soit révélé. Que ses nombreuses questions trouvent petit à petit des réponses.
Adrien Borne renoue les fils de ce drame familial avec habileté, sans oublier de donner aux silences, à ses paroles tues trop longtemps, un poids terrible. Après le fracas de la Guerre, la déchirure et le deuil, les mots vont permettre à Suzanne de continuer à avancer, symbole d'une humanité retrouvée et figure de proue d'un superbe roman.


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C'est dans l'ancienne magnanerie de la famille qu'Émile se réveille ce matin du 9 juin 1936, jour de son départ pour le service militaire. Un jour qui ressemble finalement à tous les autres pour sa mère Suzanne et son père Auguste puisque l'un est parti dans son magasin alors que l'autre, dos penché, s'active au bord du lavoir.
Pas de paroles sans doute inutiles. Pas d'effusions. Des sentiments inexistants ou peut-être juste occultés, qui peut savoir ? Des phrases courtes, comme hachées, donnent toute sa place à cette scène lourde de silences.
In extremis, avant l'arrivée du car, Suzanne glisse le livret de famille au fond du sac d'Émile. Dans ce livret git Baptistin, un prénom jamais entendu. Et pour le faire sortir de l'oubli, ne pas laisser mourir le souvenir, il va falloir remonter le temps de cette famille, dérouler le récit d'une vie anéantie dont les ricochets ont étendu leurs ondes muettes dans la grisaille du quotidien d'Émile.


Plus on avance, plus l'écriture et les propos d'Adrien Borne percutent. Avec une grande précision, il pose les mots qui opèrent autant de percées poignantes pour combler les silences de vingt longues années. Sa plume exigeante, que je qualifierais de saccadée, colle parfaitement à la dureté des évènements qui ont mené à l'effacement, pur et simple, d'une vie. La vie d'un fils, d'un frère, d'un mari, d'un père.
Son roman fera d'abord ressortir, pour deux frères, une place à conquérir dans l'héritage de la magnanerie puis le poids écrasant de la Grande Guerre. Rancoeur, colère, folie mèneront à effacer toutes traces d'un défunt.
Ce n'est pas seulement la guerre qui introduira la cruauté dans ces destins mais aussi la terrible acrimonie de la Mère, poussée à son paroxysme, dont Suzanne sera la cible « les gamines de ton cru, elles foutent le camp ou elles s'inclinent. » Les conséquences en seront tragiques. La déréliction qui entourera Suzanne est bouleversante.

L'auteur nous convie aussi dans l'univers de la sériciculture avec le Bombyx du mûrier, les chenilles dévoreuses de belles feuilles, les cocons à dévider. C'est une très belle reconnaissance d'un travail valorisant, la beauté d'un savoir-faire autour de ces fils de soie qui s'étirent pour tisser ensuite des merveilles. Ce fil soyeux va lier Baptistin au destin de Suzanne.
Silence, abandon, résignation prendront triomphalement la place d'un amour naissant.

Dans une famille où les êtres n'ont pas appris à aimer, ce premier roman très réussi ôte le plomb qui recouvrait ce simple prénom, Baptistin.
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Nous sommes en 1936, déjà l'ombre de la seconde guerre mondiale se profile à l'horizon. Émile quitte la maison familiale de la Cordot, ancienne magnanerie, pour aller faire son service militaire à Montélimar. Il rêve d'avions. le départ a été étrange : sa mère, peu démonstrative, comme à son habitude, lui a mis dans les mains, après avoir quelque peu hésité, le livret de famille.

Cadeau empoisonné car Émile apprend ainsi qu'Auguste, celui qu'il a toujours considéré comme son père, qui l'a élevé comme tel, n'est pas son père biologique. Il découvre l'existence de Baptistin, le frère d'Auguste.

L'auteur nous retrace ensuite l'histoire de la famille : les deux frères ont grandi dans la magnanerie, où père élevait des vers à soie. Auguste est handicapé de naissance, son bras droit amputé, et de ce fait, il est considéré avec un certain mépris par son père, un homme très dur, avec des « valeurs éducatives » conformes à l'époque, du début du siècle. C'est Baptistin qui sera choisi pour lui succéder dans l'entreprise familiale, au terme d'une nuit terrible où le patriarche les a enfermés tous les deux dans le noir, au milieu des cocons.

Cela ne perturbe pas trop Auguste qui est peu attiré par les vers à soie. Mais la première guerre mondiale arrive, Auguste est réformé à cause de son handicap mais Baptistin est appelé. Il va rencontrer Suzanne, confiée très jeune à un orphelinat (confiée est un grand mot d'ailleurs car il s'agit plutôt d'un enfermement avec comme prétexte une maigre rétribution pour en faire une esclave et une future épouse modèle !)

Ce roman évoque les secrets de famille, avec une famille pour le moins toxique, la souffrance et la solitude quand on apprend trop tard d'où l'on vient. Une famille d'apparence lisse, comme semble nous le promettre la couverture du livre, où les manipulations tissent leur toile tels des cocons.

Adrien Borne décrit bien également le chagrin d'une femme qui a perdu l'homme de sa vie, qu'elle a dû épousé par procuration, sous l'oeil noir d'une future belle-mère qui a tout d'une sorcière. Comment être mère quand la vie n'a plus de sens, quand l'enfant qui vient rappelle l'époux disparu, et non à la guerre en héros, mais victime de la grippe espagnole juste avant d'être démobilisé, que l'on a privé de statut de héros.

Ce roman m'attendait dans ma PAL, dont on connaît la profondeur abyssale, (ou la hauteur digne de la Tour de Babel si vous préférez !) depuis longtemps. Il avait gravi plusieurs marches d'un coup car j'ai beaucoup aimé le dernier roman d'Adrien Borne La vie qui commence il y a quelques mois.

Une image qui va rester dans mon souvenir : la rencontre de Suzanne et Baptistin sous une toile peinte, à la demande d'un prêtre, par Janiek Pulowski, un jeune homme qui a dû fuir sa Pologne natale et sur lequel courent moultes légendes…

Ce roman, inspiré de l'histoire familiale de l'auteur, est un uppercut par la profondeur de l'histoire, le côté sombre des personnages dont on sait peu de choses, en fait, on connaît les évènements qui ont jalonné leurs vies, mais très peu de choses en ce qui concerne leur personnalité, leurs émotions, même le livret de famille, personnage à part entière, nous en dit plus…

Un grand merci à NetGalley et aux éditions J.C.Lattès qui m'ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteur.

#Mémoiredesoie #NetGalleyFrance !
Lien : https://leslivresdeve.wordpr..
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critiques presse (2)
Actualitte
05 janvier 2021
Un premier roman très fort dont l’écriture sobre et délicate nous plonge dans les secrets et les non-dits d’une famille qui ressemble un peu à la nôtre.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Telerama
13 octobre 2020
Un récit mystérieux dans la Drôme d'il y a cent ans, pour lequel il a puisé dans la mémoire familiale, entre autres choses.
Lire la critique sur le site : Telerama
Citations et extraits (42) Voir plus Ajouter une citation
INCIPIT
Un cocon à dévider
La lumière suinte et dessine autour du volet un liséré clair. Elle reste le plus sûr repère. Celui de la course du soleil. Émile souligne des yeux la marque blanche, tirant sur un jaune léger, elle court jusqu’à sa table de chevet, ne l’atteint pas encore, semble vouloir l’épargner. Il a vingt ans ce 9 juin 1936.
À cette heure, la chambre demeure fraîche sous l’épaisseur des pierres. Autrefois, à sa place se nichaient les vers et les papillons d’une magnanerie, ultime fierté familiale; on y avait couvé les cocons jusqu’à extinction. Mais c’est un temps dont on ne parle jamais et les murs ne racontent qu’une odeur de succession indistincte. Des murs épais, brutaux, noircis par le temps et dont rien ne filtre. Une pièce forteresse. De quoi fabriquer un concentré de vie. L’ordinaire à l’étouffée. À l’exception de la petite chambre de sa mère, la pièce occupe tout le premier étage.
Émile frotte ses pieds l’un contre l’autre, les réchauffe à ce qui lui reste de sommeil sous la couverture. Le matin s’est avancé, il lui abandonne quelques instants. Les poules se déchaînent dans le jardin, la truie grogne, l’âne dans le champ du haut déverse ses vulgarités sonores, la maison paraît livrée aux animaux, alourdie du silence des hommes. Il part tout à l’heure. Quand le soleil n’entrera plus dans la pièce. Personne n’a bousculé ses habitudes pour autant. Son père hier soir l’a serré dans ses bras. Comme il se doit, selon une loi humaine immuable, il est parti ouvrir le magasin à l’heure dite ce matin. Prouvant que, dans cette famille, l’uniforme n’a jamais été de rigueur, il ne signe pas plus les héros qu’il ne justifie les trop-pleins d’émotions. Ses racines ne se perdent dans aucune nostalgie de grandeur. La Grande Guerre a même eu la distinction d’épargner les siens. Son père a été exempté. Pas si banal à l’aune du désastre. Alors un fils qui s’embarque pour le service militaire se charge d’une ambiguïté épineuse n’ouvrant la porte à aucun excès. Pas de fierté ni d’inquiétude. Que ce soit pour deux années pleines ne change rien à l’affaire. Deux années à titre exceptionnel, à en croire les ministères, manière d’écarter tout risque et de ne pas être pris de court face à l’ennemi. Le temps est au désastre, comme on dit à La Cordot en une autre analyse, plus pessimiste.
Émile s’assure que le ciel est déjà vif. D’un bleu peigné de mistral. Une journée de juin odorante, bientôt abattue de chaleur. Une journée prometteuse. Il étire sa grande carcasse anguleuse, un instant torse nu, emmailloté dans les draps.
Entre mille. Il le reconnaîtrait entre mille ce dos penché sur l’ouvrage au lavoir. Un lavoir de pierre, ombragé d’un toit rudimentaire, assemblé plus que bâti au lendemain de l’insolation de la bonne des Caroux. Depuis, les femmes s’activent à la fraîcheur bancale de cet abri, les genoux posés sur ces pierres usées, si douces qu’Émile adore y abandonner la main. Comme il pourrait le faire, suppose-t-il, sur la peau d’une femme.
Mais ce matin, c’est le dos de sa mère qu’il contemple une fois encore, ce dos si familier. Droit, souple à la fois. Tonique. Large. En dissonance avec la délicatesse du cou et la fragilité des jambes que personne n’aperçoit jamais sous la longue jupe sombre. Ce dos toujours penché sur quelque chose, un cocon à dévider, un fil à tirer, une chemise à rapiécer, du linge à laver ; les yeux fouillent le silence, scrutent les bas-fonds, comme s’ils veillaient, désertant le monde, tout à la fois ici et ailleurs. Ce dos, il pourrait le suivre jusqu’en des terres reculées. Il a appris à l’aimer pour ce qu’il est. Cette force et son ingratitude.
Ce matin, Suzanne a pris sa place habituelle au lavoir. Elle non plus n’a dérogé à aucune règle. Qu’il parte sous les drapeaux, ce fils, puisqu’il en est ainsi. Puisque la République l’a érigé en règle implacable. Les soubresauts avec les Allemands, ce Hitler, n’ont pas droit de cité dans la maison. Il n’existe pas ou plus ou pas tout à fait, passé la porte de la cuisine, ce monde entier.
Sur la place du village, son sac à ses pieds, debout devant la boutique du brocanteur, Émile regarde à présent sa mère battre avec énergie un drap blanc. Une pulsion. Sait-elle seulement que le car ne devrait plus tarder, sait-elle qu’Émile n’est pas encore parti, qu’il est là, à quelques mètres à peine, qu’il la regarde avec un doute sincère? Il aimerait savoir s’il va lui manquer. Un petit quelque chose. Une esquisse. Un doigt glissant sur le lobe de l’oreille.
Il avance lentement vers elle, abandonnant son sac au sol, au milieu de la place, pour lui poser une main sur l’épaule. Elle interrompt son geste, ne marque aucune surprise. Cette mère, personne ne la surprend plus, il se murmure que cela fait son mystère. Le bras suspendu, elle tourne son visage vers lui et offre ce léger sourire dont elle use en toutes circonstances. Sauf quand la compassion est de rigueur. Car aussi rude soit-elle, Suzanne ne manque jamais de compassion. Quand, petit, il lui arrivait d’être piégé par un chemin tortueux et de revenir salement amoché, Émile se souvient des gestes précis. Elle y mettait un cœur joli. Et lui, s’il souffrait d’un genou sanguinolent, se réchauffait à sa douceur. Mais, l’âge aidant, les genoux saignent moins et soudain, sans en avoir l’air, entre les bras d’une mère, la place est plus étroite. N’est resté que ce sourire qu’elle offre à son fils à l’instant, comme elle l’offrirait au boulanger ou à un chien. Deux légers plis à la commissure des lèvres. Si mécaniques qu’ils lui transpercent le ventre. Il a appris, lui aussi, à ne pas montrer. Alors il sourit en retour.
Elle se redresse avec difficulté. Le corps ne suit pas le rythme du dos, il a moins de rage à partager. Elle appuie une main sur son torse comme pour mieux reprendre son équilibre et l’embrasse sur la joue. Ce n’est pas si mal au fond. Elle charge le linge dans son panier, elle avait terminé, ça tombe bien. Qu’est-ce qui tombe bien ? Qu’il ne l’ait pas interrompue avant la fin ? Elle rentre. Elle va étendre ce linge qu’elle a soigneusement lavé. Avec le vent et la douceur du jour, il sera sec avant le milieu de l’après-midi. C’est une belle journée. Ils font quelques pas ensemble, côte à côte. Il s’arrête au niveau de son sac, là où le car pour Montélimar marquera l’arrêt, sois prudent, pas de bêtises, Suzanne poursuit son chemin, il la voit disparaître à l’angle de la maison. Le car ne devrait plus tarder.
Dans son magasin, le brocanteur s’emporte contre une chaise. Le coiffeur tire comme un affamé sur sa pipe. Au loin, longeant le Rhône, c’est un train qui tousse. Cette fois, oui, Émile est seul sur la place et il ne manque pas d’avoir un vertige à imaginer ce qui l’attend, ce qui fait l’épaisseur entre la peur et l’excitation. L’armée, l’uniforme, la guerre jamais loin. Comment fait-on? La logique des hommes. L’esprit de corps. La baston. La sournoiserie. Qu’en dit-on? À sa droite, au cœur du tunnel de platanes, s’avance le car dans un nuage de poussière. Horizon flou. Il ne l’a pris qu’une fois par le passé et il se demande s’il aura encore la nausée. Et puis, parce que l’espoir a des ressources inépuisables, il se tourne de nouveau vers l’angle de la maison derrière lequel sa mère vient de s’effacer. Et elle réapparaît. Il se détourne d’elle une seconde pour évaluer la distance du car. Le temps joue en sa faveur. Suzanne revient. Pour lui. À moins qu’elle ait oublié un linge au lavoir ; il jette un regard rapide. Non. Aucune tache blanche ne tranche avec le brun des pierres. C’est bien pour lui qu’elle revient. Elle est là. Le nuage de poussière a désormais un bruit de moteur. Elle se penche, entrouvre le sac d’Émile et y glisse un livre. Tout fin petit livre. C’est pour l’armée, un livret de famille, il n’aura qu’à le donner le moment venu, ils comprendront. Voilà. Elle finit par ce voilà. Le car est là. Entre-temps, le chauffeur est venu se garer. Elle sourit. Ce même sourire pâle. Il monte à l’avant. Moins seul désormais. Avec ce petit livre dont il n’a jamais entendu parler, avec ce geste qu’elle a eu, se pencher sur son sac, y enfouir quelque chose, le plaçant bien au fond pour le dissimuler aux regards ou s’assurer qu’il ne tombe pas. Moins seul. Il pense à son père, Auguste, affairé dans son magasin déjà à cette heure-là. Il est 11 h 14 ce 9 juin 1936. Le car repart de La Cordot, passe devant la maison, Suzanne s’apprête à étendre le linge dans le jardin et Émile contemple le chemin qui s’ouvre devant lui.
Par la route, personne n’a jamais su établir à La Cordot la distance exacte jusqu’à Montélimar. L’espace s’estime à la découpe. En densité. Et ce matin de novembre 1918, ces espaces lestent les pas, à la glaise. De ces étendues opacifiées. Pour ne pas s’affaisser sur lui-même, Auguste est parti sans prendre le temps de rien, sous ses yeux à elle qui ne diront rien. Suzanne, au lavoir, à casser la glace avec le battoir. La matière pétrifiée par le froid. Depuis l’hiver précédent, depuis que la neige a tout étouffé sur son passage, Auguste sait affronter les saisons, savamment épaissi de couches de vêtements. Mais il ne sait que faire de l’embarras. Cette gêne soudaine. Grossière. La mort que l’on n’attend plus et qui vient tout de même. Dix jours après l’armistice qui aurait dû lui rendre son frère. À contretemps. Bien sûr que c’est affligeant. C’est sa conviction à lui. Et c’est sa conclusion à l’arrivée, après avoir éperdument longé ce Rhône revêche. Il a laissé derrière lui les mûriers et l’aigreur de la magnanerie. Plus il entre dans cette pièce et plus elle lui semble pourrir sur pied. Pour un peu, elle contamine toute la maison.
Il n’abandonne pas. Il est à sa tâche. Au pied de la caserne à Montélimar, dont une aile entière se trouve en quarantaine, pour soigner les condamnés. Il s’attendait à le voir rentrer de la guerre, ce frère; il faut maintenant aller le chercher. Jusque dans son lit. La mort passée. Et après un chemin qui ne mène en général nulle
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J’en peux plus de ces machins-là qui s’agitent au-dessus de ma tête, ça me dégoûte et j'espère bien que mon bon mari il m'entend pas dire ça, sinon il va me secouer salement quand on se retrouvera mais tant pis. Assez de ces vers à soie qui rapportent que de la misère. Assez mais pas tout de suite. Pas encore, tu m’entends. Baptistin est là pour tenir bon, et si ça coûte la santé, c’est tant pis pour lui et pour les autres. C'est signé. Alors les gamines de ton cru, elles foutent le camp ou elles s’inclinent. Dans cette famille, les baveuses et les duchesses, très peu pour nous. Et tu m'as tout l’air d'être les deux à la fois. Bien bavarde et bien précieuse.
La Mère sort alors de la poche de son tablier une enveloppe et une petite fortune. 123 francs exactement. Elle est allée la dénicher dans la blouse de Suzanne.
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Suzanne et tant d’autres ignorent tout du goût d’un baiser, mais il est déjà convenu d’en faire des épouses. Une bonne en plus. Pas dans la moyenne. Pas dans la dispersion ou à la légère. Non. De la qualité. Morale. Digne. Comme il se doit, la lessive, la cuisine, le raccommodage et la couture y passent en boucle dans cette formation de première classe. Suzanne ne bronche pas. Elle balaye quand on lui dit de balayer. Plus tard, elle apprendra à filer, aujourd’hui, elle apprend à devenir l’ombre d’un homme.
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Et puis entre la bête.
Monstrueuse. Effrayante de tension et de muscles et de folie. Le taureau tournoie. Il pèse dans l'arène et pour premier geste, caché derrière sa balustrade, Émile recule quand le jeune torero avance. Il défie la demi-tonne et l'invite à le suivre dans une danse mortelle.
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Il contemple cette cage d'escalier sans envergure. L'odeur d'humidité, les ombres des hommes attendant à l'extérieur, le blanc tournant cireux, le fer poli des rampes, le carrelage au sol. Choisit-on le décor de ses défaites.? Émile, vaincu, abattu, ce soir. Craintif soudain. Anxieux. Pétrifié. Il n'est plus celui qu'il croit. C'est écrit noir sur blanc.
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