«
le Tilleul » de
César Aira, traduit par
Christilla Vasserot (2021,
Christian Bourgois, 120 p.), comme beaucoup de livres de
César Aira, ce court roman nous transporte là où ne s'y attend pas, en l'occurrence à Coronel Pringles où l'auteur est né en 1949. C'est une petite ville d'une trentaine de milliers d'habitants située à 500 km au SW de Buenos Aires. Son caractère rural fait qu'elle est connue comme étant l'épicentre du grenier du monde. En grande partie auto-biographique, ce n'est cependant pas, comme souvent chez cet auteur, une véritable biographie. Non pas que ce qu'il écrit soit inventé ou fantasmé, mais cela peut déraper à n'importe quel moment, vers d'autres pistes.
Il suit en cela les biographies qu'il a faites, en particulier celle de
Edward Lear «
Edward Lear » (2004, Beatriz Viterbo Editora, 128 p.) dans laquelle il rassemble le travail et les mystères de la vie du célèbre auteur du non-sens. C'est, et ce n'est pas, à la fois une description, ou monographie, mais aussi une rêverie d'écrivain. « Moins qu'un essai, beaucoup moins qu'une monographie, c'est une description, un aide-mémoire ; une tentative de comprendre ; aussi rêverie d'écrivain, et fantasme identitaire. Chaque auteur lu et relu avec sympathie engendre un de ces « livres » personnels, qui ne sont presque jamais écrits ». Cela résume en fait l'oeuvre de
César Aira qui devient comme il l'écrit : un « fantasme identitaire ». le livre part alors entre biographie et fantasme. « Chaque auteur lu et relu avec sympathie crée un de ces « livres » personnels, qui ne sont presque jamais écrits. En le faisant concrètement, il s'agit d'organiser la dispersion des pensées que provoque la lecture ; mais le faire redevient « écriture », et alors la dispersion originelle, celle qui va d'un livre à ses lecteurs, se reproduit dans de nouvelles constellations ».
Un bon exemple est donné dans cet ouvrage sur les célèbres « Limerick » de
Edward Lear, poèmes de cinq vers avec une rime « aabba », dans lesquels le cinquième vers reprend le premier. Par exemple, ce Limerick de Lear « There was an Old Man of Kilkenny / Who never had more than a penny; / He spent all that money / In onions and honey / That wayward Old Man of Kilkenny » dans lequel on peut voir ce vieil irlandais de Kilkenny qui gaspille son peu d'argent entre oignon et miel, et donc qui restera pauvre. Mais Aira y voit une méditation sur « concentration et dispersion », c'est-à-dire les problèmes de famine en Irlande, ce qui fait du vieillard un rebelle d'où une réinterprétation de l'« Odyssée ». On part d'une formule simple, qu'elle soit de Lear ou de Aira. le résultat, reprenant le premier vers, n'a presque plus rien à voir. Mais c'est là où le non-sens devient sens vrai. Evidemment, il faut lire, avoir lu, et même lire entre les lignes.
Pour en revenir à «
le Tilleul », je préfère décourager tout de suite ceux ou celles qui vont acheter le livre (et même le lire), puis grogner car n'ayant pas trouver la recette idéale de la tisane qui aide à bien dormir. Et pourtant c'est écrit en toutes lettres, à propos du « Tilleul Monstre » qui poussait « sur la Place de Pringles, en plus des dix mil
le tilleuls de ce genre, normaux, il y en avait un qui, par un étrange caprice de la Nature, était devenu énorme, vénérable avec son tronc tordu, son feuillage impénétrable ». Et surtout c'est le seul qui avait raison des insomnies du père du narrateur, de par ses propriétés sédatives. Il doit s'agit de la Plaza Juan Pascual Pringles, à l'intersection de l'Avenida 25 de Mayo et de l'Avenida
Juan Garcia de la Calle, là où a été édifié en 2012 la Municipalidad (Mairie) énorme bâtiment blanc, presque de style quasi stalinien qui trône avec sa grande horloge. Comme beaucoup de villes récentes en Argentine, toutes les rues sont perpendiculaires, et on désigne souvent une adresse par le nom de l'intersection.
Bref, César y est né quand la ville était encore à taille humaine, et que son père, électricien chargé des lampadaires de la ville parcourait cette dernière avec sa bicyclette et une échelle de quatre mètres. A l'époque, il était considéré comme un presque notable de la ville, de par sa profession, stable et municipale, probablement liée aux sympathies péronistes que délivrait la « Centrale Electrique » de la ville. « Mon père fut un farouche peroniste de la première heure, je suppose, un fondateur »
A vrai dire, en ces années 50, donc après la Révolution de 1943 qui avait mis un terme à la « Décennie Infâme » de la dictature des militaires, tout le monde était plus ou moins peroniste, du nom de Juan Domingo Peron, et de son parti populiste, le « Parti Justicialiste ». Même renversé par la « Révolution Libératrice » de 1955 et à la dictature militaire qui revient, le mouvement peroniste reste au pouvoir avec Eva (Evita) Peron, Carlos Menem, Eduardo Duhalde et Nestor, puis Cristina Kirchner. Durant cette période, la situation économique ne cesse de se dégrader. Cela se termine avec les manifestations autour de la « Casa Rosada » de Buenos Aires, siège du gouvernement avec les « Cacerolazos », manifestations de rue durant lesquelles les manifestants frappent des casseroles et des poêles avec des louches.
Le peronisme marque cependant tous les argentins, ne serait ce que par les séries de timbres émises à leurs effigies. Dont la série d'Eva. Peron de 1952, que les deux voisines de soeurs collectionnent. Séries où Eva « apparait de profil et de face, une série difficile à compléter en raison des nombreuses variantes : quarante timbres basiques, mais chacun décllné sur papier national et sur papier d'importation, et pour chacun impression offset ou en héliogravure et sans inscription (c'est-à-dire avec ou sans les mots
EVA PERON) des paires avec leur dentelure intacte, des doubles impressions, et sur celui de cinquante centimes marron une erreur très rare : l'impression côté colle ». Tout cela coté au catalogue Yvert et Tellier. Dire qu'actuellement aucun de ces timbres ne côte plus de 1.00 euro. C'est là que l'on constate que peu survit aux régimes, mêmes populistes.
Mais à l'époque, « de là même où le peronisme était venu, de la même hauteur est venu l'antiperonisme. Et c'est justement l'illusion d'avoir été maître de son destin qui, en s'évanouissant, engendra la désillusion, et la honte d'avoir été si naïf ». Quoiqu'il en soir cette période se marque, du moins dans l'entourage de
Cesar Aira, « par une grande majorité des familles avec un fils unique, et quelques-unes de-ci, de-là avec trois filles. Il n'y a pas eu d'exemples de panachage ». Son père qui était « un catholique militant ; bien plus que cela : un fanatique » va alors changer. Il va devenir peroniste. Puis, « Après la chute du peronisme et la rechute de ma famille, en même temps que d'autres, dans la fatalité de son destin ».
C'est à ce moment que le jeune Cesar se pose des questions. « Et qu'arrive t'il si, une fois en quatrième, à cent quatre-vingt kilomètres heure, on passe la marche arrière ? ». On retrouve d'ailleurs plusieurs fois cette image « Comme ces mécanismes d'entraînement à pignon fixe qui ne peuvent tout simplement pas agir à rebours
Sa mère est plus effacée. Elle « devait avoir compris que si elle parlait, son mari se taisait. C'était valable pour la politique comme pour n'importe quel autre sujet. »
C'est donc à cette époque lointaine que remontent les souvenirs de
Cesar Aira. Avec la lecture de «
Sambo le petit Noir ». Ce petit livre a par ailleurs toute une histoire. Ecrit en 1899 par
Helen Bannerman, il est très vite interdit aux Etats Unis pour racisme notoire. Traduit et ré-illustré par
Gustaf Tenggren, il est ré-édité à des millions d'exemplaires (http://materalbum.free.fr/sambo album/touteslespages.html) le racisme a disparu, de même que le dessin de l'enfant nu ne choque plus les sensibilités émues. Je me souviens d'avoir lu ce livre, à peu près à la même époque (1958, Editions des
Deux Coqs d'Or, 20 p.) et avoir retenu ces scènes qui l'ont fait interdire. C'est un petit garçon indien noir, comme il y en a beaucoup dans le sud du sous-continent, à qui sa mère vient de confectionner veste et short, plus une ombrelle. En promenade, il rencontre quatre tigres, qui en échange de ne pas le dévorer lui prennent ses habits un par un. Cela se produit quatre fois, et le petit garçon se retrouve tout nu, perché sur un arbre. Autour les tigres se battent et tournent autour du refuge de Sambo. Ils tournent tant et si vite, qu'ils se transforment en une couche de graisse qui sera utilise plus tard pour faire des crêpes. Voir du racisme dans le texte et l'image me surprend, mais ce qui me surprend plus, c'est que je me sois, moi aussi, souvenu de ce livre presque trois quart de siècle après.
César Aira raconte donc une partie de son enfance jusqu'à son adolescence, et ceci à travers de pseudo autobiographies, dans une petite ville, gros bourg « où il ne se passait jamais rien ». L'érection d'une simple statue, en l'occurrence le « Monolithe » au « carrefour de l'Avenida 25 de Mayo et de l'Avenida 23 » devient un évènement. « La nouveauté d'un jour se payait avec toute une vie de désoeuvrement ». C'est en fait une belle illustration de la vie quotidienne des argentins dans une petite ville dans la seconde moitié du siècle précédent.