Citations sur Prends garde (28)
C'est la faim qui se transforme en violence et qui réclame vengeance. Et elle la réclame aux sœurs Porro, parce qu'elles appartiennent à la classe sociale des exploiteurs : que ce soient elles ou d'autres qui ont tiré n'a désormais plus d'importance. Elles sont coupables pour des raisons historiques. Pour des raisons de classe. Les plus féroces sont les femmes, des femmes contre d'autres femmes au destin différent ; ce qui les divise, c'est la faim, subie ou imposée.
Le monde est ainsi fait, disaient les Porro avec un léger geste des bras et un petit haussement d'épaules. Que pouvons-nous y faire ? » Cette attitude qui l'avait toujours mise hors d'elle.
Pourtant, elles avaient peut-être raison : le monde est ainsi fait, et rien ne change jamais vraiment, ce sont seulement les rôles qui s'échangent.
Et qui sait si, dans le futur, les juifs ne feraient pas à d'autres ce que les nazis leur avaient fait, si les pauvres ne réduiraient pas les riches en esclavage, si les personnes bien élevées qui refusaient de dire des gros mots, de manger avec leurs doigts ou de roter en public ne seraient pas raillées. Si les homosexuels n'excluraient pas ceux que l'autre sexe attirait. Si les femmes ne mèneraient pas les hommes à la baguette. Tout aurait changé dans ce monde-là, sauf sa substance.
À y bien réfléchir, ce qu'il y avait de plus beau dans sa vie, ses émotions les plus bouleversantes, appartenaient au monde de l'imaginaire, elle n'avait jamais essayé de réaliser ses rêves.
La foule, elle ne supportait pas la foule. Il suffisait d'un seul diable pour que tous fussent possédés.
Les soeurs se signaient, et priaient le Seigneur pour qu'il la pardonne, malgré ces blasphèmes qu'elle proférait, car elle n'était pas une mauvaise femme, et tout son mal naissait de ce torrent de désirs, de fantasmes et de regrets pour une vie à laquelle elle n'était pas destinée, et une jeunesse qui, désormais, s'en était allée.
Elle avait honte de ses pensées, car au fond, elle qui critiquait tant, qu'avait-elle accompli d'inconfortable et de courageux ? Certes, elle avait de grandes idées, dommage que sa bravoure se limitât au domaine de l'imagination.
Tous ces aïeux étaient la perfection même, en deux cents ans, pas un pour s'entêter à vouloir exercer une profession réprouvée par les siens, pas un d'assez mal à l'aise dans ce monde pour se suicider, pas un qui fût devenu fou, ou bien, parmi les parents les plus proches, ceux sur lesquels on pouvait se renseigner, pas un qui souffrît même de simples insomnies.
Dans le palais de ses amies, l'un des plus beaux d'Andria, sur la place de la mairie, en compagnie des sœurs penchées sur leurs ouvrages de dames, elle pouvait enfin jouir d'un peu de tranquillité. Hors du monde. C'est cela qu'elle appréciait.
D'ailleurs, les êtres humains ne pourraient pas vivre s'ils devaient endurer les souffrances de tous les autres, et ceux qui souffraient là-dehors n'étaient qu'une masse anonyme. Elles ne connaissaient aucune vendeuse de chicorée et de petits paquets de grenouilles, ni un seul esclave journalier de la place Catúma, elles n'avaient jamais vu un enfant pleurer de faim, ni rencontré un soldat en déroute, ou un juif espérant embarquer du port de Brindisi pour la Terre promise.
Lorsqu'elle t'irait à boulets rouges sur tout le monde et affirmait que son pape idéal serait celui qui excommunier ait et considérerait comme hérétique quiconque ne refuserait pas de devenir soldat,les Porto auraient voulu barricader portes et fenêtres.
Dans son milieu, tout le monde avait été fasciste, sauf son pauvre frère fou, puis soudain antifasciste, parce que Mussolini était tombé, et certes pas pour avoir changé d'opinion.