Gess était un jeune homme pâle à l'esprit précis. Il travaillait chez Amazon. Son titre ronflant - Lifetime Value Officer - dissimulait un quotidien assez répétitif de statisticien, plus précisément de data scientist voué à la gestion des "données massives". Dix heures par jour, Gess triait des chiffres afin de cartographier les pulsions consuméristes des internautes. Car les ventes de films, de musiques, de hottes aspirantes et de smartphones ne représentaient que la partie émergée de l'or amazonien. Sous terre, dans de grandes salles blanches, les serveurs brassaient des quantités phénoménales de téraoctets. Des vies entières y étaient émiettées - nom, âge, adresse, recherches, achats, renoncements et listes d'envie, mais aussi prix au mètre carré de l'habitat principal, fréquence et durée des connexions, type et prix du matériel utilisé et de l'abonnement au réseau, rapidité de frappe et nombre de fautes d'orthographe. Elles étaient ensuite compactées et vendues, comme des lingots, à des brokers en données personnelles. Ceux-ci les recoupaient avec d'autres données - celles des banques, assureurs, cartes de fidélité, médecins, écoles, messageries et loueurs de voitures, sans oublier le fisc, la domotique et la géolocalisation. Puis ils spéculaient sur cette étrange poudre numérique, qui connaissait ses bulles et ses krachs au même titre que le nickel, le pétrole, le Dow Jones et le droit à polluer. (Catherine Dufour)
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