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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une nouvelle série indépendante de toute autre ; il n'est pas besoin d'avoir lu des épisodes d'Archie Comics pour apprécier le récit. Ce recueil comprend les épisodes 1 à 5, initialement parus entre 2014 et 2016, écrits par Roberto Aguirre-Sacasa, dessinés, encrés et mis en couleurs par Robert Hack. Ce dernier a également réalisé les couvertures principales. Seul le lettrage est réalisé par quelqu'un d'autre, à savoir Jack Morelli. Ce tome comprend également les 9 couvertures variantes réalisées par Robert Hack (*6, des hommages à des affiches de films d'horreur classiques), J. Scott Campbell, Francesco Francavilla (*2). Il y a également 3 pages d'études graphiques. Enfin le tome se termine avec une histoire en 6 pages, mettant en scène la deuxième apparition de Madam Satan, dans une histoire datant de 1942.

Le 31 septembre 1951 marque la date du premier anniversaire de Sabrina Spellman. Les membres de la sororité de sorcières dont il fait partie sont venues chercher sa fille comme il était convenu. Sa femme a profité du fait qu'il les accueille dans la maison pour s'enfuir avec le nourrisson. Elle est rapidement rattrapée par les sorcières, au milieu des bois. Elles repartent avec la petite Sabrina, et Edward Spellman s'occupe de sa femme Diana qui finit internée dans un asile. Sabrina est confiée à Hilda et Zelda, 2 sorcières qui prennent aussi le nom de famille de Spellman. Malheureusement pour l'anniversaire des 6 ans de Sabrina, son père Edward faillit à venir voir sa famille. À l'âge de ses 12 ans, Hilda & Zelda décident que Sabrina profiterait de changer d'air, donc le trio déménage et va s'installer dans la petite ville de Greendale, non loin de celle de Riverdale.

En 1964, le trio accueille le cousin Ambrose, un sorcier bon teint à peine plus âgé que Sabrina. Toujours la même année, Sabrina a le béguin pour Harvey Kinkle, et elle se fait un petit peu aider par Ambrose pour qu'il s'intéresse à elle. À quelques jours d'intervalle, non loin de là du côté de Riverdale, Elizabeth (Betty) Copper et Veronica (Ronnie) Lodge réalisent un sort de conjuration qui semble échouer. Quelques temps plus tard, une nouvelle professeure fait son entrée au lycée de Greendale : Evangeline Porter. Alors que l'anniversaire des 16 ans de Sabrina approche, il va lui falloir choisir entre une vie de sorcière consacrée à Satan, ou une vie d'être humain, privée de pouvoirs.

Au début des années 2010, les responsables éditoriaux des Archie comics décident de mettre à jour les aventures de leurs personnages (Archie, Betty, Veronica, Jughead et les autres), en commençant par introduire dans ce monde bien blanc et bien normal, Kevin Keller, un jeune homosexuel. Puis ils ont donné le feu vert pour une minisérie dans laquelle Archie rencontre des zombies, mais pas sur un ton humoristique comme les précédents crossovers décalés : Afterlife with Archie: Escape from Riverdale (2013/2014) de Roberto Aguirre-Sacasa & Francesco Francavilla. le pauvre Archie a même fini par passer l'arme à gauche dans sa propre série : The Death of Archie: A Life Celebrated, puis par repartir de zéro dans Archie Vol. 1 (2015) Mark Waid & Fiona Staples. La présente histoire se déroule dans une réalité alternative, à Greendale (dans les environs de Riverdale, la ville où réside Archie), avec des personnages habituels de la série (même si Archie n'apparaît que le temps d'une seule et unique case), Sabrina Spellman tenant le premier rôle. Pour la version originale de Sabrina, il est possible de se plonger dans l'anthologie The Complete Sabrina the Teenage Witch: 1962-1971, ou de visionner sa série en dessin animé Sabrina the Teenage Witch: Comp Animated Series, ou sa série télé avec acteurs Sabrina the Teenage Witch: The Complete Series, avec Melissa Joan Hart.

Néanmoins, en feuilletant le tome, le lecteur constate tout de suite que la tonalité graphique ne s'adresse pas à de jeunes enfants, mais à des adolescents et à des adultes. Robert Hack dessine dans une veine réaliste, avec comme un manque de précision dans le menu détail, comme une forme un peu gauche pour un meuble, ou une coupe un peu rigide pour un vêtement, ou encore des expressions de visage un peu décalées, un regard un peu de travers. Il réalise lui-même la mise en couleurs, avec une approche personnelle. Il choisit une teinte pour chaque forme, rendant compte de sa couleur réelle. Elles peuvent parfois déborder un peu sur la surface adjacente, par exemple la couleur des cheveux qui forment une ombre de la même couleur sur le haut du front. Au bout de quelques pages, le lecteur constate également que l'artiste donne plus de consistance aux formes en intégrant une trame de fond, pas toujours en rapport avec la texture du matériau concerné, comme si la surface avait été grattée avec un peigne. Cet ajout donne une cohérence visuelle d'ensemble des différentes parties en les joignant dans une même trame, et apporte une apparence un peu datée à chaque page, comme si elle avait subi le temps qui passe (ce qui est cohérent avec le fait que le récit se déroule dans le passé).

Robert Hack ne s'inscrit donc pas dans l'esthétique enfantine et bien ronde des Archie Comics. Les personnages ont des apparences réalistes, avec des morphologies normales, fines ou élancées, ou un peu empâtées, en fonction des protagonistes. Les tenues sont cohérentes avec les modes vestimentaires de l'époque. le blouson de lycée d'Harvey Kinkle est d'époque, ainsi que les jupettes plissées et les sweaters de Betty & Veronica, ou encore le serre-tête de Sabrina. L'artiste reproduit également la nuisette caractéristique de Sabrina, mais dépourvue de toute prétention de séduction et de voyeurisme. Il ne s'agit plus que d'un habit de nuit fonctionnel. Les personnages ont donc tous une apparence distincte et ordinaire, tout en respectant les principales caractéristiques de leur version originale dans les Archie Comics. Hack les dessine juste de manière plus réaliste, moins simplifiés, moins épurés, moins enthousiastes, sans les idéaliser.

Même si les couleurs habillent toutes les cases au point de devenir une composante majeure des arrière-plans, le lecteur constate que Robert Hack représente régulièrement les décors, plus fréquemment que dans un comics de superhéros. Il sait leur donner une consistance suffisante, variant le degré de détail en fonction de chaque moment dans la scène considérée. Il peut s'attarder sur la représentation d'une façade quand Sabrina découvre pour la première fois sa nouvelle demeure à Greendale, comme il peut juste rappeler les contours d'un meuble ou l'allure générale d'un arbre, si le cadrage se focalise sur un personnage ou sur l'ambiance générale plutôt que sur les détails. Il en découle des dessins pas très beaux d'un point de vue esthétique, mais montrant des endroits bien consistants, où évoluent des individus normaux et crédibles, avec cette étrange familiarité de personnages dérivées d'icônes populaires piochées dans les Archie Comics.

Robert Hack doit également donner à voir plusieurs passages décrivant des pratiques de sorcellerie. Il choisit de le faire de manière très concrète en restant dans un registre descriptif, sans chercher à passer dans un registre expressionniste. Lorsque l'un des personnages se retrouve prisonnier dans un tronc d'un arbre, il dessine un visage à texture de bois sur le tronc d'arbre. Pour Salem ou les familiers d'Ambrose, il représente un chat et deux serpents de manière naturaliste, sans essayer de faire apparaître l'âme qui les anime, sans trace d'anthropomorphisme, même dans le visage. Lorsqu'en courant dans les bois, la mère de Sabrina se retrouve entravée par des branches d'arbre, il représente de manière littérale des bras en bois qui partent des troncs et qui agrippent les bras de Diana Spellman. La seule exception à ce mode de représentation littérale concerne Madam Satan (Iola). Il s'agit d'une femme revenue d'entre les morts, revenue des enfers même, et sous sa forme réelle, Hack intègre deux crânes minuscules en lieu et place des yeux, dans les orbites oculaires, un détail déconnecté de la réalité. Il ne fait que se mettre en cohérence avec le scénario.

Effectivement Roberto Aguirre-Sacasa reprend le principe du personnage, à savoir une sorcière et il respecte les conventions du genre, en les intégrant de manière littérale. le lecteur découvre ainsi une communauté de sorcières, il voit leur apparence réelle (pas jolie à voir). Il observe quelques utilisations de leurs pouvoirs. Il peut en voir une passer sur un balai. Il y a même une réunion de sorcières au cours de laquelle elles invoquent Satan qui se manifeste en leur présence, sous la forme d'un démon de base. À la lecture, il apparaît que le scénariste et l'artiste abordent ces séquences uniquement au premier degré, sans aucune once de dérision ou de moquerie. Il en découle que le lecteur peut en faire de même, d'autant que ces créateurs connaissent leurs classiques et intègrent ces conventions de manière naturelle dans le cours de leur récit. Il n'y a pas d'impression de parodie, ou même de maladresse involontaire. Cette manière de raconter s'avère méritoire à une époque où le métacommentaire est partout. En outre elle fonctionne, permettant au lecteur de lire un récit de sorcières bien ficelé, au premier degré.

L'effet cumulatif des différentes séquences fait apparaitre que le scénariste a pris un certain plaisir à intégrer à sa narration des références culturelles de l'époque. le lecteur apprécie l'évocation de chanteuses comme Dionne Warwick, Barbara Streisand. Il identifie immédiatement les paroles de la chanson Que sera sera de Doris Day, ainsi que la mention de Pretty Woman de Roy Orbison. Il sourit devant les allusions aux coiffures de Marylin Monroe et de Jackie Kennedy. Il reconnaît les repères que sont la comédie musicale Bye Bye Birdie et le film Ma femme est une sorcière avec Veronica Lake, de René Clair. Il apprécie la référence à l'écrivaine Patricia Highsmith et au roman le petit Prince d'Antoine de Saint Exupéry. Il s'attend moins par contre à ce que l'un des familiers (Salem, celui de Sabrina) évoque Glycon, une divinité-serpent romaine. Dans le contexte d'un comics, le choix d'une telle divinité n'a rien d'innocent car elle évoque forcément Alan Moore qui se dit adorateur de Glycon. le scénariste ne s'en sert pas pour essayer de légitimer son récit et pour expliciter son intention en se réclamant de l'auteur de Watchmen, car l'intention n'est pas claire (mais cette mention est troublante et certainement innocente, sans moquerie ou tentative de s'accaparer une part de gloire indue).

Le lecteur ressent tous ces aspects de la narration qui attestent d'une oeuvre d'auteur, dans laquelle les créateurs se sont fortement investis, par opposition à un produit industriel fabriqué à la chaîne. Tout en respectant les caractéristiques principales du personnage Sabrina (à commencer par la présence de ses 2 tantes Hilda & Zelda), ils racontent une histoire qui leur est propre. le premier thème qui apparaît est celui du métissage et des traditions. de par les circonstances de sa naissance, Sabrina Spellman est une sang-mêlé ce qui a des conséquences sur sa vie au quotidien, sur son apparence, et sur la culture de son milieu familial. le scénariste développe ce thème en arrière-plan, avec la difficulté pour Sabrina de s'intégrer au milieu d'enfants normaux, difficulté augmentée par le fait que ses cheveux prennent une teinte albinos. Aguirre-Sacasa montre aussi comment ses tantes évoquent les traditions familiales, créant une forme d'attente chez Sabrina, quant à sa cérémonie d'intronisation à l'occasion de l'anniversaire de ses 16 ans.

Le scénariste joue donc sur la notion de communauté de sorcières pour montrer la culture acquise par Sabrina, en ayant été élevée par ses tantes qui sont des sorcières. le lecteur découvre très surpris, au détour d'une case, que Sabrina les voit sous leur véritable apparence, et pas comme deux femmes d'un certain âge à l'aspect inoffensif. Ce moment met en lumière à quel point Sabrina dispose d'une personnalité développée, en cohérence avec son histoire personnelle. Roberto Aguirre-Sacasa fait preuve de sensibilité et de justesse en mettant en scène une adolescente, avec les particularités psychologiques associées à cette période de la vie (y compris l'espoir d'un bel amour romantique), à nouveau en respectant les conventions du genre, à nouveau sans nunucherie ou sentimentalisme naïf.

En se lançant dans ce tome, le lecteur se dit qu'il va trouver une variation sur des personnages iconiques de l'Amérique Blanche (existant depuis 1941 pour la série Archie Comics, depuis 1962 Sabrina), intégrant quelques conventions de récit surnaturel à base de sorcière. Il espère que les créateurs auront pris quelques libertés pour ne pas se limiter à un pastiche sympathique mais superficiel. Il découvre en fait un récit très consistant, pour lequel les auteurs ont réalisé un important travail de conception et de réalisation, pour une histoire se lisant au premier degré, mêlant surnaturel, comédie, sentiments et héritage familial, avec des thèmes sous-jacents intéressants et bien exposés.
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