Et moi j'écris des histoires, parce que quand le monde ne me plait pas , je me transporte dans le mien et je suis bien.
L'histoire dit que nous les sardes on n'est pas des marins, qu'on s'est retirés à l'intérieur des terres par peur des Sarrasins, alors qu'on aurait pu construire une flotte et les affronter au lieu de se sauver dans les montagnes.
Il suffit de regarder ma mère. Mon grand-père a beau avoir été un vrai homme de mer, elle ne va que là où elle a pied et patauge de manière pathétique sans avancer d'un pouce.
...elle qui était comme le portemanteau de ses vêtements tellement elle aurait voulu à ce moment-là ne pas exister comme personne.
Papa dit que nous avons une fausse idée de la stabilité. Que la stabilité pour nous c'est rester sans bouger. Alors qu'être stable c'est être stable dans le mouvement.
Mon coeur hésite, découragé, et je m'étonne chaque jour d'être celle qu'on aime.
J'aime bien la façon dont, à l'automne ou au printemps, le soleil éclaire la collection de cartes postales de maman. J'aime sa lumière sur les vagues écumantes, ou le sable blanc, ou l'azur de la carte qui brille.
Il y a des gens qui croient que s'ils allaient au Cap Horn et qu'ils s'asseyaient au bout des rochers et qu'ils voyaient les deux océans qui s'affrontent, leur vie serait complètement changée. Moi je crois que tout est pareil partout.
Je fais que j'essaie de me glisser entre les plis accueillants de sa voix. Je trouve un passage et j'entre.
La famille Sevilla-Mendoza
En réalité, nous ne sommes pas la famille Sevilla-Mendoza. Nous sommes sardes, j’en suis sûre, depuis le Paléolithique supérieur.
C’est mon père qui nous appelle comme ça, ce sont les deux noms de famille les plus courants là-bas. Il a beaucoup voyagé, et l’Amérique c’est son mythe, mais pas celle du Nord, riche et prospère, celle du Sud, pauvre et déshéritée. Quand il était jeune, il disait qu’il y retournerait, seul ou avec la femme qu’il épouserait, qui partagerait son idéal et l’aventure de vouloir sauver le monde.
Il n’a jamais demandé à maman de partir là-bas avec lui. Partout où il fallait aider, il y est allé. Mais jamais avec elle, elle a bien trop peur des dangers et elle est toujours à bout de forces. Chez nous, chacun court après quelque chose : maman la beauté, papa l’Amérique du Sud, mon frère la perfection, ma tante un fiancé.
Et moi j’écris des histoires, parce que quand le monde ne me plaît pas, je me transporte dans le mien et je suis bien.
Dans ce monde-ci, il y a plein de choses qui ne me plaisent pas. Je dirais même que je le trouve moche, et je préfère décidément le mien.
(Incipit)
Elle se lève à l’aube et va là-haut sur la terrasse avec un seau d’eau de Javel et un balai, pour nettoyer les « petits cacas » des pigeons. Mais même avec les pigeons elle est gentille. Elle les invite à ne pas venir en construisant de chaque côté une barrière de plantes épineuses rouges et blanches, exactement dans le ton des dalles du sol. Ou bien, sur les fils, elle accroche des enveloppes, qui les effraient par leur bruissement. Et toutes les autres fleurs aussi sont rouges et blanches : les jasmins, les roses, les tulipes, les freesias, les dahlias.
Quand elle étend le linge aussi, les couleurs, ça compte. Mais à mon avis ce n’est pas pour l’esthétique. Par exemple, pour notre petit linge à nous, les enfants, elle n’utilise que des pinces vertes : l’espérance. Pour ses draps, à papa et elle, les rouges : la passion. J’ai remarqué qu’elle évite toujours les jaunes, le désespoir, et elle les fait disparaître quand il y en a dans les paquets tout prêts.
Maman n’a pas seulement peur des pinces à linge jaunes, elle a peur de tout. C’est rare qu’elle regarde un film jusqu’à la fin et ne s’enfuie pas du cinéma terrorisée à la première scène un peu dure, ou simplement réaliste.